L’exposition Géométries Sud. Du Mexique à la Terre de Feu, présentée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain jusqu’au 24 février, propose une immersion dans les formes multiples de l’abstraction géométrique en Amérique latine. Une expérience sensible qui délaisse les visions occidentales de l’histoire de l’art au profit de croisements entre art, architecture, ethnographie...
Géométries Sud. Du Mexique à la Terre de Feu (commissaires : Hervé Chandès, Alexis Fabry, Marie Perennes) se situe dans la lignée des expositions institutionnelles ouvertes aux oeuvres extra-occidentales et souvent extraartistiques. Pour s’en tenir à Paris, citons Magiciens de la Terre en 1989 au Centre Pompidou et à la Grande halle de La Villette, Histoires de voir en 2012 à la Fondation Cartier et Carambolages en 2016 au Grand Palais. Ces expositions ont deux particularités, plus ou moins revendiquées. D’abord, elles déplacent les dualités hiérarchiques entre un centre « occidental » et une périphérie « extra-occidentale », entre un Nord et un Sud, des Suds. Elles mettent en acte les apports des recherches postcoloniales. Ensuite, elles critiquent en profondeur les hiérarchies maintenues par l’histoire de l’art, en associant des oeuvres intégrées dans les circuits artistiques internationaux (galeries et musées) et d’autres qui ne relèvent pas de cette logique des « mondes de l’art », mais plutôt de collections ethnologiques. On aboutit, comme c’est le cas dans Géométries Sud, à une profusion de médiums.
FOISONNEMENT DÉCORATIF Deux voies s’ouvrent à ces expositions : conserver le référentiel des discours (occidentaux) sur l’art (occidental), ou s’en débarrasser. Géométries Sud prend ce dernier parti : la présentation de « formes multiples de l’abstraction géométrique en Amérique latine, qu’elles trouvent leurs sources dans l’art précolombien, les avant-gardes européennes ou les cultures autochtones », invite le visiteur à la « rêverie », à se laisser fasciner par la résonance des formes et les réminiscences des couleurs, de tout temps et dans toute l’Amérique du Sud – la « modernité » abstraite de la statuaire Valdivia, remontant au troisième millénaire avant notre ère, est applaudie. On regarde ici la géométrie depuis le seul point de vue des artistes et artisans sud-américains. L’abstraction géométrique, telle qu’elle
a été construite par le discours historien occidental, est donc la grande absente de l’exposition. La toile de Juan Araujo, intitulée Homage to the Square #1 (2016), est érigée en emblème de ce parti pris. Selon le catalogue, cette représentation de l’oeuvre célèbre de Josef Albers, inspirée de sa découverte du Mexique dans les années 1930, « dénonce une vision finalement toujours occidentale de l’histoire de l’art ». Effectivement, l’oeuvre d’Albers est dépeinte dans son cadre, accrochée au mur d’exposition sur lequel elle projette son ombre: elle est crûment ramenée à son statut de chefd’oeuvre de l’histoire de l’art occidental. Mais l’exposition s’en tient, en deçà de nouvelles propositions sur la géopolitique de l’écriture de l’histoire, à son but affiché d’une « belle » expérience sensible. But qu’elle remplit aisément, bien que cette expérience soit facilitée et affadie par l’effet de mode des motifs abstraits sud-américains dans l’habillement et le textile. Nous nous laissons emmener dans le foisonnement décoratif de la salle de bal construite sur commande par l’architecte Freddy Mamani, lui qui a donné un nouveau visage à la ville d’El Alto en Bolivie, avec ses façades aux couleurs éclatantes et un vocabulaire formel n’ayant d’autre référence que les traditions géométriques autochtones – Aymara en particulier, dont il est originaire. Au sous-sol, le regard est attiré par une Composiçáo geometrica d’Alfredo Volpi (1955) placée à côté d’encres sur papier coton d’artistes Wauja (Brésil), créées dans les années 1980. Ces encres, collectées par l’anthropologue brésilienne Vera Penteado Coelho, reposent sur un vocabulaire formel d’une quarantaine de motifs fixes créés à partir du triangle, du point, du cercle, du quadrilatère et de la ligne. Les esprits anthropologues n’en