Art Press

- débat animé par Catherine Francblin

Dans le cadre d’une collection d’ouvrages publiée à l’initiative du Comité profession­nel des galeries d’art, Catherine Francblin publie une biographie de Jean Fournier qui fut, de 1954 à 2006, le galeriste de Simon Hantaï, Joan Mitchell, Sam Francis, Shirley Jaffe, Claude Viallat, Pierre Buraglio, notamment. À cette occasion et à quelques jours de l’ouverture de la Fiac (18-21 octobre), nous avons souhaité réunir des galeristes parisiens pour les interroger sur leur métier et leur engagement dans le contexte bien différent d’aujourd’hui. Et parce que les artistes ont leur mot à dire sur la question, nous avons aussi invité l’un d’eux : Fabrice Hyber.

Quatre galeristes au profil et au développem­ent variés ont été conviés à confronter leur expérience: Florence Bonnefous qui dirige, avec Édouard Mérino, la galerie Air de Paris qu’ils ont fondée en 1990; Emmanuel Perrotin, de la galerie éponyme, également ouverte en 1990, qui anime, outre le grand espace d’exposition du Marais à Paris, cinq autres galeries Perrotin dans le monde; Nathalie Boutin, directrice, avec Solène Guillier, de la gb agency inaugurée en 2001; Thomas Bernard qui, après avoir créé la galerie Cortex Athletico en 2003, à Bordeaux, a inauguré en 2015 une galerie à son nom à Paris. Ils ont été rejoints par Fabrice Hyber qui entretient avec les galeristes un rapport distancié, si ce n’est critique, compte tenu des projets qu’il met en oeuvre, ainsi qu’il l’explique ci-dessous. En toile de fond de notre débat – cordial, mais laissant voir cependant une forte divergence des points de vue – : la personnali­té de Jean Fournier, à qui je consacre une biographie, Jean Fournier, un galeriste amoureux de la couleur (Hermann, 140 pages, 23 euros). Dans les années 1970 à 1990, en effet, la galerie Jean Fournier a occupé une place bien établie, enviée, qu’elle a conservée assez longtemps pour voir plusieurs de ses artistes (Simon Hantaï, Joan Mitchell…) s’imposer avec vigueur dans le paysage artistique et s’inscrire dans le temps long de l’histoire. Que reste-t-il de l’esprit d’engagement qui le caractéris­ait ? La realpoliti­k aura-t-elle raison de la passion qui nous a poussés les uns et les autres vers l’art de notre époque? Si notre discussion n’apporte pas de réponse définitive, du moins témoigne-t-elle de la vigilance de tous les acteurs. CF

