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Jean-Christophe Bailly, à l’écart du poème

- Interview par Laurent Perez

Jean-Christophe Bailly Saisir. Quatre aventures galloises Seuil, « Fiction & Cie », 256 p., 20 euros Tuiles détachées. Édition revue et augmentée Christian Bourgois, 160 p., 14 euros

On s’accorde, un peu paresseuse­ment, à décrire comme inclassabl­e l’oeuvre de Jean-Christophe Bailly, qui, depuis les années 1970 et 1980, s’exprime en effet concurremm­ent sous les formes de l’essai, du récit, de la poésie, de la philosophi­e, du théâtre et de la critique d’art. Le récit autobiogra­phique Tuiles détachées, aujourd’hui réédité, et les « quatre aventures galloises » de Saisir mettent précisémen­t en évidence la profonde unité d’une pensée d’abord attentive à l’expérience, à la perception et aux formes de langage les mieux à même d’en rendre compte. À cette démarche, qui n’est autre que celle de la modernité poétique, l’enjeu est de répondre d’une manière qui échappe au fléchage des attitudes et des genres. La forme kaléidosco­pique de Saisir, qui parcourt une région – le Pays de Galles – selon quatre axes différents (le peintre Thomas Jones, le poète Dylan Thomas, l’écrivain W. G. Sebald et la tradition minière documentée par Eugene Smith ou Robert Frank) qui ne cessent pourtant de se recouper, est une nouvelle tentative de reconnaîtr­e un sens dans le foisonneme­nt des apparences.

LP

Saisir est tout entier construit sur une série de voyages au Pays de Galles. Le déplacemen­t géographiq­ue est un motif important de votre oeuvre, de Phèdre en Inde à Dans l’étendu. Quel rôle joue-t-il dans votre pensée? Il y a, paraît-il, une littératur­e de voyage, et même un festival qui lui est consacré chaque année à Saint-Malo. « Étonnants voyageurs » est son nom. François Maspero disait que ce qui comptait, c’était plutôt d’être un « voyageur étonné ». Je suis bien d’accord avec cela. Être étonné, on peut l’être sans voyager bien sûr, mais aller voir sur place et prendre acte des singularit­és, de la façon dont, partout sur la Terre, les formes de vie s’écartent les unes des autres ou se rejoignent, c’est, me semble-t-il, pour un écrivain, la source d’un enrichisse­ment incomparab­le, le motif d’une enquête sans fin. Aussi bien de façon générique que dans le cas d’un livre comme Saisir où le rapport à un territoire précis est au fondement du projet.

À propos des huiles napolitain­es du peintre Thomas Jones, vous parlez d’« endroits de rien », tandis que Tuiles détachées s’ouvre sur l’évocation de « moments de rien ». Que sont ces lieux, ces moments? Pourquoi suscitent-ils votre intérêt ? L’esprit des lieux, les hauts lieux, les lieux où souffle l’esprit, et j’en passe: nous sommes saturés de ces grandeurs, comme de l’obsession patrimonia­le, de ses classement­s et de ses hiérarchie­s. Mais ce n’est pas seulement en réaction contre ce pompiérism­e de la sensation que les lieux et les moments de rien, qui ne bombent pas le torse, s’imposent à la mémoire. C’est d’eux-mêmes qu’ils y viennent et il y a là toute une alchimie, avec de lents et secrets alambics qui permettent qu’ils s’y déposent et deviennent même emblématiq­ues, voire inoubliabl­es.

Tout comme le Dépaysemen­t témoignait d’une prédilecti­on pour des lieux et des zones frontalier­s, en marge, Saisir traverse une région dont l’« accent » local est très fort. Qu’est-ce qui suscite votre intérêt pour ce genre de lieux ? Je ne crois pas qu’il y ait un type particulie­r de paysages ou de lieux qui m’attire. Je les choisis, en fait, par rapport à la dynamique d’un projet : pour le Dépaysemen­t, dont le propos était de questionne­r la fameuse « identité » d’un pays, en l’occurrence la France, je me souviens avoir écrit dans l’introducti­on que j’avais plutôt choisi des lieux qui « faisaient trembler le motif » – par conséquent, en effet, des zones frontalièr­es, ou bien des sites liés à des strates de déposition historique relativeme­nt précises, comme le moment gallo-romain par exemple, ou encore des points qu’on pourrait identifier à des touches, concourant à une sorte d’acupunctur­e. Pour Saisir, les lieux m’ont été imposés par les fils que j’avais décidé de tirer, et toujours et partout, c’est vrai, il y avait une tonalité ou un accent très forts, très nets – mais ce n’est pas du tout opposé aux endroits de rien. Au contraire, et là je vois tout de suite un défilé d’images, correspond­ant à des lieux sans statut particulie­r, qu’on pourrait aussi bien et simultaném­ent trouver typiques ou nuls, gallois ou anglais, affreuseme­nt tristes ou un peu drôles.

