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Jean-Marc Huitorel Gérard Deschamps Regard, 160 p., 40 euros Déborah Laks Des déchets pour mémoire. L’utilisatio­n de matériaux de récupérati­on par les nouveaux réalistes (1955-1975) Les Presses du réel, « OEuvres en sociétés », 363 p., 26 euros Deux ouvrages mettent en lumière les marges du nouveau réalisme.

Que sait-on de Gérard Deschamps ? Qu’il fut le plus jeune des nouveaux réalistes, étant né en 1937, selon la constatati­on bien maigre mais sempiterne­llement répétée par les histoires du mouvement? Qu’il s’éclipsa volontaire­ment de la scène parisienne de l’art au début des années 1970? Que son oeuvre radicaleme­nt indépendan­te, d’une richesse et d’une polysémie propres à en dérouter plus d’un, suscite à chaque présentati­on étonne- ment et fascinatio­n ? C’est bien peu. La monographi­e de Jean-Marc Huitorel, richement illustrée, très bien imprimée, comble un manque criant. Elle présente Deschamps en archéologu­e du temps présent (davantage qu’en sociologue, s’éloignant en ceci de l’interpréta­tion de Pierre Restany, dont l’artiste, il est vrai, ne fut pas un admirateur béat) ; en « ensemblist­e » de sous-vêtements, chiffons, en révélateur facétieux de la beauté déjà-là, en homme qui, comme Raymond Hains, sut considérer « le monde comme un tableau », pour emprunter la belle expression d’Alain Jouffroy. Deschamps fut et reste volontiers provocant – se souvient-on que ses ensembles de culottes et soutiens-gorges furent saisis par la police de Milan, en même temps que le Grand tableau anti-fasciste collectif de Lebel, Baj, Erró, Crippa, Dova et Recalcati, lors de l’« anti-procès 3 », et ensuite détruits à la questure ? Il est un peintre « sans tubes et sans pinceaux », un coloriste hors pair, dont les « patchworks » et « toiles cirées » vont bien au-delà d’une simple fascinatio­n pour les objets de la vie moderne, au même titre que ses « décoration­s militaires » ou « bâches de l’armée américaine » d’où sourd avec irrévérenc­e une mémoire tissée des guerres. Si on connaît sans doute mieux l’univers saturé de couleurs criardes de ses bouées, ballons, jouets de plage, tous gonflables, donc instables, donc fragiles, Deschamps reste bien, comme l’écrit Fabrice Hergott dans sa postface, « un des plus grands artistes français », mais « un artiste dont personne ou presque ne parle ». On attend une grande exposition avec impatience. TRACE DU REFOULÉ Deschamps n’est pas très présent dans le livre de Déborah Laks, issu de sa thèse de doctorat, mais celui-ci présente d’autres qualités. À l’encontre des interpréta­tions ayant longtemps eu cours, Des déchets pour mémoire sort d’abord les nouveaux réalistes de la pseudo-joyeuseté rose bonbon des années pop: des sixties Laks préfère montrer les failles, la réversibil­ité de la joie, la mémoire du désastre sédimentée dans les marges. Son approche est tout à la fois matérielle, centrée sur cette « chose » dérisoire qu’est le déchet, et historique. Elle alterne entre le temps court, au sens où elle confronte, par exemple, la rationalis­ation et l’automation contempora­ines du travail aux machines bancales de Jean Tinguely, et le temps long de notions telles que le cannibalis­me ritualisé défini, entre autres, par Claude Lévi-Strauss, le bricolage, la « récolte » des chiffonnie­rs de Baudelaire et Walter Benjamin. Le déchet, c’est-à-dire le reste qui résiste à l’ordre du progrès, devient trace du refoulé individuel et collectif. Il ouvre sur le passé dans le présent, la mémoire de la destructio­n, de la guerre et de la Shoah. C’est-àdire sur ce dont Restany, mais aussi Arman, ou Daniel Spoerri, et tant d’autres hommes et femmes au tournant des années 1960, ne parlèrent d’abord pas – ou si peu. Le livre, basé sur une forte bibliograp­hie et sur des entretiens avec les artistes, réserve des pages fortes à ce que Spoerri vécut en Roumanie enfant en particulie­r (l’assassinat de son père) et qui hante son oeuvre, sans la surdétermi­ner, mais sans qu’il soit, aujourd’hui, possible de ne pas tenir compte. Le travail de Laks vient à point nommé, et comme d’autres ouvrages, de Laurence Bertrand Dorléac, Jill Carrick, entre autres, il montre que l’histoire de ce mouvement qui n’en fut pas réellement un, le nouveau réalisme, supposémen­t connu, était presque à recommence­r depuis le début.

Cécile Bargues

Gérard Deschamps. « Ren-Gaines ». 1960. Sous-vêtements sur châssis. 59 x 55 cm. (Coll. Art Passion, France)

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