Photographie et sculpture L’objet et au-delà
Photography and Sculpture. The Object and Beyond Étienne Hatt
L’objet photographique polarise aujourd’hui les relations entre la photographie et la sculpture. Pourtant, chacune à leur manière, les expositions de Thierry Fontaine au Centre photographique d’Île-deFrance à Pontault-Combault (jusqu’au 23 décembre, commissariat de Dominique Abensour et Nathalie Giraudeau) et d’Elad Lassry au Plateau à Paris (jusqu’au 9 décembre, commissariat de Xavier Franceschi) ouvrent d’autres perspectives.
Ces dernières années, imposant sa volumétrie et sa matérialité, l’objet photographique est devenu omniprésent. Des impressions sur carrosserie d’automobile de Mohamed Bourouissa aux tirages sur latex d’Anouk Kruithof, en passant par les photographies coulées dans le béton de Letha Wilson ou les grands tirages libres se déployant dans l’espace de Taisuke Koyama, l’objet photographique fut largement présenté dans ces pages qui ont donné une idée de son caractère international et polymorphe. Dans la dernière édition de la Photographie contemporaine (1), Michel Poivert réunit ces pratiques hybrides sous l’appellation de « photographie amplifiée » : la photographie abandonne la bidimensionnalité qui semblait devoir la caractériser, elle se spatialise, devient « l’évidence d’une présence où l’image cède définitivement le pas à la matériologie de la photographie ». L’amplification est l’une des pistes d’une photographie contemporaine qui répond à la dématérialisation numérique par la rematérialisation de l’image. Elle est, selon les mots de l’historien, « la partie spectaculaire d’un nouveau matérialisme ». L’objet photographique est ainsi l’étape la plus récente et la forme la plus visible des relations entre la photographie et la sculpture dont l’histoire, qui remonte aux origines de la photographie, quand un primitif comme Hippolyte Bayard trouvait dans la statuaire un sujet de choix, est riche d’enseignements. D’une part, elle rappelle que, même si ces relations ne sont pas évidentes et si la photographie et ses deux dimensions semblent a priori ne s’extraire qu’avec peine d’un rôle de documentation et de diffusion de la sculpture, elles sont beaucoup plus productives que les Page de gauche et cette page /
page left and this page: Thierry Fontaine. « Cri blanc ». 1998. C-print. 120x120 cm.
«Sans titre, Études ». 2016. C-print. 62 x62 cm. (Court. Les Filles du calvaire, Paris) liens entre la photographie et la peinture, trop fondés sur des jeux d’influences et de rivalités. D’autre part, elle indique que ces questions se sont posées en des termes similaires à ceux d’aujourd’hui et, surtout, beaucoup plus larges (2). CRISTALLISATION La fin des années 1960 et le début des années 1970 semblent, à cet égard, un moment de cristallisation. En 1970, se tient au MoMA, à New York, l’exposition Photography into Sculpture, « première étude complète sur des images photographiques utilisées de manière sculpturale ou pleinement dimensionnelle » (3). Organisée par Peter C. Bunnell, elle tranchait avec l’orthodoxie moderniste défendue par John Szarkowski, conservateur en chef pour la photographie qui, loin du métissage, entendait affirmer la spécificité du médium. Réunissant une vingtaine de jeunes artistes nordaméricains, dont beaucoup de la côte Ouest, elle était dominée par la figure de Robert Heinecken, ses environnements illusionnistes sous plexiglas ( Venus Mirrored, 1968) et ses objets reconfigurables ( Fractured Figure Sections, 1967). Selon les mots du commissaire, qui résonnent aujourd’hui, « [les artistes] ont fait leur, avec enthousiasme, l’idée que la photographie est un médium matériel ». Mais c’est dans le contexte actuel que Photography into Sculpture, alors plutôt confidentielle, semble prendre sa valeur historique : récemment, deux expositions organisées par des galeries américaines lui rendirent hommage et une étude lui fut consacrée (4). De fait, moins lié à une exposition précise qu’à une redéfinition profonde de l’art, un autre pan des relations entre photographie et sculpture était alors plus visible, celui de la sculpture par la photographie – « sculpture into photography », pourrait-on