Antoine Wauters Moi, Marthe et les autres Verdier, 80 p., 12,50 euros Pense aux pierres sous tes pas Verdier, 192 p., 15 euros
Après la renversante fiction Nos mères, Antoine Wauters explore une magnifique poétique de la sécession dans deux récits taillés comme des silex, les silex semés par des personnages qui tiennent du Petit Poucet. L’ogre a pour nom la famille ou encore un régime politique dictatorial qui, dans Pense aux pierres sous tes pas, s’avance comme le miroir de la politique managériale – dès lors de la non-politique – de nos dirigeants. Du sein d’un nonmonde désaccordé, ayant sombré dans un post-désastre apocalyptique ( Moi, Marthe et les autres), à partir d’un climat de ruines et de décombres, sur les blessures d’une enfance pillée, fracassée, les personnages se réinventent un présent, des devenirs qui font pièce à la désolation. Portées par une écriture tactile, se soulevant en chants de terre, de révolte et d’espoir, ces deux fables déploient le mouvement d’arrachement des laissés-pour-compte à l’invivable, à la tyrannie du mortifère. Pris dans une passion incestueuse qui les protège de la hideur du monde, les jumeaux Marcio et Léonora réenchantent les ténèbres par les pulsions désirantes, la radicalité sauvage, le devenir fille du garçon et garçon de la fille. Si la Habdourga de Pense aux pierres sous tes pas fait songer au comté de Yoknapatawpha de William Faulkner, c’est du côté de Sa majesté des mouches de William Golding qu’il nous entraîne. Au pseudo-bonheur frelaté vendu par le néo-libéralisme, à la destruction des forêts, de la nature sous les coups de boutoir d’un productivisme suicidaire, à l’idéologie narco-capitaliste, la communauté des exclus dit non. La voix des sans-voix se matérialise dans le personnage de Zio, un résistant aux dictatures qui se succèdent plus vite que les saisons. L’heure n’est plus celle de l’inceste Ulrich-Agathe de Robert Musil, de Pierre et Isabel chez Herman Melville : l’heure de Wauters a fait le deuil du temps des horloges. Le secret du sursaut de vitalité alors que tout n’est plus qu’anéantissement, paysages de décombres, c’est l’enfance, une enfance non pas « retrouvée à volonté » au travers de la littérature, mais une enfance pillée, fracassée, qui double sa noirceur par une nouvelle naissance placée sous le signe de la désertion loin du système, de noces toutes camusiennes avec une nature plus grande que les dommages qu’on lui inflige. Pour que s’élèvent les chants de la révolte, il faut une sorcière, un chaman, Mama Luna, créature à l’intersection des règnes, branchée sur les puissances des non-humains. Parfum têtu des hommes qui refusent le devenir asphalte de leurs vies et le devenir béton des fleuves, des bois, interrogation sur la roue de la fortune (qu’avons-nous fait pour mériter l’apocalypse, l’oppression ?), reconquête de l’existence après la fin… Wauters gémellise les mots en insurrection contre la novlangue et les corps qui se recomposent une vie dans l’après-désastre. « Nous avions trop. Aussi était-il juste et bon de tout perdre, puis de tout recommencer […] À présent, nous devons tout reprendre à zéro, tout recréer : la vie, l’espoir et la joie tout au fond de nous. » Le rythme de la langue matérialise les incessantes relances d’une liberté que l’on saccage du dedans, que le dehors formate et domestique. Dans Moi, Marthe et les autres, dans un Paris détruit par un événement laissé dans l’indéterminé, les noces des survivants et du souffle de la vie prennent la forme du papillon Alfonso et du narrateur Hardy. Wauters livre deux fictions bouleversantes qui mènent la littérature dans une politique du sensible faisant droit aux bruissements de la matière.
Véronique Bergen