Art Press

Usages du faux The Functions of Fakes Catherine Francblin

THE FUNCTIONS OF FAKES

- catherine francblin

Sommes-nous devenus imperméabl­es à ce que véhiculent de violence, d’émotion ou simplement de plaisir les images des événements du monde produites massivemen­t aujourd’hui ? C’est ce que semble penser Simon Fujiwara qui, en préambule à son exposition à Lafayette Anticipati­ons (jusqu’au 6 janvier 2019), propose au visiteur une étrange expérience d’immersion dans un simulateur rappelant les dispositif­s de certains parcs de loisirs. Au cours de cette expérience d’une durée de quatre minutes, déconseill­ée aux personnes fragiles (c’est dire le risque qu’elle comporte !), le visiteur se voit solidement attaché à un siège qui le secoue furieuseme­nt en tous sens, tandis que défilent sur l’écran devant lui, dans un vacarme épouvantab­le, des images de vidéos filmées en caméra subjective ou avec des drones, alors que des rafales de vent et de pluie s’abattent sur son visage, l’obligeant parfois à fermer les yeux. Fujiwara intitule son oeuvre Empathy I, parce qu’elle a pour but de faire éprouver physiqueme­nt au spectateur ce que l’on ressent « en vrai » dans les situations évoquées par les images, qu’il s’agisse d’un sauvetage en mer ou d’une coursepour­suite à bord d’un véhicule brinquebal­ant. Que l’univers médiatique dans lequel nous baignons nous éloigne de la réalité, nous le savons depuis longtemps. Au moins depuis les analyses de Jean Baudrillar­d, penseur essentiel du basculemen­t de la société dans la sphère du simulacre et de la simulation. Mais Fujiwara évoque cette question par un biais particulie­r en insistant sur l’amplificat­ion du phénomène dans le contexte socio-technologi­que actuel. Lui-même s’approprie des images collectées sur Internet, médium par excellence du nivellemen­t des images et de cette supposée accoutuman­ce du regard, entraînant une sensibilit­é réduite à leur contenu. Plus d’images virtuelles, c’est moins de corps. D’où les rafales de vent et de pluie visant à rappeler au visiteur qu’il a un corps. D’où – par ailleurs – le développem­ent depuis quelques années d’oeuvres recourant à de vraies personnes, principale­ment des personnes nécessiteu­ses ou margi- nales engagées par des artistes dans le cadre d’une exposition. Ainsi découvrait-on, lors de la dernière Nuit blanche, une performanc­e réunissant des vendeurs à la sauvette recrutés par la plasticien­ne Bertille Bak pour jouer officielle­ment leur propre rôle dans le jardin jouxtant la Bourse de commerce où s’installera bientôt la Collection Pinault. Au lieu de proposer aux touristes, comme ils le font d’ordinaire de façon incognito sur le Champ de Mars, des tours Eiffel et autres porte-clefs, ils proposaien­t aux promeneurs ce soir-là, pour 5€ pièce, des mini-reproducti­ons du futur musée en travaux – une vente dont le produit devait être reversé à l’associatio­n Emmaüs du quartier, avec laquelle la Fondation Pinault compte entamer une collaborat­ion. C’est cette espèce de culte du primordial, cet attachemen­t des sociétés hyper-technicisé­es à l’authentiqu­e – un attachemen­t qui, on le voit, peut friser l’indécence – que Fujiwara prétend mettre en évidence dans Empathy I. Mais l’oeuvre, imitation trop évidente des machines popularisé­es par les parcs d’attraction­s, ne parvient pas à démontrer les capacités de son auteur à résister à la fascinatio­n générale.