dire. Ces années sont, en effet, celles de l’élargissement du champ de la sculpture qui s’étend à des interventions dans la nature ou sur l’architecture, intègre le corps de l’artiste et ses actions, privilégie le processus et le transitoire, parfois l’immatériel, et dans lequel la photographie a joué un rôle décisif. À tel point que, d’une certaine manière, la sculpture s’est déplacée de l’objet à sa représentation et que, quoique bidimensionnelle, une photographie devenait une sculpture. En témoignent, parmi d’autres, les Photosculptures (1971) d’Alina Szapocznikow, photographies d’un chewing-gum mâché et mis en situation. C’est dans ce cadre ainsi largement défini des relations entre photographie et sculpture, irré-
ductibles à l’objet photographique, que l’on peut appréhender les expositions en cours de Thierry Fontaine et Elad Lassry, deux artistes qui pratiquent tous deux les deux médiums dont ils offrent des conjonctions spécifiques, voire renouvelées. ÉQUIVALENCE ONTOLOGIQUE Thierry Fontaine ne présente que des photographies, jamais d’objets, qu’ils soient ou non photographiques. Il fait de la sculpture par la photographie quand il fixe les flammes d’un improbable feu d’ampoules ( Lumières, 2012) et, plus simplement, des photographies de sculptures, à l’instar de sa Collection (201718), photographies de masques africains qui pleurent de la cire de cierges – dont le syncrétisme fondé sur les notions de déplacement, rencontre et échange est au coeur de son oeuvre. « Je suis le photographe de mon propre travail », aime-t-il répéter tout en précisant que c’est par nécessité qu’il en est venu à la photographie. Né en 1969 à La Réunion, où il est retourné après s’être formé auprès de Sarkis à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, et avant de vivre, aujourd’hui, en métropole, c’est au milieu des années 1990 qu’il a trouvé dans la photographie le moyen le plus économique d’exposer son travail de sculpteur. Depuis lors, celui-ci est déterminé par la préscience de l’image finale. Cette conjonction est pour lui d’autant plus naturelle qu’elle repose sur une équivalence ontologique entre ces deux médiums qui partagent, du moins dans sa manière de les pratiquer, un même vocabulaire, un même processus – de l’empreinte à l’épreuve en passant par le tirage – et les mêmes possibilités, comme la réplication. Ainsi, au CPIF, si sa première série réunit des photographies d’hommes – l’artiste ou un autre – la tête entièrement recouverte de ces matériaux de base de la sculpture que sont l’argile et le plâtre, et si des travaux postérieurs montrent l’élaboration de l’objet ( Souvenir [2010] figure un homme fabriquant des tours Eiffel en coquillages), ses Études (2016) mettent en scène explicitement cette équivalence: ces nus masculins et féminins réduits à des sexes affirment leur nature d’empreintes, en l’occurrence à partir de matrices modelées par l’artiste. Prises en extérieur mais donnant peu d’éléments de contexte en raison de cadrages serrés, parfois sur un fond uni blanc ou noir, les images de Thierry Fontaine évoquent souvent des photographies de sculptures destinées à des catalogues. Frontales, elles rappellent les recommandations de l’historien de l’art Heinrich Wölfflin qui, dans Comment photographier les sculptures (5), affirmait que la sculpture, du moins la statuaire classique, devait être photographiée d’un point de vue direct, « correspondant à la conception propre de l’artiste », excluant toute recherche d’angles sophistiqués ou « pittoresque », pourtant plus à même d’appréhender le volume. Le rapprochement avec les écrits de Wölfflin est d’autant plus justifié qu’il arrive à Fontaine de puiser dans le répertoire classique. Les Études tiennent du fragment archéologique et Esprits (2014) cite la Pietà de Michel-Ange (1498-99). Wölfflin ne s’appuie pas sur cet exemple, mais gageons qu’il aurait prescrit la stricte frontalité qu’a adoptée Fontaine. Ainsi, au-delà du sujet des images et du contexte de leur réalisation, c’est aussi la forme photographique et ses échos historiques et conventionnels qui, chez Thierry Fontaine, font la sculpture. Si bien que l’on peut sans doute affirmer que c’est bien dans l’espace