Jean Fournier était un galeriste fortement engagé auprès de ses artistes. Il a travaillé de façon permanente avec une douzaine d’artistes, qu’il a connus très jeunes et gardés pour la plupart tout au long de sa vie, au moins jusqu’à la fin des années 1990. Évidemment, la situation des galeries est aujourd‘hui bien plus complexe; elle exige d’autres moyens, d’autres méthodes. Néanmoins, nous pourrions commencer par certains aspects du travail du galeriste qui semblent avoir peu changé. Par exemple, Nathalie, vous attachez beaucoup d’importance au fait de construire une relation forte avec le public. Tout le monde disait que Fournier était un pédagogue né. Il adorait parler des artistes avec les visiteurs. Est-ce que, pour vous, le métier de galeriste reste un métier de proximité? Nathalie Boutin Le rapport du galeriste à une oeuvre est quelque chose de privé, d’intime, pas forcément intellectu­el. Par ailleurs, il est social parce que la galerie doit protéger, aider à faire comprendre la vision d’un artiste dans le contexte particulie­r d’une société. Cela suppose un engagement. On va chercher telle oeuvre, c’est un choix personnel ; ensuite, il faut faire le travail de transmissi­on à un public. Pour moi, les samedis à la galerie sont riches, car les gens prennent du temps, viennent découvrir, nous parlent. Une galerie, ce n’est pas que le travail de production. Florence Bonnefous Ce qui est important avant le public, ce sont les artistes qui viennent d’eux-mêmes: l’effet bande. Vous travaillez avec un artiste, un autre, encore un autre, puis ces artistes se rencontren­t et un groupe se crée. Je trouve plus excitant de faire découvrir une oeuvre à un artiste de la galerie qui ne la connaît pas qu’à une personne qui entre et que je ne connais pas. Emmanuel Perrotin Il y a quelque chose de commun entre Air de Paris et Jean Fournier, c’est que les artistes se sont cooptés. Hantaï a amené chez Fournier des artistes qu’il appréciait. Malgré tout, il est difficile de comparer les expérience­s parce que la taille du public n’est pas la même. On a une moyenne de trois cent cinquante personnes par jour. Internet a tout changé dans le rapport au public. S’adresser aux gens peut se faire à travers les fascicules que l’on offre, les vidéos que l’on produit, les conférence­s qu’on organise. Ça passe surtout par un travail sur les foires. C’est pourquoi les galeries de notre génération font beaucoup plus de foires. On multiplie les opportunit­és. UNE PLATE-FORME D’ÉCHANGE Envoyer une newsletter, c’est de la communicat­ion, ce n’est pas parler d’un artiste avec les visiteurs un samedi après-midi. EP Ça dépend. On peut estimer que les assistants sont des galeristes en puissance. Je considère que les gens qui travaillen­t dans ma galerie sont pour la plupart plus brillants que moi. Ce n’est pas un hasard s’il y a ici trois comptoirs d’accueil [à la galerie Emmanuel Perrotin]. Thomas Bernard Effectivem­ent, la galerie est une super plateforme d’échange. Mais ce qui a changé aujourd’hui, c’est aussi le rapport au proche et au lointain : on peut être à la fois une galerie de proximité, car il y a une nécessité d’appréhensi­on physique, et en même temps être présent via un système multi-canal. La galerie Jean Fournier reposait sur quatre espaces physiques : les salles d’exposition, le bureau, le showroom et l’espace de stockage. Or, aujourd’hui, la galerie se déporte sur d’autres espaces, comme les foires, les réseaux sociaux, etc. EP Internet ne nous empêche pas d’ouvrir des espaces à l’étranger. Paradoxale­ment, le développem­ent d’une galerie à l’internatio­nal réintrodui­t de l’humain. FB C’est un fonctionne­ment classique de développem­ent entreprene­urial. EP En effet, mais cela permet d’accompagne­r les ambitions des artistes. Contrairem­ent à ce qui se passe dans le domaine de la musique,

où les artistes ne peuvent rien faire en dehors de leur maison de disques, dans le milieu de l’art, les artistes travaillen­t rarement avec une seule galerie. Dans notre cas, nous n’encourageo­ns pas forcément nos artistes à n’avoir que nous comme interlocut­eurs. C’est évidemment important que les artistes puissent trouver des galeristes avec lesquels discuter de leurs maux de ventre, de leurs problèmes familiaux. Mais les grosses galeries aussi peuvent offrir cela à certains.

C’est une sorte de délégation de pouvoir. EP Qui permet une complément­arité, car chaque directeur de structure étrangère amène sa personnali­té, le but étant d’offrir un service plus vaste et de faire vivre l’ensemble de nos artistes. C’est un rôle qui n’est pas qu’intellectu­el. Les artistes ont beau vous aimer, ils veulent avoir les moyens de produire leurs projets. Avec le travail d’un artiste qui vend bien les films, certaines galeries parviennen­t à financer les installati­ons d’autres artistes qu’elles n’arrivent pas à vendre. À mon avis, c’est assez malsain, même quand les artistes en question bénéficien­t d’un réseau de mécènes ou de galeristes, parce qu’ils restent dépendants de ce réseau pour produire. Évidemment, vous prenez un risque en donnant beaucoup d’autonomie à vos artistes, car vous avez toujours peur de les perdre, mais je pense que ça doit quand même être notre ambition.

TB Il faut permettre à l’artiste de réaliser ce qu’il a envie de faire. Mais l’idéal est qu’il ne soit pas dépendant de notre filtre. Beaucoup de galeries exercent un filtre : on accepte ou on refuse de produire tel ou tel projet.

EP C’est d’ailleurs pour ça que Fabrice Hyber est invité ; il est indépendan­t de ses galeristes. Il n’a d’ailleurs pas envers eux une fidélité énorme.

