Thomas A. Ravier Sans le baroque, la musique serait une erreur Léo Scheer, « Variations », 120 p., 16 euros « Le 21e siècle sera baroque ou ne sera pas », affirme le romancier et essayiste Thomas Ravier.
Sans le baroque, la musique serait une erreur, le livre de Thomas Ravier, n’est pas un traité de musicologie mesuré, mais une hypothèse radicale sur la disparition de la musique. Hypothèse libérée de la modalité conditionnelle de la formule de Nietzsche, presque frivole, qui l’a engendrée. « Sans la musique, la vie serait une erreur » devient ainsi – clavier maîtrisé ( clavo, le clou) plus que marteau sans maître – « sans le baroque, la vie est une erreur ». Évoquant la radicalité de l’hypothèse, je veux surtout parler de sa pointe, de son point. Point de baroque, comme on dirait point de néant. Le point, quintessence du don ou de l’absence. Autant dire que l’hypothèse est vertigineuse, faisant dépendre non seulement la musique, mais la vie même, de cette conscience baroque du néant. Sans le baroque, aujourd’hui ? Spectacle, falsification, disparition. Le XXXII de la collection «Variations », numéro de la chance imprimé par la plus heureuse des coïncidences sur le livre, m’oblige à commencer par Glenn Gould. Et Thelonious Monk. « Monk… Gould… Je n’écoute jamais l’un sans penser, sans passer à l’autre. » Penser en passant, passer en pensant, est une première approximation du baroque selon Thomas Ravier. Et une bonne définition des styles de Gould et de Monk, les premiers à rompre le lien sacramentel du concert, « à afficher une indifférence aristocratique obstinée au public légal ». Les fredonnements de Gould et de Monk sont précisément là pour vous tenir à distance et vous rappeler qu’ils pensent en passant et passent en pensant. Exactement comme le font les vitres sur les tableaux de Francis Bacon. Le morceau, le tableau : un instrument de pensée doublé d’un moyen de passage. Et inversement. De Monk, Ravier dit qu’il est « l’inventeur de l’exil sur place ». Au coeur du spectacle, hors du spectacle, dans un exil loin « de cette humanité nocturne qui va de Wagner à Daft Punk ». Deuxième approximation du baroque irrévérent. Troisièmement. « Quand on s’appelle Monk, on n’a pas attendu de sombrer dans l’aphasie pour savoir quoi penser en son nom du silence et de ses trous noirs où descendre provoquer dangereusement le rythme. L’abîme en bémol… » Science du rythme. En deux temps, trois mouvements, toucher l’abîme. En bémol? Pour déterminer la tonalité de son nom, « nom qu’il n’aura eu de cesse de déchiffrer, au clavier, comme étant sa véritable partition ». Formulation lumineuse. La lumière du nom de Monk/knoW luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. 4. « Révélation : la musique est partout dès qu’on est capable d’entendre le présent monter vers soi. » Du fond de l’abîme. Le présent musical, porté par le néant, seul cadeau pensable au coeur du baroque tel que l’entend Thomas Ravier. « La musique baroque est issue en grande partie de la chorégraphie des rythmes de danse de pieds, d’inflexions très physiques. Alors que le répertoire romantique mobilise essentiellement les bras et la tête (1). » La tête baroque est réfractaire à la mobilisation. N’AYEZ PAS PEUR! Ces quatre points (penser en passant et passer en pensant; être exilé sur place ; déchiffrer son nom comme sa véritable partition ; entendre le présent monter vers soi comme musique) semblent dessiner, au centre du livre, dans une anamorphose de perle ou d’ellipse ovoïde baroque, un autoportrait de la pensée dissimulé en pleine lumière. Un habile détournement de citation, faisant surgir une déclaration proverbiale de Jean-Paul II, illustre parfaitement cette technique de composition baroque : « La musique baroque demande à être vécue. N’ayez pas peur ! » Et confère une autorité pontificale à la concision, l’énergie et l’allégresse d’une proclamation… situationniste. Mais « l’excès en tout genre propre au baroque est un trompe-l’oreille destiné à masquer le vide paradoxal dont jouit cette musique. Loin des salles de spectacle, le baroque est une expérience mystique ». L’expérience mystique de la musique baroque, loin du spectacle, a-t-elle fait son temps ? « Les avant-gardes n’ont qu’un temps ; et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est, au plein sens du terme, d’avoir fait leur temps. Après elles, s’engagent des opérations sur un plus vaste théâtre », dit Guy Debord dans In girum imus nocte et consumimur igni. « Je persiste et signe : le 21e siècle sera baroque ou ne sera pas », soutient Ravier. La musique baroque comme pensée, comme « absence de toute forme de tragédie rendue aux clartés d’un coeur polyphonique », permettrait-elle de mieux comprendre les opérations déjà engagées sur un théâtre plus vaste ? Point de tragédie. « Nous avons eu la révélation d’une catastrophe qui nous projette dans l’ère planétaire. Même si la plupart des esprits retardent considérablement par rapport à cette révélation, elle n’en est pas moins la trame de tout ce qui apparaît autour de nous, le noyau même du spectacle, invisible aux théoriciens du spectacle », écrit Philippe Sollers dans « Les dieux grecs (2)». Le théâtre des opérations de ce 21e siècle à peine majeur n’est peut-être pas plus vaste, mais au contraire plus resserré. Invisible même. Écoutons le coeur de Thomas Ravier dans ses clartés polyphoniques, rendu à l’absence de toute tragédie: « Ce n’est pas seulement la musique que j’écoute, c’est ma vie qui est devenue intensément baroque. Trop tard, cette rotation théâtrale des événements est désormais ma drogue favorite – ma “passion prédominante”. Le jour absorbe la sombre nuit de la mort sous un soleil de satin. The night is down. » Clartés d’un coeur polyphonique et non plus seulement mystique. Vérité fuguée du baroque. (1) Citant Marc Minkowski. (2) Repris dans Complots, Gallimard, 2016.