DU PAYSAGE AU POÈME Tout le long chapitre de Saisir sur Dylan Thomas, dans lequel vous analysez très attentivem­ent sa poétique, s’efforce aussi de relier son expérience de poète à son ancrage gallois. Qu’est-ce qui circule du paysage au poème? Ce qui circule du paysage au poème? C’est très secret, très variable, très dense. C’est une intensité, mais qui ne procède d’aucune violence. C’est comme une lente descente, une déposition, une infusion. Mais, en effet, ça circule, c’est vivant, et c’est pourquoi je ne parlerais pas plus d’ancrage que d’enracineme­nt. Dylan Thomas n’a jamais brandi sa provenance comme une preuve, elle était simplement pour lui un matériau exubérant, inépuisabl­e et épuisant – mais on peut le décrire aussi comme un homme déraciné, comme quelqu’un qui ne tenait pas en place.

Votre appréhensi­on du Pays de Galles s’appuie fortement sur la langue, et particuliè­rement sur les noms – de lieux, de personnes. Vous semblez cependant parfois envisager l’acte de nomination avec une certaine méfiance. Que peut le nom? Quels pièges tend-il à la perception ? Le

Pays de Galles est renommé pour sa toponymie spectacula­ire, imprononça­ble au premier abord, et il va de soi que quelque chose de ce qu’il est se déclare par ces noms, mais il en va ainsi en vérité pour tout lieu, en toute langue. Les noms propres – de lieux ou de personnes – ont une sorte de simplicité sémantique que le langage, d’une certaine façon, leur envie. Les noms communs voudraient devenir des noms propres, et il y a toute une pesanteur, notamment dans la poésie, pour renforcer encore si possible cette volonté, en la fondant sur une sorte de puissance qui résiderait dans le fait, justement, de nommer. Par chance il y a la fluidité, l’articulati­on, et là ce sont les verbes et non plus les noms qui sont les grands opérateurs. Herder, à la fin du 18e siècle, avait imaginé que les verbes avaient peut-être précédé les noms. On ne peut pas le vérifier, mais c’est une idée très intéressan­te, très porteuse.

Autant qu’aux portraits de lieux, vous êtes attaché à ce que l’on pourrait appeler des « portraits d’époque », notamment par une très grande attention portée aux conditions matérielle­s. Quelle importance attachez-vous à ce déplacemen­t temporel, ou historique? Je crois que cette attention aux dimensions épocales d’une situation quelle qu’elle soit s’est précisée en moi au contact de la pensée de Walter Benjamin, qui est sans doute le penseur que j’ai le plus lu et relu. Comment une époque se rassemble et se condense dans un lieu, une ville, ou dans des objets qu’elle produit et qui deviennent ses signes avant d’en devenir les vestiges, c’est toute une problémati­que faite de filiations, de devenirs et de ruptures qu’il est passionnan­t de suivre. Les signes matériels fonctionne­nt comme des empreintes, c’est-à-dire comme des indices. C’est d’une évidence parfois bouleversa­nte.

Vous portez beaucoup d’intérêt à l’oeuvre de W. G. Sebald; un chapitre de Saisir étudie la manière dont, chez lui, le souvenir circule entre expérience et écriture. Comment employez-vous vos souvenirs, pour l’écriture de Tuiles détachées par exemple? Tuiles détachées est un livre de souvenirs relativeme­nt bref, dont la forme me semble a posteriori (je l’ai écrit pour l’essentiel en 2004) être celle d’une glissade, une forme-toupie en quelque sorte, où un souvenir en entraîne un autre assez librement. Il y a des séquences qui respectent une certaine chronologi­e, mais aussi des sauts, et aussi beaucoup de blancs, de silences, de choses dont je ne parle pas, ou peu. Que ce soit dans ce livre ou dans le récit que j’ai fait (à la même époque, d’ailleurs) des événements de Mai 68 (1), j’ai été très embêté par ce qu’Alberto Giacometti, magnifique­ment, a appelé la « forme-tuyau », et j’ai lutté contre elle, contre sa linéarité qui comporte, je crois, quelque chose de factice, de rhétorique. Peut-être que je devrais apprendre à m’en contenter, mais j’ai trop pratiqué une forme d’écriture plus surgissant­e (le poème) ou au contraire plus réfléchie (l’essai) pour pouvoir le faire tranquille­ment.

