Jean Paulhan OEuvres complètes IV, V. Critique littéraire Gallimard, 784 et 778 p., 39,50€ chaque volume Jean Paulhan a fait de l’écrit critique l’oeuvre d’une vie. L’ensemble de ses textes est rassemblé en deux volumes, ouvrant à une définition approfondie de la critique littéraire.
Lire et écrire. Lire avant d’écrire. N’écrire que d’avoir lu. Et parfois même, lire au lieu d’écrire. Oui, poser sa plume, provisoirement ou définitivement, et accorder tout son temps et son attention aux livres des autres – non par altruisme mais en vue d’un progrès plus décisif, au titre d’une urgence, vitale mais difficile à exprimer. La figure de l’écrivain brille de mille feux, notamment ceux alimentés par l’intéressé. Celle du lecteur est, par nature et vocation, solitaire, dans l’ombre, le calme et la concentration, dans un dialogue silencieux. Avec Jean Paulhan, les deux verbes se conjuguent de multiples façons; ils s’entremêlent, se répondent, bousculent certaines priorités ou convenances, se réfléchissent l’un l’autre. Toute une dynamique se met en place et le dialogue dont je parle s’instaure. Une parole inattendue, parfois bizarre ou incongrue se tient, se prolonge. Le lecteur sort de l’ombre, parle, se dévoile, fait acte de sa lecture. Et cela dans son travail d’éditeur, de directeur de revues (notamment la fameuse NRF), de critique, d’écrivain. Dans toute son oeuvre donc. Cette conjugaison des verbes « lire » et « écrire », prend, avec Paulhan, un sens à la fois grave et enjoué, frontal et néanmoins oblique, singulier, original, et du plus haut classicisme. Les deux volumes de la magnifique entreprise des OEuvres complètes menée chez Gallimard depuis 2006 par Bernard Baillaud – qui a lui-même, forcément, beaucoup réfléchi sur cette conjugaison –, consacrés à la critique littéraire, avancent vers une définition de ce sens (1). Ou du moins se concentrent sur un certain horizon littéraire. L’éditeur a choisi de présenter les textes critiques de Jean Paulhan, non selon leur importance supposée, mais en suivant l’ordre alphabétique, objectif donc, des auteurs traités. Ainsi, une simple note (Claudel, Duhamel ou Simenon) ou bien une étude détaillée (ou plusieurs) sur un même auteur (Alain, Cingria, Fénéon, Sade ou Saint-John Perse) sont placées sur le même pied. Deux embardées, mais à l’intérieur du même champ: une cinquantaine de pages, à leur place, consacrées à Jean Paulhan lui-même – et par lui-même –, et, à la fin du second volume, trois cents d’écrits divers, de circonstance ou hors de toute circonstance (comme cet étonnant Traité du ravissement datant de 1934), sur ou autour de la critique. En janvier 1944, Maurice Blanchot, qui reconnut toujours – en le lisant, en le commentant – une grande dette intellectuelle à l’égard de son éditeur, écrit dans le Journal des débats, qu’avec Paulhan, « on apprend à cerner et, en vérité, à comprendre un mystère qui met la critique plus hors de notre portée que la poésie ou le roman ». Ainsi, la critique est un mystère au moins aussi grand que la poésie ou le roman. Diable ! penseront les écrivains qui n’ont pas l’intention de céder le moindre millimètre de leurs prérogatives ou de leurs prestiges. D’autres en revanche se sentiront interpellés, secoués par cette affirmation. Paulhan, souriant sans agressivité à l’évocation de ces prestiges, développe cette idée. L’accent est mis sur la nature et la fonction du métier. Une oeuvre critique s’élabore, sans bords ni fin. LES BONS ET LES MAUVAIS À de multiples reprises, de lui-même ou en réponse à des questions qu’on lui pose, Paulhan tente de dire ce qu’est, ou doit être, cette oeuvre. Parfois (comme en 1939, pour Marianne), la réponse semble élémentaire, simpliste : « J’entends par critique, comme tout le monde, un écrivain qui distingue les bons écrivains et les mauvais écrivains [...] Nous appellerons donc critique l’écrivain qui sait à quelles conditions le roman est acceptable, et le poème parfait. Connaissez-vous de nos jours un seul écrivain qui le sache ? Bien plus : un seul critique qui se pose la question ? Je n’en vois pas. » Onze ans plus tard, pour l’Âge nouveau, il retrouve ce socle élémentaire, premier : « Le devoir de la critique littéraire me paraît très simple (et sans doute le jugerezvous trop simple). Il consiste à déterminer précisément les traits qui distinguent un bon livre d’un mauvais. Ce n’est pas si facile. Ah non, mais je suppose que cela vaut bien le travail de toute une vie. » Dans ces deux extraits, il faut noter le passage subtil, par un mot, une expression, du facile et du sommaire au vertige d’une question qui ne se laisse jamais figer dans une réponse. Le mot « écrivain », dans la première citation, ouvre une large perspective... Où donc commence et s’arrête le métier d’écrire ? Quelles sont ses « conditions » ? Dans la seconde, c’est le mot « traits » qui donne à la critique une mission inattendue, qui va au-delà du jugement, ou qui du moins l’intègre. Il faut aussi s’arrêter longuement sur les pages consacrées à la NRF et sur le rôle que Paulhan entendait lui donner, y compris dans la période tendue de la guerre et de l’Occupation... Sur les auteurs et les oeuvres qu’il aborde, les angles d’attaque sont multiples. Le détail importe autant, souvent plus, que l’ensemble. La plupart du temps, le jugement dont je parlais est suspendu, reporté sine die. Car il y a plus important, plus urgent à dire, à comprendre, d’un livre, d’un auteur. D’ailleurs, des choses déterminantes peuvent être dites sur la littérature à propos d’un auteur mineur, comme Duranty. D’autres fois, ces choses font surface, comme d’elles-mêmes... Ainsi dans l’admirable F.F. ou Le critique, ce Félix Fénéon qui, « à tant de dons, à tant d’éloquence, à tant de gloire possible [...] a préféré le silence ».
Patrick Kéchichian (1) Cinq volumes parus, deux restant à paraître, sur la politique et la peinture.