même de ses images que se déploie la relation entre la photographie et la sculpture. SYSTÈME L’exposition d’Elad Lassry laisse penser, au contraire, que la photographie et la sculpture ne partagent a priori aucun espace commun autre que celui, fortuit, des salles du Plateau. Bien sûr, l’artiste né à Tel Aviv en 1977 et installé à Los Angeles, qui pratique aussi le dessin, le film et la performance, est connu pour son travail sur la nature d’objet de ses photographies. Ces dernières, tirées systématiquement dans un petit format qui les rend potentiellement aisément manipulables, sont souvent présentées dans des cadres qui affirment leur présence par leur couleur vive extraite de l’image, leurs surfaces réfléchissantes, les matériaux qui les recouvrent ou, comme pour l’une des séries exposées au Plateau, les objets qui les traversent. Mais les expositions de Lassry peuvent aussi réunir des photographies et des sculptures autonomes. Au Plateau, où un film est également présenté, elles n’ont apparemment rien à voir : dans la grande salle, huit photographies sous-titrées Assignment (2018) mettent en scène trois modèles dans ce qui s’apparente, au premier regard seulement, à une séance de prise de vue pour un magazine de mode du passé et entourent six sculptures, également produites pour l’exposition, composées de compresseurs rouillés coupés en deux et obstrués par des coussins vivement colorés – la rencontre du chic et du glamour vintage avec l’informe et le prosaïque contemporains. Il semble, à cet égard, que Lassry ait radicalisé sa position. Lorsqu’il réunissait photographies et sculptures, il jouait souvent de rapprochements formels (le fini de ses sculptures pouvant rappeler celui de ses cadres) ou faisait de la sculpture un élément de sa réflexion sur la perception des images. En 2012, galerie David Kordansky à Los Angeles, une sculpture sous la forme d’un mur élevé à mi-hauteur et couronné de pièces de bois colorées évoquant des vagues se dressait devant une rangée de photographies. En 2014, au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, les sculptures étaient envisagées comme des « viewing stations » qui, en dépit de leur nom, pouvaient, là encore, perturber le regard. Dans ces expositions, entre expansion et compression, la photographie devient objet et la sculpture se fait image, les unes comme les autres se rejoignant dans la notion de « picture » qui n’a pas d’équivalent en français. Au Plateau, la conjonction ne repose sur aucun rapprochement. Lassry creuse les différences entre l’image et l’objet. Il privilégie le choc. Ce dernier est servi par le sens de l’es-
pace et la précision de l’artiste qui, après avoir fait déplacer un mur du Plateau pour obtenir un parallélisme parfait, a instauré un système que l’on pourrait dire intégré. Fondé sur l’entrecroisement des deux grilles que dessinent la disposition des images et des objets, il tend l’espace entre la photographie et la sculpture. Le vide qui les sépare et qui n’est autre que l’espace du corps sensible du spectateur devient le lieu même de leur relation. Ainsi, au-delà du matérialisme de l’objet photographique, les approches ontologique de Thierry Fontaine et phénoménologique d’Elad Lassry ouvrent de nouvelles perspectives à l’actualité des relations entre photographie et sculpture.
(1) Michel Poivert, la Photographie contemporaine (Flammarion, 264 p., 29,90 euros). Lire ma chronique dans ce numéro. (2) Voir, pour les publications les plus récentes, Michel Frizot et Hélène Pinet (dir.), Entre sculpture et photographie, huit artistes chez Rodin, Musée Rodin/5 Continents, 2016 et Roxana Marcoci (dir.), The Original Copy : Photo
graphy of Sculpture, 1839 to Today, MoMA, 2010. (3) Communiqué de presse de l’exposition. En ligne. (4) Expositions galeries Cherry and Martin, Los Angeles, 2011 et Hauser & Wirth, New York, 2014; Mary Statzer, The Photo
graphic Object, 1970 (University of California Press, 2016). (5) Comment photographier les sculptures (L’Harmattan, 2008) réunit trois articles de 1896, 1897 et 1915.
Elad Lassry. Exposition à la galerie David Kordansky, Los Angeles. 2012. (Court. D. Kordansky Gallery Ph. Brian Forrest). Installation view