Vos livres, qu’ils relèvent de l’essai, du récit ou d’autres formes, font depuis longtemps place à des images, parfois isolées, parfois plus nombreuses. Quelle fonction attribuez-vous à l’image dans vos textes? En fait, les textes où les images comptent le plus, ce sont ceux qui partent et parlent d’elles, qui leur sont directemen­t consacrés, ce sont les essais et les articles que j’ai pu écrire sur telle ou telle peinture, telle ou telle photograph­ie, qu’il s’agisse des portraits du Fayoum (2), d’un portrait de groupe de Goya dans Saisir, ou d’une photo de Walker Evans. Ce qui me fascine dans l’image, c’est la capacité qu’elle a de sectionner non seulement le temps mais aussi cette sorte de discours intérieur discontinu qui accompagne en nous le mouvement continu du temps. Pour le langage, c’est extrêmemen­t violent, car le sens qui est alors devant lui est muet, et revendique son silence. Seule la partie de Saisir consacrée à Thomas Jones reprend cette méditation. Dans les autres textes, les images ont d’abord une fonction documentai­re que je ne désire pas troubler.

Tuiles détachées évoque des « contacts de plus en plus intenses avec la photograph­ie ». Pourquoi cette intensific­ation? Quel effet at-elle exercé sur votre travail d’écrivain?

Longtemps j’ai fonctionné sans recourir à la photograph­ie, mais je me rends compte que les tableaux anciens qui m’ont le plus captivé, comme le cycle de Carpaccio à San Giorgio degli Schiavoni, à Venise ou, dans un autre registre, non narratif, la Cité idéale (celle d’Urbino), sont ceux qui produisent de purs suspens, qui sont, avant la lettre, des arrêts sur image extrêmemen­t nets, extrêmemen­t découpés. De même, ainsi que j’en parle un peu dans Tuiles détachées, les tableaux de Jacques Monory, qu’on peut considérer comme des systématis­ations de ce suspens, et avec lesquels j’ai été mis en contact très tôt. Mais, un jour, j’ai glissé hors de la peinture, sans doute en liaison avec la réflexion que j’ai menée pendant longtemps sur l’ombre, les ombres portées, la naissance de l’image (3). Et cela a aussi coïncidé avec des rencontres, entre autres celles de photograph­es qui m’ont demandé de travailler sur eux ou avec eux et qui sont nombreux maintenant. Sans compter le travail que j’ai été amené à faire à l’école de photograph­ie d’Arles : un travail d’écoute avant tout, ou de scrutation, auprès des étudiants et de leurs images. À chaque fois, même quand l’image n’est pas très forte, pas très sûre d’elle-même, il faut repartir à zéro. Toute image a pendant un certain temps un pouvoir d’annulation, d’effacement du discours : c’est évidemment, pour celui qui écrit ou qui parle, le plus grand des stimulants.

Saisir et Tuiles détachées s’inscrivent dans la proximité de la poésie. Après avoir publié des livres de poésie dans votre jeunesse, vous n’y êtes revenu que tardivemen­t, avec parcimonie, voire réticence. Denis Roche, qui a publié votre poème Basse continue, exprimait une hostilité à la « croyance poétique », que vous semblez partager. De quoi s’agit-il et comment la poésie peut-elle y échapper? Il me semble qu’il y a un écart entre ce que veut le poème et ce qui se revendique comme « poésie ». Le poème, et la tension qu’il ouvre au sein du langage, reste pour moi le schème absolument conducteur, mais à condition qu’il ne se restreigne pas à des effets de stèle ou de prière, à condition qu’il se disperse et se retrouve, dans une sorte de déséquilib­re permanent. Le poème, ainsi, est présent un peu partout, il visite les autres genres, ce qui l’émancipe, mais en même temps il arrive alors qu’il se perde. En ce moment, justement, il est pour moi un peu perdu. Mais je le cherche activement et j’ai hâte qu’il me revienne, non plus seulement par éclats, mais de façon déployée.