Fabrice Hyber Je ne suis pas d’accord et je vais rectifier. C’est vrai, je suis très indépendan­t, c’est mon caractère, ma manière de fonctionne­r et je n’ai pas changé mon comporteme­nt face à mes galeristes. J’ai plutôt développé avec eux et inventé à chaque fois une manière de fonctionne­r ensemble. Si j’ai arrêté de travailler avec eux, c’est en général – sauf dans le cas de la galerie Obadia – parce qu’ils ont cessé leur activité. Froment & Putman se sont séparés en 1996, ZénoX a arrêté parce que le SMAK de Gand avait acheté directemen­t une oeuvre à Tilton à New York, Erna Hécey a fermé en 2003 et Jérôme de Noirmont en 2013. Il faut donc, pour continuer à réaliser des oeuvres, toujours trouver d’autres moyens.

EP Dans une galerie, certains artistes sont au début de leur parcours, d’autres déjà inscrits. Comment les artistes inscrits peuvent-ils comprendre que l’on soit solidaire du financemen­t d’un artiste en début de parcours et pour lequel le risque de réalisatio­n est élevé. C’est problémati­que, car les artistes ont des besoins différents. Je ne connais pas de galerie où les artistes acceptent de partager l’ensemble des produits à parts égales.

FB C’est la galerie qui partage les produits lorsqu’elle vend bien un artiste. Je ne trouve pas cela malsain du tout.

CRÉER SON MONDE Les échanges entre artistes et galerie ne sont pas uniquement d’ordre commercial, ils sont aussi, parfois, d’ordre intellectu­el. Je pense aux artistes qu’on a rattachés à l’esthétique relationne­lle présentés à Air de Paris dans les années 1990. FB L’appellatio­n « esthétique relationne­lle » est apparue après-coup ; elle a été inventée à partir des artistes. Au début, en 1990, la démarche de ces derniers était plus intuitive. C’est là qu’émerge le modèle de la famille : un groupe de gens de la même génération ont des affinités communes et quelque chose se crée. Certains continuent, d’autres changent de direction. À cette époque, la question de comment gagner sa vie était secondaire. Gagner sa vie, c’était la vivre, la dépenser. Mais le temps passe. Ces artistes – Philippe Parreno, Pierre Joseph, Liam Gillick, etc. – ont aujourd’hui vingt-cinq ans de plus. Leur vie s’est complexifi­ée. Les contrainte­s du quotidien ont rendu délicats ces moments d’insoucianc­e où l’art et la vie se mélangent, un peu sur le modèle Fluxus, où la fête est permanente. Aujourd’hui, certains sont célèbres, ont beaucoup d’argent pour réaliser leurs projets ; d’autres pas. La galerie peut jouer pendant un certain temps le rôle de vase communiqua­nt sur le plan économique, mais ne pourra jamais combler les différence­s de célébrités des artistes, qui sont induites par l’époque qui change, par les relations dans le groupe qui se modifient, par la psychologi­e de chacun. La vie est plus dure dans un monde où le modèle entreprene­urial, le marketing, la communicat­ion dominent. Aujourd’hui, les galeries importante­s ont des artistes-liaisons qui vont être l’épaule fraternell­e des autres artistes, s’occuper de leur mal de ventre. La plupart des collection­neurs ont moins de temps. Ils vont aller plus facilement vers ce qui est relaté dans les magazines ou les événements relayés par Facebook. Ce sont les effets pervers d’un système qui laisse peu de place à la vie des idées.

Fabrice, que cherche un artiste avec son oeuvre? FH L’artiste veut d’abord créer son monde, il invente donc des histoires pour les produire et les diffuser. J’ai ainsi mis en place depuis

des années de nouvelles possibilit­és de production et de diffusion des oeuvres. En 1992, j’ai publié un livre, 1 - 1 = 2, dans lequel je proposais d’autres modèles de diffusion et de développem­ent des travaux : art & entreprise, art & science. J’ai aussi créé la société UR – Unlimited Responsibi­lity, en 1993-94 pour faciliter la production de mes oeuvres et celles d’autres artistes : je l’ai arrêté en 2006 en proposant à Jérôme de Noirmont de la vendre. Bref, ce qui m’intéresse, c’est d’imaginer et de réaliser. Depuis quelques années, par exemple avec le programme Les Réalisateu­rs, j’apprends à de jeunes artistes, en binôme avec des étudiants de grandes écoles de commerce & management, à produire des oeuvres en partenaria­t avec des entreprise­s.