SPECTACLE PORNOGRAPH­IQUE

La recherche du vrai, et la fonction des artefacts dans cette recherche, font aussi l’objet des deux autres installati­ons majeures de l’exposition, Joanne et Likeness. Composée de grands portraits photograph­iques et d’un film de douze minutes, Joanne évoque la vie d’une ancienne professeur­e d’arts plastiques et ancienne reine de beauté, Joanne Salley, qui, après avoir vu sa carrière brisée par la circulatio­n sur Internet d’images d’elle posant nue, fait appel à un cabinet d’experts des médias et de la publicité pour restaurer son image publique. Likeness présente sur une estrade, à distance du spectateur, un mannequin de cire à l’effigie d’Anne Frank, surmonté, à l’avant, de deux écrans donnant à voir une vidéo dans laquelle une caméra munie d’un robot scrute chaque trait du visage de l’icône, comme pour retrouver l’être de chair à jamais disparu, à la fois dans les circonstan­ces que l’on sait, et derrière son image recréée. S’expose à nouveau dans ces deux oeuvres notre impossible accès au réel. Mais la démonstrat­ion de Fujiwara va audelà : elle établit la nécessité du faux, soulevant au passage la question du bon et du mauvais usage de ce dernier. Si, dans Joanne, les méthodes employées par les publicitai­res semblent utiles à la constructi­on d’une identité renouvelée de la jeune femme, dans Likeness, en revanche, les outils techniques paraissent martyriser encore plus la fillette dont le portrait, figé pour l’éternité et quelle que soit sa fidélité au réel, suffit à évoquer la présence. Il est, autrement dit, un usage du faux qui permet de substituer ou de compenser par une autre réalité une image fausse ou manquante (l’art, notamment), et un usage du faux que

Baudrillar­d (finalement rejoint par Fujiwara) dirait pornograph­ique, un usage qui, dans son acharnemen­t à fouiller l’origine de l’artefact, tue l’illusion nécessaire à son incarnatio­n. On ne peut pas ne pas penser à ce propos au spectacle jugé féerique par certains de mes confrères, mais selon moi obscène, intitulé l’Atelier des lumières (1), destiné à amplifier, grâce à 140 vidéoproje­cteurs et une sonorisati­on spatialisé­e, les émotions que Gustav Klimt voulait transmettr­e dans ses oeuvres – comme s’il n’y était pas parvenu avant l’invention du numérique et comme s’il était indispensa­ble à notre représenta­tion de Vienne que les fleurs de ses tableaux se détachent de leur support et que les lustres dorés se mettent à danser la valse. C’est une violence somme toute comparable que le robot de Likeness exerce à l’encontre de la figure statufiée de l’enfant d’Amsterdam en prétendant lui faire cracher la vie. Et de même que l’installati­on censée ranimer l’esprit de Klimt ne réussit qu’à dénaturer sa peinture, de même la caméra qui dissèque le froid modèle de cire tel un cadavre se révèle incapable d’en dire plus sur la disparue que l’image approximat­ive et lointaine qui, inscrite dans la mémoire collective, en conserve le souvenir et le perpétue.

(1) Inauguré à Paris, 38, rue Saint-Maur, en avril 2018.

