Un monument massif et radical : ainsi se présente le Rouge et le Gris, Ernst Jünger dans la Grande Guerre, l’immense film posthume de François Lagarde, actuellement en salle (1), né de sa fascination pour les écrits de l’écrivain allemand sur la Première
Le Rouge et le Gris est l’oeuvre d’une vie. François Lagarde lit Orages d’acier d’Ernst Jünger à dix-huit ans. Dix ans plus tard, il apprend avec stupeur que l’écrivain est toujours vivant et lui écrit pour lui demander de le photographier. Le « photo album » Ernst Jünger, qu’il publie en 1983 dans sa maison d’édition Gris banal, annonce déjà le dispositif qui sera celui du film, associant images d’archives privées et publiques, photographies des paysages décrits par Jünger, pages de ses carnets, sommairement légendées. Le projet prend forme dans les années 1990, lorsque Lagarde commence à réunir l’extraordinaire collection d’images (3000 au total), photographies, cartes postales, cartes d’état-major, qui constituent la matière du film. Celles-ci documentent à la fois, très précisément, le récit de Jünger dont elles suivent pas à pas les déplacements, mais aussi, plus généralement, le regard des Allemands, c’est-à-dire le « regard du vaincu » sur le front, dans la France occupée – d’autant plus significatif que, comme l’explique le texte liminaire, un cinquième des soldats allemands possèdent alors un appareil de photographie. VOLONTAIRE AVEC ENTHOUSIASME À l’exception de quelques panoramiques tournés sur le site des champs de bataille, le Rouge et le Gris est ainsi un diaporamafleuve où les enchaînements du montage, zooms ou fondus enchaînés infiniment lents, accusent la césure d’une image à l’autre plus qu’ils ne la lissent. Les vingt « chapitres » sont brefs et d’inégale longueur, instables comme la vie militaire, la chronologie du film suivant fidèlement l’expérience de Jünger. Le texte (qui représente environ la moitié d’Orages d’acier), lu sur un ton lugubre par l’acteur allemand Hubertus Biermann, joue la basse continue ; mais la monotonie de la scansion et l’effet d’étrangeté de l’accent dé-
placent régulièrement sur les images la charge d’assurer une continuité au récit. Jünger se porte volontaire avec enthousiasme dès la déclaration de guerre en août 1914, mais ne connaît son baptême du feu qu’au printemps suivant, sur le front de Champagne, où il est rapidement blessé. Au sortir de l’hôpital militaire, il entre à l’école d’officiers ; c’est en cette qualité qu’il retrouve son régiment dans les tranchées de la Somme, où il passera la plus grande partie de la guerre. Son récit se caractérise par sa précision technique, l’attention extrême portée au choix des mots, le refus du lyrisme, dont on a souvent noté la dimension photographique. Les images du film se présentent parfois comme l’exact répondant visuel de la voix off, qui paraît alors décrire, en une sorte de dédoublement hypnotique, le paysage ou la scène que nous avons sous les yeux. Il faut souligner à cet égard l’exceptionnel travail de recherche effectué par Lagarde, qui étend son corpus aux lieux les plus obscurs, aux moindres détails de l’armement ou des moyens de transport, et fait un usage dynamique, et efficacement didactique, des cartes d’état-major et des schémas en coupe. Mais la plupart du temps, images et voix off entretiennent une tension d’autant plus vive que le montage est lent, faisant de chaque nouvelle association une explosion au ralenti. Les photographies de la mobilisation contrastent ainsi par leur neutralité, leur aspect posé, voire leur gaieté, avec l’inquiétude tragique d’un texte écrit post festum. Cette tension dramatique surgit dès le premier bombardement. « Il devait d’ailleurs nous suivre pendant toute la guerre, ce tressaillement convulsif à chaque bruit soudain et insolite (…). Toujours le coeur s’arrêtait une seconde, comme sentant la présence d’un grand péril inconnu. » Les images d’explosions, la terre qui vole, une fumée noire qui s’élève dans le ciel, sont là pour révéler le danger latent que recèlent les moments d’apaisement. Mais c’est bien le texte récité par la voix off qui porte tout entière la charge de la violence de la guerre. Les images s’en tiennent au spectacle des ruines et des cadavres, en deçà du point limite qu’est toujours, dans la photographie de guerre, la représentation du moment précis de la mort.
LE MUTISME MÉDITATIF DE L’IMAGE Les nombreuses photographies d’explosions, de fumées, et les images floues, créent de la même manière une ambiance fantomatique, comme si la mort devait toujours échapper au visible. Le montage de Lagarde affirme cette irréductibilité du texte à l’image : l’épuisement des soldats dans les tranchées est illustré au moyen de photographies les montrant au repos, dormant ou écrivant à un épisode atroce, où Jünger décrit dans le détail les blessures sur les cadavres de ses soldats, répondent visuellement de simples pages de carnets. La temporalité du texte – la mort, la guerre, l’histoire – s’enlève sur le fond de la paix du visible, dont une bande-son discrète ne fait que souligner le caractère mutique. Lagarde ne dissimule ni ne minimise ce qui, dans le récit de Jünger, interrompt la narration objective pour verser dans l’idéologie : l’esthétisation de la guerre qui fera de l’écrivain l’un des porte-voix du fascisme allemand ; son nationalisme, peut-être traité avec une sorte d’ironie lorsque le film superpose le récit de la dernière blessure de Jünger à l’image de ses décorations militaires. Le film atteint ainsi son objectif de présenter un regard allemand, ponctué par les beuveries de hussards et les jugements étranges portés sur des paysages de Champagne ou d’Artois qui nous paraîtraient plutôt familiers, en tout cas pas étrangers. Il prolonge aussi la manière dont, dans ses portraits photographiques d’écrivains et les films qu’il leur a consacrés, où le silence prend une part si importante, François Lagarde n’a cessé d’opposer à la puissance évocatrice du langage le mutisme méditatif de l’image.
(1) Des séances événementielles auront lieu en France et en Allemagne jusqu’à la fin 2019 (Rens.: contact@baldandersfilms.com). François Lagarde est décédé le 13 janvier 2017 – le film était alors en phase de montage. Il avait confié ses directives pour l’achèvement du projet à la réalisatrice Christine Baudillon. Voir son témoignage dans le numéro de septembre de la revue Mettray, le Rouge et le
Gris : le film d’une vie.