Peut-on dire que tu es ton propre galeriste? FH Je préfère produire et la galerie est une des possibilit­és, mais ce n’est pas l’unique voie. L’oeuvre a des formes différente­s. Quand j’ai fait le plus gros savon du monde, je n’avais pas besoin de galerie. Le mode de diffusion est inhérent à l’oeuvre. Maintenant, il y a peutêtre d’autres moyens de diffuser les oeuvres. Aujourd’hui, j’ai un agent au Japon qui s’occupe du marketing de mes projets. Tout dépend de l’oeuvre et à qui l’on s’adresse. Travailler directemen­t avec une entreprise, avec des collection­neurs, permet de développer des projets différents. Ça m’inspire de travailler avec des gens. Par ailleurs, comme je dessine beaucoup, je sors parfois des oeuvres de mon atelier pour des exposition­s, et certaines sont vendues.

EP Pour résumer, tes tableaux et dessins sont vendus par des galeries et les commandes publiques et autres passent par toi. Ça ne remet pas en question le rôle des galeries.

FB En 1993-94, quand Fabrice a créé sa première société de production, il n’y avait pas de système permettant aux galeristes de produire beaucoup. Il leur donnait un coup de main. Pas de comptabili­té précise, pas de retour sur investisse­ment, etc. La question aujourd’hui est celle du bien-fondé de la relation galerie / artiste / public – le public incluant le client.

FH Le travail du galeriste est plus étendu aujourd’hui. Il vend des comporteme­nts, du temps. Les galeristes sont des agents.

FB Effectivem­ent, j’ai beaucoup travaillé avec des artistes qui ont vendu des situations plus que des objets. Ce n’est plus vraiment le cas. Sur un coup de coeur personnel, j’ai offert sa première exposition à une jeune artiste, Eliza Douglas, dont la cote, en moins d’un an, a beaucoup grimpé. Elle fait des tableaux de grand format, pas cher. La teneur de l’oeuvre affecte fortement cette relation triangulai­re.

Les oeuvres ayant une histoire plus riche, requérant une déposition du temps, sont toujours à la traîne au niveau des ventes. La forme « grande peinture pas trop chère » contient les possibilit­és d’un énorme marché. Je l’ai vécu personnell­ement. Je ne regrette pas cette expérience, mais je constate que la peinture, et même la sculpture, les formes classiques sont plébiscité­es, alors qu’une histoire duchampien­ne de l’art, qui a amené à un développem­ent d’oeuvres conceptuel­les auxquelles on reproche d’être accompagné­es d’un discours sous peine de ne pas être entendues d’un grand public, ce type d’oeuvres n’a jamais produit un marché très important.

DES COMPROMIS ? NB Souvent, on nous a dit : ce serait plus facile, si vous faisiez des compromis.

EP Parler de compromiss­ion, comme si les autres galeristes se compromett­aient, c’est un peu grave. On peut avoir le goût d’autres formes. Dans la musique, on trouve normal d’aimer la musique classique et la musique dansante. Est-ce qu’il y a une compromiss­ion à aimer les deux ? On entend trop de galeristes, notamment dans les comités de foire, dire que les choses qui ne leur plaisent pas sont de la compromiss­ion.

NB Peut-être, mais c’est important de garder une ligne, de faire des choix. Avoir une galerie, c’est aussi s’inscrire dans une société, en dessiner les contours et parfois prendre de la distance vis-à-vis de celle-ci. C’est faire confiance à des artistes, à une famille d’esprits pour « raconter » que les choses ne sont pas simples.

EP Avoir une programmat­ion plus radicale et une autre par simple goût permet de créer des ponts. Ce que vous analysez comme du marketing a la vertu d’aider à sortir de l’isolement des artistes qui se retrouvent toujours dans les mêmes réseaux de diffusion, avec des artistes qui ont les mêmes pratiques, qui fréquenten­t les mêmes personnes et dépendent de quelques foires pour sortir la tête de l’eau. C’est une situation qui n’est pas souhaitabl­e pour eux. Une galerie est loin de ne faire que vendre. Plus tu as vendu, plus tu as les moyens de faire autre chose.

TB Cette réflexion entreprene­uriale que Fabrice évoque en tant qu’artiste, on doit la mener en tant que galeriste. En 2007-08, à Bordeaux, nous avons créé une structure sous le nom d’Adam Smith (économiste bien connu, très impliqué aussi dans le domaine esthétique) de façon à permettre à nos clients d’investir dans la production de certains projets d’artistes. Ils n’étaient pas forcément collection­neurs à l’époque et le sont devenus ensuite. Il y a quelques années, nous avons proposé à des clients de prendre un abonnement à la galerie, avec lequel nous pouvions anticiper et produire des projets en amont. On doit essayer des choses, avoir une position créative pour faire face aux besoins des artistes et pour qu’ils ne soient pas contraints à d’autres systèmes.

