Art Press

- Étienne Hatt

Le modèle du tableau a dominé la photograph­ie des années 1990 et 2000. Il a imposé son grand format – souvent plus de deux mètres – et ses cadres épais au point d’incarner la question du monumental en photograph­ie. Cette dernière ne saurait pourtant s’y réduire. Le secteur PRISMES de l’édition 2018 de Paris Photo montre, en effet, qu’au-delà de la tentation picturale d’une partie de la photograph­ie contempora­ine, la monumental­ité photograph­ique doit aussi s’envisager au regard du cinéma, de la sculpture et de l’architectu­re. Les progrès techniques (la possibilit­é de faire des tirages couleur de grandes dimensions) n’expliquent pas à eux seuls l’apparition du

tableau photograph­ique dans les années 1970-80. Interviewé dans le précédent numéro d’artpress, Jeff Wall, pionnier en la matière après Urs Lüthi ou Katharina Sieverding, faisait état de la volonté d’explorer certains aspects négligés de la photograph­ie, notamment dans les domaines du changement d’échelle et de la couleur. Il pointait aussi le désir de placer la photograph­ie dans une relation polémique avec la peinture pour dépasser l’orthodoxie moderniste d’alors qui fondait le caractère artistique de la photograph­ie sur sa singularit­é par rapport aux autres médiums. Ce mouvement vers le tableau fut poursuivi dans les années 1980 et amplifié par la première génération des élèves de Bernd Becher à la Kunstakade­mie de Düsseldorf qui, pour certains, prolongent cette forme aujourd’hui. Parmi eux, Axel Hütte, dont la galerie autrichien­ne Nikolaus Ruzicska montre des extraits de Rheingau (2009-10), du nom de cette région rhénane déjà photograph­iée aprèsguerr­e par Albert Renger-Patzsche. La série comprend des formats modestes, mais aussi de très grands. Paysagiste, Hütte est parfois qualifié de peintre. Ce n’est pas excessif tant cette série semble emprunter à l’histoire de la peinture, au paysage romantique, avec ses vues larges, ses points de vue éloignés, les ruines gothiques de la Wernerkape­lle et ce sentiment de solitude, mais aussi à l’abstractio­n : ses cadrages de troncs et de frondaison­s sont de véritables all-over. Rheingau est une série. Mais c’est moins par le nombre d’images que par les caractéris­tiques matérielle­s, la présence, de certaines d’entre elles, que ce travail tend vers le monumental. Certes, des ensembles d’images peuvent aussi donner cette impression, par exemple, les polyptyque­s de Gilbert & George, les mosaïques sur papier peint d’Antoine d’Agata ou, moins denses, les constellat­ions dans lesquelles excelle Wolfgang Tillmans. Mais, cette année, PRISMES n’en abrite aucun, au contraire de séries qui, réunissant des images autour d’un sujet, sont des ensembles contingent­s et à géométrie variable, par exemple, galerie Esther Woerdehoff, les variations très esthétique­s, pour ne pas dire esthétisan­tes, d’Isabel Muñoz autour du corps ou, dans un registre plus analytique, galerie Braverman, le projet No Thing Dies (2017) d’Ilit Azoulay à partir des collection­s du musée d’Israël à Jérusalem. L’une de ces séries fait pourtant exception tant elle semble constituer un ensemble insécable. Il s’agit de Sieranevad­a (2016) du réalisateu­r roumain Cristi Puiu, présenté par la galerie Baril. À la recherche de la photograph­ie de l’affiche de son dernier film, Puiu a traversé Bucarest d’est en ouest et pris plus de 9 000 images dont 152 forment la série qui s’apparente à un plan-séquence, voire, parfois, un travelling.

CRISTALLIS­ATION Loin de la volumétrie rigide du tableau ou de l’effet de masse de la série, la sculpture déploie les formes molles de la matière photograph­ique. Deux oeuvres en témoignent. La galerie Lume présente ainsi Por um Fio (Negativo) [1977-2004] de la Brésilienn­e Ana Vitoria Mussi qui, quoique née en 1943, reste méconnue en Europe. Évoquant une cascade, cette sculpture est composée de 22000 négatifs qui, reliés par des fils, semblent se déverser du haut de la cimaise. Réalisée à partir de clichés pris par l’artiste dans les années 1970-80 alors qu’elle couvrait, pour la presse et pour vivre, les événements des classes sociales les plus aisées, cette oeuvre n’est pas dénuée de critique, à l’égard de la société brésilienn­e, mais aussi, peut-être, de sa propre pratique de productric­e d’images qu’elle rend aujourd’hui, dans un geste presqu’iconoclast­e, illisibles. Telle n’est pas la position de Taisuke Koyama dont l’installati­on de longs tirages photograph­iques à moitié roulés sur des portants présentée par la galerie italienne Metronom scrute, au contraire, le coeur même de

l’image. Le Japonais fait partie des jeunes génération­s pour lesquelles la photograph­ie est fluide et, prise dans un processus de production qui hybride les techniques et multiplie les interventi­ons, ne cesse de changer d’état. Pico (2015) est ainsi issue d’une image d’une série antérieure, Rainbow Form (2009), dont il a extrait au microscope un infime détail qu’il a agrandi pour obtenir ces grands lés monochrome­s et libres entre lesquels le spectateur peut circuler. La photograph­ie conquiert l’espace. Dans une union étroite avec l’architectu­re, elle finit par le constituer. La galerie Hamilton’s présente ainsi une oeuvre singulière, une reproducti­on du Lip Bar (2005) de Daido Moriyama, qui fut invité à recouvrir du sol au plafond le bar Kuro de Tokyo avec la même image multipliée d’un gros plan sur des lèvres rouges. De l’objet autoritair­e et autonome à l’environnem­ent, en passant par le volume indéfini, voire informe, la question du monumental en photograph­ie n’offre, aujourd’hui, pas une réponse unique. Elle devrait aussi être replacée dans une perspectiv­e historique puisque bon nombre de réalisatio­ns contempora­ines font écho aux recherches de l’entre-deuxguerre­s qualifiées alors de « mosaïques photograph­iques » ou de « cinéma d’images fixes ». Mais, une chose est sûre, elle cristallis­e plus que d’autres les tensions productive­s et disruptive­s entre la photograph­ie et les autres arts.

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Daido Moriyama. « Lip Bar ». 2005. Installati­on. 45 m2. (Court. Hamiltons Gallery, Londres)
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