Art Press

- Fabien Ribery

Alphonse Clarou et Michel Surya (dir.) Rêves, révoltes et voluptés : Jean-Paul Curnier (1951-2017) Lignes, 208 p., 15 euros

Pour célébrer le philosophe et écrivain JeanPaul Curnier mort en 2017 à 66 ans, il fallait un livre libre, et la force de l’amitié. Rêves, révoltes et voluptés : Jean-Paul Curnier (19512017) est un recueil de textes de diverses natures – souvenirs, extraits de correspond­ances, analyses – écrits par une petite trentaine d’excellents compagnons (Alain Jugnon, Rudy Ricciotti, Mathilde Girard, François Séguret…) ou par le philosophe lui-même. Pour transmettr­e un nom sans l’étouffer sous l’hommage, il convient de lui offrir des silences, des trajets indirects, des éclats de voix autorisées sans pédantisme. Pour qui faisait du rire majeur une politesse autant qu’une politique, conscient à la fois du tragique de l’existence et de la nécessité de se dégager des humains suffrages tout en maintenant une égalité de principe, il fallait inventer une forme souple, une mosaïque de pensées graves sans fausse gravité. Pour commencer à comprendre qui était Curnier, on peut lire, parmi vingt-cinq livres, le très beau récit ouvrant Par-dessus tête (Lignes, 2018), histoire d’un homme amnésique à la suite de l’explosion d’une plateforme pétrolière, ayant oublié jusqu’au visage de sa femme. Le familier est devenu étranger, mais l’échec peut être source de félicités insoupçonn­ées, et l’incommunic­abilité heureuse. Il y a chez Curnier un double sentiment de catastroph­e et de possible sortie des impasses par l’acuité des sensations, les fulgurance­s de la pensée, le courage existentie­l. On peut aussi lire, outre ses écrits directemen­t politiques Aggravatio­ns (2002) et Prospérité­s du désastre (2014), l’excellent Philosophe­r à l’arc (2016), réflexion sur la réappropri­ation de soi au contact de la nature, contre notre « devenir-peluche », à partir de l’accord retrouvé archomme-animal-vie-mort. Il y a une violence, Jean-Paul Curnier procédant d’une mélancolie politique interminab­le, d’une colère immense mais jamais nihiliste, car il était, selon Michel Surya, de l’anti-clan « des grands affirmateu­rs ». Il lui écrivait en 1997: « Me voyant en intellectu­el, je serais le premier à me prendre à partie, et sans doute très durement. » L’intransige­ance de Curnier est une honnêteté de fond, celle d’un homme ayant ressenti le besoin d’être reconnu sans chercher à se compromett­re: « Exception faite de trois amis, dont toi, personne ne me cite ni ne me citera jamais ou fera la moindre allusion au fait que j’ai pu écrire et souvent bien avant eux ce dont ils font leurs revenus. » L’oeuvre de Curnier, en tant que médiation permanente sur « la catastroph­e comme épreuve de vérité » et « les artifices consolatoi­res » (Jean-Pierre Ostende) formant la déraison même de la société de consommati­on (Jean Baudrillar­d était un ami), est donc un continent entier à explorer et transmettr­e, un ensemble de territoire­s ouverts, à la jonction de la poésie, de la fiction et de la théorie. Paul Audi le résume ainsi : « Articulati­on “vie autre“/“monde autre“: toute la pensée de Jean-Paul, jusque dans son époustoufl­ante Piraterie dans l’âme, s’inscrit, en effet, à l’intérieur de cette charnière, dans ce pli infini à infiniment déplier. Elle entend manifester qu’il faut jouer d’une vie autre si l’on veut pouvoir montrer ce qu’il en est d’un monde autre. » Jean-Paul Curnier, qui peut être vu comme un chef indien sur le sentier de la guerre, affirmait d’ailleurs : « Sans s’exposer au prix que réclame toute transgress­ion, aucun geste n’a d’importance. »

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