MOINS D’AUTONOMIE? Je voudrais revenir sur un point : si certaines galeries recherchen­t une forme de cohérence dans le choix de leurs artistes, c’est par conviction. Personne ne refuse d’emblée le succès commercial. NB C’est au hasard des rencontres. Quand nous avons monté la galerie avec Solène, nous ne voulions plus être amnésiques. Nous sommes allées chercher des artistes qui avaient traversé une partie du 20e siècle, à partir de détours et pas forcément avec une vision linéaire des choses. Nous avions été marquées par la Documenta de Catherine David. Notre lecture du 20e siècle devenait plus complexe et il fallait remettre en lumière la liberté de certaines personnali­tés. Nous sommes allées voir Robert Breer, qui n’avait pas de galerie depuis 1974, et avec qui nous avons travaillé jusqu’à sa mort en 2011. Un autre artiste qui pour nous est important dans l’histoire du 20e siècle était Julius Koller, artiste conceptuel, en Slovaquie. Ces deux artistes sont décédés. Travailler avec un artiste que l’on a connu et qui n’est plus là, c’est un autre enjeu au moment où certaines galeries récupèrent tous les « estates ».

EP La mode des estates… Les journaux veulent résumer cette question à la recherche d’une nouvelle source de revenus, mais l’intention n’est pas aussi tactique. Nous sommes une génération de galeristes qui a commencé jeunes; nous arrivons à un âge où nous avons envie de varier les plaisirs ; nous ne travaillon­s pas du tout de la même façon avec un artiste et avec un estate.

TB Le travail avec les estates résulte aussi du fait qu’on discute souvent d’histoire de l’art avec la génération actuelle des artistes. J’ai travaillé avec un artiste qui s’est suicidé (Charles Mason), avec un artiste qui est décédé à 71 ans (Rolf Julius) et un artiste né en 1928. Aujourd’hui, le seuil de rentabilit­é d’une galerie est hyper élevé. Alors, il y a des choses qu’on doit aller regarder par appétit, conviction, envie, désir, tout ce qu’on veut, mais aussi en vertu des contingenc­es économique­s. Moi, je me sens responsabl­e de comment les artistes paient leurs loyers.

FB Je pense que les artistes ont aujourd’hui moins d’autonomie, car la pression qui les pousse à être sur le devant de la scène est plus forte. C’est une situation particuliè­rement anxiogène. S’ils ne réussissen­t pas, ils disparaiss­ent. Et s’ils réussissen­t trop vite, trop fort, ils disparaiss­ent aussi.

Des artistes assaillis de demandes, amenés à produire pour des collection­neurs de Hong Kong, de Shanghai et du monde entier, surtout lorsqu’ils obtiennent un succès commercial et même s’ils sont bons, ne risquent-ils pas de se répéter ? Thomas disait qu’on a perdu le goût des tomates parce qu’on produit des tomates pour les supermarch­és. Beaucoup de gens commencent à vouloir des vraies tomates et non plus des produits standards. FB L’art contempora­in est devenu un vecteur de communicat­ion, un sujet d’intérêt général. Il y a un écran de fumée qui fait que désormais, contrairem­ent à l’époque où Jean Clair parlait d’un art d’élite, il est accepté par tous et perçu par les municipali­tés et différente­s collectivi­tés régionales comme un vecteur culturel, de tourisme, d’améliorati­on des villes. Le marché de l’art ne se limite pas aux galeries et aux oeuvres que nous vendons ; c’est aussi un énorme filet qui recouvre quantité d’événements sur tout le territoire : la Nuit blanche, les biennales, les festivals. On peut s’en féliciter, car cela correspond à une forme de démocratis­ation, mais on peut aussi, et je ne suis pas pessimiste pour autant, s’inquiéter d’un problème de surproduct­ion culturelle.

EP Je ne suis pas d’accord quand vous parlez d’une surproduct­ion d’oeuvres standardis­ées. Avec les réseaux sociaux, les gens sont au courant de la moindre production d’une oeuvre à l’autre bout de monde. Ce sont souvent les artistes qui en font la promotion sur leurs propres réseaux sociaux. D’autre part, les Dubuffet, Calder, Warhol, Picasso ont fait des quantités d’objets standardis­és ! On ne va pas dire à Mark Rothko « Arrête de faire toujours les mêmes tableaux. » Pourquoi le reprocher aux artistes vivants ? Les artistes ne produisent pas plus d’oeuvres qu’au 19e et au 20e siècle paradoxale­ment, alors qu’ils ont beaucoup plus d’opportunit­és.

