Franz Kafka OEuvres complètes, I. Nouvelles et récits OEuvres complètes, II. Romans Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre (dir.) Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1408 p., 60 euros, tome II, 1088 p., 55 euros. La nouvelle édition des oeuvres de Franz Kafka dans la Pléiade propose une traduction dont l’épure du style est au plus près des premières versions manuscrites de l’auteur.
Maître d’oeuvre de la nouvelle édition de Franz Kafka dans la Pléiade, Jean-Pierre Lefebvre nous invite à une redécouverte de son oeuvre au travers d’une nouvelle traduction. Là où les traductions d’Alexandre Vialatte se fondaient sur les réaménagements des textes effectués par Max Brod, la présente édition suit pour la première fois l’édition critique de référence parue aux éditions Fischer. Après les traductions de Vialatte, Bernard Lortholary, Claude David, Georges-Arthur Goldschmidt, Marthe Robert, Catherine Billmann, Jacques Outin..., le lecteur francophone a accès aux constructions textuelles (publiées de son vivant ou posthumes) disposées par Kafka. Les versions des romans posthumes, le Disparu [ Amerika], le Procès, le Château diffèrent sensiblement des versions connues jusqu’à présent. Comme les serpents, les traductions muent, reconduisant la question de la fidélité à la lettre ou à l’esprit ou veillant à ne pas privilégier une dimension au détriment de l’autre. Le terme « Ungeziefer » désignant la métamorphose animale subie par le héros dans le roman éponyme de Kafka en donne un bel exemple. La carapace de Gregor Samsa a évolué de la vermine (traduction de Vialatte) à l’insecte (Lortholary), du cancrelat (Claude David) à la bestiole, terme retenu par Jean-Pierre Lefebvre. Consacrés aux nouvelles, aux récits (tome I) et aux romans (tome II), suivant l’ordre chronologique de rédaction, les deux premiers tomes de textes fictionnels seront suivis de deux volumes comprenant le Journal, la correspondance et divers textes (notamment la Lettre au père). Nul autre auteur n’a porté à de telles extrémités le conflit entre l’écriture et la vie, si bien que la « maladie de la vie » ne pouvait être apaisée, et dans le même mouvement, aggravée, que par l’écriture. Visionnaires, ses oeuvres inépuisables ont donné lieu, comme le Talmud, à des interprétations infinies, à des lectures psychanalytiques, juives, religieuses, sociologiques, politiques, mystiques, Kafka étant vu tantôt comme le prophète de la Shoah, des totalitarismes, des entreprises de domination, tantôt comme le Beckett de l’absurde, certains accentuant sa philosophie pessimiste de l’existence, d’autres son humour, sa veine non-oedipienne ou encore ses motifs juifs. L’attention que portent Jean-Pierre Lefebvre et ses collaborateurs (Isabelle Kalinowski, Bernard Lortholary, Stéphane Pesnel) à la fulgurante clarté de la langue, à l’épure du style – trait qui distingue Kafka de ses contemporains – délivre une voix plus nerveuse, plus rugueuse, traversée d’humour, proche de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment « littérature mineure » dans leur essai sur Kafka (1), à savoir une écriture qui minore la langue allemande. Juif de Prague, Kafka se heurtait à une double impossibilité : « Impossibilité de ne pas écrire, impossibilité d’écrire en allemand » (Deleuze-Guattari), une impuissance qu’il a levée par l’invention d’une littérature mineure, déterritorialisant l’allemand. Les modifications apportées à certains titres – le Disparu pour Amerika, la Sentence en lieu et place du Verdict, Un virtuose de la faim pour le Champion du jeûne… – témoignent d’une nouvelle poétique. FORME DE PRIÈRE La parabole de l’homme devant la loi, le climat proche du fantastique dépeignant un univers de victimes et de bourreaux, un monde régi par un pouvoir diffus qui broie les individus, les motifs de la domination, de la dette infinie, du tribunal sont portés par une littérature que Kafka, dans Préparatifs de noces à la campagne, qualifiait de « forme de prière ». Certains ont vu dans les schèmes du châtiment, de la persécution, d’une culpabilité antérieure à la faute des axes de la pensée juive. Face à la solitude métaphysique se tient un verbe que Kafka dotait d’un pouvoir de libérer, d’un salut. Max Brod, celui par qui l’oeuvre de son ami nous est parvenue, qui a, pour notre bonheur, trahi la promesse de la détruire, a rapporté que Kafka souhaitait donner comme titre global à son oeuvre Tentative d’évasion hors de la sphère paternelle. Une évasion hors du régime de l’oppression, qu’elle soit externe ou intériorisée, un saut hors du contrôle généralisé, de la servitude volontaire. S’il y a une vitesse de la langue chez l’auteur du Terrier, de Description d’un combat, d’En construisant la muraille de Chine, c’est peut-être afin de contrer un temps gelé, faisant du surplace, se refermant comme un étau. « Jamais tu ne tireras de l’eau des profondeurs de ce puits. Quelle eau? Quel puits ? Qui donc pose cette question ? Silence. Quel silence ? […] J’ai passé ma vie à résister au désir de la fuir » (Autres récits et fragments posthumes). Par son retour aux sources textuelles, cet événement Kafka nous offre l’occasion d’arpenter autrement son univers, au plus près de la fièvre, du rythme de versions manuscrites « primitives », allégées des manipulations et des réélaborations auxquelles elles ont été soumises. À la manière dont K. arpente le village, les environs du Château, nous nous approchons du centre de la machine littéraire, de la machine célibataire de celui pour qui « écrire, c’est bondir hors du rang des assassins ». La nouvelle machine textuelle mise en place dans les deux tomes de cette nouvelle Pléiade ( 4 tomes Kafka ont paru dans la Pléiade antérieurement) se grave sur la peau des lecteurs, non sous la forme punitive d’une Loi arbitraire et folle, comme le donne à voir Dans la colonie pénitentiaire, mais sous celle d’un impact physique d’une langue rendue à ce qu’on pourrait appeler l’ « Odradek » de Kafka. Un pur bonheur pour la confrérie des lecteurs de Kafka.
Véronique Bergen