sauront pas plus sur ces géométries, leurs origines et leurs usages, les cultures qui les produisent, leurs renouvellements et réappropriations contemporaines par des artistes ou par des artisans appartenant, ou non, à ces communautés. Il ne s’agit pas d’une exposition d’inspiration ethnographique, ce dont témoigne le grand nombre de cultures représentées dans un espace limité à quatre salles : 250 pièces de 70 artistes se rattachant à 10 cultures réparties sur 14 pays. Le catalogue apporte quelques éléments de contextualisation, mais il semble que le privilège soit laissé, dans la déambulation, au plaisir des yeux face à l’accrochage qui nous suggère d’autres liens. On ne sait plus bien qui crée et qui regarde, ni d’où. Ainsi de la section consacrée aux artistes Kadiwéu, communauté établie dans l’État brésilien du Mato Grosso du Sud : des dessins (qui rejoignent la collection de la Fondation Cartier) et des céramiques présentés avec des photographies de corps peints prises par l’artiste et ethnologue italien Guido Boggiani à la fin du 19e siècle et par Claude LéviStrauss au milieu des années 1930. Cet assemblage tend à confondre les productions de cette communauté avec les représentations qu’en ont eues des Européens dans le contexte du succès de la science anthropologique, et telles qu’elles se reflètent dans leurs photographies en plan rapproché. Dès lors, ce dispositif de décontextualisation au profit du plaisir visuel rend-il vraiment service à un renouvellement plus profond de nos catégories ? Ne risque-t-on pas, en s’en tenant à des rapprochements formels, de manquer la nature et la richesse des circulations de l’abstraction géométrique, non
seulement en Amérique du Sud, mais encore au niveau planétaire ? L’exposition A Tale of Two Worlds. L’art expérimental américain en dialogue avec la collection du MMK (des années 1940 aux années 1980), qui s’est terminée le jour de l’ouverture de Géométries Sud, a justement rendu compte de la dimension interculturelle de l’abstraction géométrique au 20e siècle, constamment nourrie d’échanges et de transferts. Née de la collaboration entre la directrice du Museo de Arte Moderno de Buenos Aires, Victoria Noorthoorn, et le directeur du Museum für Moderne Kunst de Francfort, Klaus Görner, elle a été présentée tour à tour dans les deux institutions. Elle apportait une solution bien différente au même problème de la mise en lumière de l’art sud-américain. Les moyens en étaient certes tout autres, puisque 500 oeuvres de 117 artistes et collectifs, puisées dans les collections du musée de Francfort et choisies parmi les oeuvres-clés de l’art latino-américain des années 1940 à 1989, y étaient présentées les unes en regard des autres autour de thématiques (Expérimentations concrètes, Ville contemporaine, Du Monochrome au Réel...).
REMISE À NIVEAU
Les commissaires revendiquaient clairement une remise à niveau de la balance défavorable aux artistes sud-américains dans les discours des historiens de l’art occidentaux. L’intelligence du procédé d’exposition consistait à ne plus poser la question de la rencontre effective des artistes. Il était parfois souligné que certains artistes avaient travaillé ensemble (Alberto Greco, Yves Klein, Ben Vautier, Piero Manzoni) ou avaient eu vent des oeuvres des uns et des autres (ainsi de la relation conflictuelle entre les oeuvres de Beatriz González et de Claes Oldenburg). Mais l’important était de saisir que tous ces artistes ont construit ensemble les grandes problématiques formelles et théoriques qui nourrissent l’art jusqu’à nos jours, qu’ils aient travaillé parallèlement sur des lignes similaires ou qu’ils aient concrètement collaboré ensemble. Manière douce mais très efficace de critiquer la maigre reconnaissance par les historiens de l’art occidentaux de ces échanges, et de replacer l’art latino-américain dans le texte de l’histoire. Il y a alors tout à gagner, pour respecter la singularité des oeuvres et des contextes, à élargir notre notion des réappropriations formelles et des transferts culturels (1), depuis le pseudomorphisme de hasard (le « look like » [2]) jusqu’à la resémantisation née de la rencontre.