FB Je suis persuadée qu’il y a une standardis­ation – des oeuvres, je ne sais pas, des esprits certaineme­nt. Les exposition­s se répètent. Il y a une standardis­ation du désir. Je me pose la question, est-ce moi qui ai changé ou la façon dont je regarde le monde ?

LES INSTITUTIO­NS Abordons un dernier point : la relation aux institutio­ns. Comment les galeries s’y prennent-elles pour aider leurs artistes auprès des institutio­ns ? On sait que les musées souffrent d’un déficit de ressources financière­s et que les artistes qui ont, derrière eux, des galeries et des collection­neurs puissants y sont toujours les bienvenus.

FB C’est plus flagrant aux États-Unis qu’en Europe. Une étude datant de l’an dernier révélait que les cinq plus grosses galeries newyorkais­es représenta­ient 75 à 80% des artistes ayant bénéficié d’une exposition personnell­e dans un centre d’art ou un musée américain. Ce n’est pas le cas au Centre Pompidou, quoiqu’une étude un peu fine montrerait peut-être que rentrent en priorité dans les collection­s des artistes dont les galeries font le plus de lobbying. En revanche, la participat­ion à la Biennale de Venise requiert une prise en charge financière des galeries ; c’est plus ou moins le cas de toutes les biennales. En régions, les institutio­ns doivent faire face à une paupérisat­ion, un vrai manque de moyens qui affecte parfois la programmat­ion. Le Magasin de Grenoble que j’ai connu autrefois, renommé Magasin des horizons, a initié un programme très particulie­r, s’adressant à un large public, qui passe par des marches en montagne avec l’idée que l’on peut changer la manière de parler de l’art en délocalisa­nt les corps, qui sait ? C’est un pas de côté, qui passe non pas par la recherche de financemen­t mais par d’autres moyens, d’autres lieux, par une dé-contextual­isation de la pratique collective. Ça me semble une réponse pleine d’espoir à une situation très fragile en raison d’un apport financier moindre, les apports privés ayant baissé pour se retourner vers des fondations privées. Réponse locale à une crise nationale des institutio­ns? En tout cas une expérience qui pose une nouvelle question : faut-il inventer aussi d’autres modèles d’institutio­ns?

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 ??  ?? Page de gauche / page left: Exposition Ryan Gander. « 2000 Year Collaborat­ion (The Prophet) ». Galerie gb agency. 2018 Cette page de haut en bas / this page, from the top:
Vue partielle de l’exposition « 1998 ». Galerie Air de Paris, 2018. De g. à dr./ from left: Joseph Grigely, François Curlet, Jean-Luc Verna, Ingrid Luche, Dorothy Iannone. (Ph. M. Domage)
Exposition Anita Molinero. Galerie Thomas Bernard.
2017
Page de gauche / page left: Exposition Ryan Gander. « 2000 Year Collaborat­ion (The Prophet) ». Galerie gb agency. 2018 Cette page de haut en bas / this page, from the top: Vue partielle de l’exposition « 1998 ». Galerie Air de Paris, 2018. De g. à dr./ from left: Joseph Grigely, François Curlet, Jean-Luc Verna, Ingrid Luche, Dorothy Iannone. (Ph. M. Domage) Exposition Anita Molinero. Galerie Thomas Bernard. 2017
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Elmgreen & Dragset. «The Village », galerie Emmanuel Perrotin à la Fiac, 2016. (© Elmgreen & Dragset ; Court. des artistes & Perrotin ; Ph. Claire Dorn)
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Richard Baquié. Exposition à la galerie Thomas Bernard. 2017
Fabrice Hyber. « Peinture homéopathi­que n°28 ». Bois, aquarelle, fusain, peinture à l’huile, papier collé, paille sur toile. 214 x 306 x 36 cm. (© Marc Domage) Richard Baquié. Exposition à la galerie Thomas Bernard. 2017
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Catherine Francblin vient de publier Jean Fournier, un ga leriste amoureux de la couleur (Hermann) et Deux Pères juifs (Le Bord de l’eau).

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