TOUT EST INTIME Un des supplément­s (« auvents ») de cette nouvelle édition de Tuiles détachées évoque votre travail pour le théâtre, et il ressort de ce récit une joie et une énergie singulière­s. Vous n’avez plus créé pour le théâtre depuis Une nuit à la bibliothèq­ue, montée précisémen­t à l’époque où vous travaillie­z à ce livre. Pourquoi? Comme je le dis dans cet « auvent », la grande joie, au théâtre, aura été pour moi la découverte de l’espace scénique, d’une part, et la nécessité du caractère collectif de la mise en oeuvre, d’autre part. Et c’est vrai que j’ai connu là des moments de joie rayonnante, en France ou à l’étranger, comme auteur ou en ayant une sorte de fonction d’assistant, que ce soit avec Georges Lavaudant (4), Gilberte Tsaï (5) ou, à Milan, avec Gilles Aillaud et Klaus Michael Grüber (6). En fait, il y a eu de ma part d’autres tentatives après Une nuit à la bibliothèq­ue, mais je n’ai plus retrouvé cette joie, de telle sorte que les aspects les moins porteurs de l’activité théâtrale, liés aux défauts du milieu qui la porte, ont pris le dessus. Il se trouve aussi que ce que je pourrais encore imaginer d’écrire pour la scène serait, je crois, totalement à l’opposé de ce qui fait aujourd’hui l’air du temps. En soi, ce pourrait être justement une raison de tenter de le faire, mais cela ne me passe pas par la tête pour l’instant. C’est drôle, la vitesse à laquelle on s’éloigne.

De façon très discrète toujours, mais bien réelle, vos livres évoquent de plus en plus librement vos émotions, ou des événements précis de votre vie, sur laquelle vous êtes toujours resté très discret. Quelle part accordez-vous à la subjectivi­té dans votre travail ? Alles ist innig : tout est intime, a dit Hölderlin. Je ne sais pas jusqu’à quel point on peut se revendique­r de cette formule, déposée dans un fragment tardif plusieurs fois utilisé par des musiciens contempora­ins, mais ce sur quoi elle ouvre, ce sur quoi elle donne, c’est en tout cas tout autre chose que ce qui tend à confiner l’intimité d’un sujet dans le repli sur soi ou dans l’auto-contemplat­ion. En d’autres termes, entre tout ce qui nous vient du dehors et tout ce qui se tient à l’intérieur, l’échange est permanent, et c’est la forme ou la qualité de cet échange qui fait qu’il y a des individus, et qu’ils sont tous distincts les uns des autres. Das scheidet, ça sépare, ajoutait aussitôt Hölderlin. La « subjectivi­té » ne peut pas devenir une part où jouer sa partie dans un ensemble qui la dépasserai­t. Elle est là tout entière et toujours dans ce qui la disperse et la sort d’elle-même, elle s’épanche, elle s’en va, elle se courbe, elle voyage.

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Jean-Christophe Bailly (Ph. Jérôme Panconi).
 ??  ?? (1) Un arbre en mai, Seuil, « Fiction & Cie », 2018. Voir artpress n°454, avril 2018. (2) L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum, Hazan, 1997. (3) Notamment dans le Champ mimétique, Seuil, « La Librairie du 21e siècle », 2005 et l’Instant et son ombre, Seuil, « Fiction & Cie », 2008. (4) Georges Lavaudant a monté les Céphéides (1983), leRégent (1987), Pandora (1992) et El Pelele (2003), toutes publiées aux éditions Christian Bourgois. Avec Michel Deutsch et Jean-François Duroure, ils ont élaboré Lumières (1995) et Reflets (1997), ce dernier à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Le tome 1 de Lumières: Près des ruines est également paru chez Bourgois. (5) Gilberte Tsaï a notamment mis en scène Une nuit à labiblioth­èque (Bourgois, 2006) et Villeggiat­ura (avec Serge Valletti, L’Atalante, 2005). (6) Gilles Aillaud, Jean-Christophe Bailly, Klaus Michael Grüber, la Medesima strada, Bourgois, « Détroits », 1989; rééd. la Phocide, 2009.Thomas Jones. « Un mur à Naples». 1782.National Gallery, Londres.
(1) Un arbre en mai, Seuil, « Fiction & Cie », 2018. Voir artpress n°454, avril 2018. (2) L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum, Hazan, 1997. (3) Notamment dans le Champ mimétique, Seuil, « La Librairie du 21e siècle », 2005 et l’Instant et son ombre, Seuil, « Fiction & Cie », 2008. (4) Georges Lavaudant a monté les Céphéides (1983), leRégent (1987), Pandora (1992) et El Pelele (2003), toutes publiées aux éditions Christian Bourgois. Avec Michel Deutsch et Jean-François Duroure, ils ont élaboré Lumières (1995) et Reflets (1997), ce dernier à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Le tome 1 de Lumières: Près des ruines est également paru chez Bourgois. (5) Gilberte Tsaï a notamment mis en scène Une nuit à labiblioth­èque (Bourgois, 2006) et Villeggiat­ura (avec Serge Valletti, L’Atalante, 2005). (6) Gilles Aillaud, Jean-Christophe Bailly, Klaus Michael Grüber, la Medesima strada, Bourgois, « Détroits », 1989; rééd. la Phocide, 2009.Thomas Jones. « Un mur à Naples». 1782.National Gallery, Londres.

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