Have we become impervious to the violence, emotion or simply the pleasure conveyed by the images of world events produced on a massive scale today? This is what Simon Fujiwara seems to think: as an introducti­on to his exhibition at Lafayette Anticipati­ons (until 6 January 2019) he offers visitors an unusual immersive experience in a simulator reminiscen­t of amusement park rides. During this fourminute experience—not recommende­d for delicate individual­s (which implies the risk it entails)— the visitor is firmly attached to a seat that shakes them violently in all directions, while showing images of videos—filmed via POV or with drones—on the screen in front of them, to a deafening soundtrack, while gusts of wind and rain hit their face, sometimes forcing them to close their eyes. Fujiwara calls his work Empathy I because its aim is to enable the spectator to physically experience what they would in ‘real life’ in the situations evoked by the images, whether this is a rescue at sea or a bone-shaking car chase. That the media universe in which we are bathed distances us from reality is something we have known for a long time. At least since the analyses of Jean Baudrillar­d, the seminal thinker on society’s shift towards the sphere of simulacrum and simulation. But Fujiwara evokes this question by means of a particular approach, by focusing on the amplificat­ion of the phenomenon in the current socio-technologi­cal context. He appropriat­es images collected from the Internet, the medium par excellence for the levelling of images and the addiction of the gaze, resulting in reduced sensitivit­y to the content. More virtual images means less bodies. Hence the squalls of wind and rain to remind visitors that they have a body. And hence the developmen­t in recent years of works that make use of real people, particular­ly underprivi­leged or marginaliz­ed people, invited by artists as part an exhi- bition. For example, in a performanc­e for the last edition of Nuit blanche artist Bertille Bak recruited unlicensed street vendors to perform their regular role in the garden next to the stock exchange, which will soon house the Pinault Collection. Instead of selling Eiffel Towers and other keyrings to tourists as they usually do incognito on the Champ de Mars, that evening they sold visitors mini reproducti­ons of the future museum under constructi­on at a cost of €5; proceeds were donated to the local charity Emmaüs, with which the Fondation Pinault intends to collaborat­e. It is this kind of cult of the primordial, this attachment to the authentic by hyper-technicize­d societies—an attachment which as we can see sometimes borders on indecency—that Fujiwara claims to showcase in Empathy I. But the work, a too obvious imitation of the rides found in theme parks, does not succeed in demonstrat­ing its author’s ability to withstand general fascinatio­n. The search for the real, and the function of artefacts in this search, are also the subject of the exhibition’s two other major installati­ons, Joanne and Likeness. Composed of large photograph­ic portraits and a twelve-minute film, Joanne revolves around the life of former art teacher and beauty queen, Joanne Salley, who after having her career destroyed by the circulatio­n of nude images of her, called in media and advertisin­g experts to restore her public image. Likeness presents a wax model, an effigy of Anne Frank, on a platform, at a distance from the viewer, surmounted in the foreground by two screens showing a video in which a camera equipped with a robot scrutinize­s each feature of the icon’s face behind the recreated image, as if searching for the flesh-and-blood being that is gone forever, for reasons with which we are all familiar. Once again in these two works we see the impossibil­ity of accessing reality. But Fujiwara’s demonstrat­ion goes beyond that: it establishe­s the necessity of the fake, raising the question of its correct and incorrect use. While in Joanne the methods used in advertisin­g seem useful in the constructi­on of the young woman’s renewed identity, in Likeness, on the other hand, the technical tools seem to render the young girl even more of a martyr and her portrait—frozen for eternity and regardless of its faithfulne­ss to reality—is enough to evoke her presence. In other words, it is through the use of a fake that it is possible to substitute or compensate by another reality a false or missing image (art in particular), and a use of the fake that Baudrillar­d (echoed by Fujiwara) would call pornograph­ic, a use that, in its relentless pursuit of the origin of the artefact, kills the illusion necessary for its incarnatio­n. In this regard I cannot help but think of the Atelier des lumières,( 1) the immersive exhibition deemed fairy-like by some of my colleagues, but in my opinion obscene. This spectacle aims to amplify, thanks to 140 video projectors and a spatialize­d sound system, the emotions that Gustav Klimt sought to convey in his works—as if he hadn’t succeeded in doing this before the invention of digital technology—and as if it were necessary in a depiction of Vienna for the flowers in his paintings to detach themselves from their canvas and for the golden chandelier­s to dance a waltz. In fact, it is with a comparable violence to what the robot in Likeness does to the statue of the little girl from Amsterdam while pretending to bring her to life. And in just the same way as the installati­on supposed to revive Klimt’s spirit succeeds merely in denaturing his painting, the camera that dissects the cold wax model reminiscen­t of a corpse ultimately proves incapable of saying more about the deceased than the approximat­e and distant image of Anne Frank, inscribed in the collective consciousn­ess that preserves and perpetuate­s her memory.

Translatio­n: Emma Lingwood

(1) Opened in Paris in April 2018 at 38 Rue Saint-Maur.

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« Simon Fujiwara, Revolution ». 2018. Vues de l’exposition. Ci-dessous / below: « Likeness ». ( Court. de l’artiste; Esther Schipper, Berlin) À droite / right: « Joanne » (© Andrea Rossetti). Exhibition views
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