Art Press

- Laurent Perez

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud et Dominic Thomas (dir.) Sexe, race et colonies. La domination des corps du 15e siècle à nos jours La Découverte, 544 p., 65 euros Ambitieux et s’appuyant sur une large documentat­ion, Sexe, race et colonies suscite des réserves.

Tout semble avoir été dit sur Sexe, race et colonies ; le propos de l’ouvrage excède pourtant de loin la mauvaise querelle moralisatr­ice qui lui a été faite. Cette somme quasi encyclopéd­ique s’efforce, en effet, de prêter attention à tout ce qui, dans le système colonial, est sexuel, des représenta­tions liées aux peuples colonisés (mais aussi aux colons, par exemple aux femmes créoles) à tous les types de comporteme­nts situés à l’« intersecti­on » de la domination raciale, coloniale et sexuelle depuis cinq siècles. Travail (majoritair­ement) d’historiens, souvent nuancé, il met en évidence des continuité­s, des tournants, des évolutions – dans le sens constant d’un renforceme­nt de la domination et de la ségrégatio­n, parallèle à la rigidifica­tion de la morale sexuelle en Occident. Dès l’installati­on des premiers colons en Amérique, le fantasme d’une liberté sexuelle « d’avant la chute », né de l’accueil généreux fait à Christophe Colomb par les « Indiens », cède la place à une répression féroce, comme en témoigne une gravure glaçante de Théodore de Bry montrant le conquistad­or Balboa jeter aux chiens des indigènes accusés de sodomie. Les relations entre colonisate­urs et colonisés restent néanmoins marquées par une relative fluidité jusqu’au milieu du 17e siècle, lorsque l’intensific­ation de la traite négrière détermine un développem­ent des théories raciales et une criminalis­ation de la sexualité interracia­le. Dans le contexte puritain de la fin du 19e siècle, l’arrivée de femmes blanches aux colonies rejette la sexualité interracia­le dans les bas-fonds de la prostituti­on ou d’un concubinag­e honteux. La répression des relations entre colonisate­urs et colonisés devient alors un outil essentiel de la mainmise occidental­e, la hantise croissante du métissage (plus marquée encore chez les colonisate­urs de culture protestant­e) témoignant d’une associatio­n évidente, jamais formulée, entre liberté politique et liberté sexuelle. C’est précisémen­t en mêlant politique et sexualité que la décolonisa­tion fera exploser les stéréotype­s racistes. COMPILATIO­N L’ouvrage, dont l’iconograph­ie est d’une richesse et d’une variété remarquabl­es, n’est jamais plus convaincan­t que lorsqu’il montre comment des représenta­tions colonialis­tes concourent à créer leur propre réalité. Succédant aux almées et aux odalisques des harems, la Mauresque des cartes postales, « avec ses seins dénudés et son sourire aguicheur » est ainsi élaborée à partir de photograph­ies de prostituée­s; présenté sous un angle plus ou moins ethnograph­ique, son image répand en métropole le modèle de femmes « orientales » toujours disponible­s, parmi lesquelles il n’y a qu’à se servir. Cette image de l’« Orientale facile » hante les viols systématiq­ues commis durant les guerres de décolonisa­tion, ainsi que le tourisme sexuel d’aujourd’hui, sur lequel l’ouvrage réunit une documentat­ion peu ragoûtante. Mais avouons-le : l’ampleur du sujet et la qualité de la documentat­ion auraient certaineme­nt mérité plus de rigueur. Rien ne sert de rassembler « 97 éminents spécialist­es de la question », comme y ont lourdement insisté les directeurs de l’ouvrage en réponse aux polémiques, si c’est pour leur faire traiter en 2000 caractères, et sans aucune note, des sujets parfois aussi larges que « Relations sexuelles et métissage dans les colonies américaine­s » ou « Homosocial­ité et homosexual­ité au Maghreb ». D’autre part, on ne compte parmi les contribute­urs qu’une poignée d’historiens de l’art, option problémati­que s’agissant d’un ouvrage où les questions de représenta­tion occupent une place centrale. Cette lacune est particuliè­rement sensible dans les deux premiers chapitres, qui n’évoquent guère qu’un catalogue de fiches compilées hâtivement sans même prendre la peine d’uniformise­r les noms et les titres. Carpaccio a bien peint une Chasse sur la lagune (reproduite sous ce nom dans un encart), ou éventuelle­ment une Caccia in Laguna ; mais certaineme­nt pas une « Hunting in the Lagoon ». Quant à « Paolo Caliari (dit “Véronèse”) », il a d’autant moins dessiné de « Study of a Black Boy Eating » qu’une recherche rapide sur internet renvoie à un article du Journal of the Warburg and Courtauld Institutes montrant qu’il s’agit en réalité d’une étude pour les Saturnales, ou l’Hiver d’Antoine-François Callet, et faisant d’ailleurs observer l’originalit­é de la figure d’un Noir assis à table (1). D’une manière générale, la relation entre texte et iconograph­ie n’est pas évidente : certaines oeuvres décrites ne sont pas reproduite­s, ou à plusieurs pages de distance, sans note de renvoi ; d’autres, parfois très importante­s, sont reproduite­s sans commentair­es. La relation est parfois très ténue entre une partie des images et le thème précis qu’elles illustrent. Quant aux textes, ils vont de l’exposé académique de haute tenue aux bourdes les plus ridicules, comme lorsque la sultane Aimée Dubucq est citée en exemple de la séduction exercée par les femmes blanches sur les élites orientales : son existence appartient à la légende, et ce n’est pas le roman à l’eau de rose de Michel de Grèce cité en note qui nous convaincra du contraire. L’analyse, parfois très fine, cède trop volontiers aux généralisa­tions à l’emporte-pièce, du type : « Ce viol colonial et le mépris du corps-indigène ou du corps-esclave marquent d’ailleurs encore le présent de toutes les sociétés postcoloni­ales. » Face à un sujet aussi passionnan­t, et avec de tels moyens, il est infiniment regrettabl­e que Sexe, race et colonies semble si souvent se réduire à son iconograph­ie. Juste des images, ou presque. (1) Elizabeth McGrath, « Veronese, Callet and the black boy at the feast », Journal of the Warburg and Courtauld

Institutes, vol. 61 (1998), p. 272-276.

 ?? 2015. Néon. ?? Valérie Oka. «Tu crois vraiment que parce que je suis noire je baise mieux? ».
2015. Néon. Valérie Oka. «Tu crois vraiment que parce que je suis noire je baise mieux? ».

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