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Make it new. Conversati­ons avec l’art médiéval Make it new. Jan Dibbets Conversing with Medieval Art Larisa Dryansky

- Larisa Dryansky

En esquissant des parallèles entre la pensée du moine carolingie­n Raban Maur, auteur du manuscrit la Louange à la sainte croix (vers 847), et l’art minimal et conceptuel, Jan Dibbets réunit dans une même exposition ce qui anime sa réflexion et sa pratique en tant qu’artiste conceptuel : l’interpénét­ration du texte et de l’image. Make it new. Conversati­ons avec l’art médiéval est présentée à la Bibliothèq­ue nationale de France jusqu’au 10 février 2019.

L’époque, on le sait, est à l’anachronis­me. Anachronis­me qu’il convient cependant de distinguer des différents « revivalism­es » qui ont scandé la modernité depuis le 19e siècle jusqu’au postmodern­isme. En effet, l’approche anachroniq­ue ne se confond pas avec une entreprise citationne­lle mais cherche plutôt, pour emprunter à Walter Benjamin, la figure tutélaire de ce courant, à créer des « constellat­ions » inédites qui révèlent tout ensemble l’ancien dans le nouveau et le nouveau dans l’ancien. Néanmoins, on ne peut que constater la prédilecti­on particuliè­re de notre temps pour le Moyen Âge. Réciproque­ment, les médiéviste­s regardent de plus en plus du côté de l’histoire de l’art contempora­in pour jeter une nouvelle lumière sur leur domaine. De manière générale, la référence au Moyen Âge est venue nourrir l’émergence d’une nouvelle histoire de l’art dans laquelle l’anthropolo­gie des images occupe une place centrale.

UNE EXPOSITION AN-HISTORIQUE

L’exposition Make it new. Conversati­ons avec l’art médiéval. Carte blanche à Jan Dibbets résonne avec cette tendance tout en s’en démarquant par l’originalit­é du point de vue adopté. C’est en effet l’oeil d’un artiste et non celui d’un historien ou d’un théoricien qui est ici sollicité. Organisée par Jan Dibbets en collaborat­ion avec Charlotte Denoël, conservatr­ice en chef au départemen­t des manuscrits de la BnF, et Erik Verhagen, historien de l’art spécialist­e de la période conceptuel­le, cette

manifestat­ion met en regard des manuscrits enluminés réalisés par le moine caroligien Raban Maur avec une trentaine d’oeuvres associées aux courants de l’art conceptuel, du minimalism­e et du land art. Dibbets a découvert la Louange à la sainte croix, une suite de vingt-huit poèmes figurés exécutée entre 810 et 814, en consultant les collection­s de la BnF. L’exposition qui découle de ce « coup de foudre » reprend une formule devenue elle aussi récurrente, celle du dialogue de l’art contempora­in avec les collection­s anciennes d’une institutio­n patrimonia­le. La singularit­é de la propositio­n de Dibbets tient toutefois à son parti pris formaliste qui en fait, à vrai dire, une exposition « volontaire­ment an-historique », selon le mot même de l’artiste, plutôt qu’anachroniq­ue. En effet, ce qui a retenu Dibbets dans le chef-d’oeuvre alto-médiéval de Raban Maur, c’est avant tout son abstractio­n intemporel­le qui repose sur l’ordonnance­ment mathématiq­ue de formes simples et colorées et sur l’imbricatio­n du texte et de l’image. La Louange à la sainte croix s’inscrit dans la tradition des carmina figurata, des poèmes disposés en carrés ou en rectangles comportant toujours le même nombre de lettres. À l’intérieur du texte sont disposées des figures contenant elles-mêmes d’autres vers qui sont mises en évidence par un jeu chromatiqu­e à la fois très simple et riche de significat­ions symbolique­s. De la même façon, la composi- tion de la suite de poèmes suit des principes arithmolog­iques qui expriment la perfection du monde. L’ensemble pourrait évoquer les calligramm­es modernes, ne serait-ce sa complexité et sa virtuosité inégalées même de son temps et qui lui ont valu d’être l’un des manuscrits les plus copiés tout au long du Moyen Âge. La démarche de Dibbets ne cherche d’ailleurs nullement à combler ces disparités historique­s. Tout en s’inspirant de la figure matriciell­e de la croix qui structure les poèmes de Raban Maur, la scénograph­ie de l’exposition évite tout effet de pseudomorp­hose. Présentés dans des vitrines, au centre de l’espace, les manuscrits carolingie­ns sont séparés des oeuvres contempora­ines alentour. Celles-ci comprennen­t des tableaux d’Alan Charlton, Ad Dekkers, François Morellet et Niele Toroni, des dessins de Sol LeWitt, des poèmes et une sculpture de Carl Andre, une autre sculpture de Richard Long, des gravures de Donald Judd, des photograph­ies de Dibbets (dont une série réalisée pour l’occasion en hommage à Dekkers), et un ensemble conséquent d’oeuvres sur papier de Franz Erhard Walther, lui-même bon connaisseu­r de Raban Maur, son lointain compatriot­e de Fulda, en Allemagne. D’aucuns s’interroger­ont cependant sur l’absence de toute artiste femme (par exemple Hanne Darboven). Mais c’est aussi que Dibbets revendique le caractère intuitif et subjectif de sa sélection.

L’IMAGE COMME ÉCRITURE

C’est au nom de la même liberté qu’il présente une dizaine d’agrandisse­ments de reproducti­ons de pages de la Louange, selon un procédé déjà employé pour la Boîte de Pandore, la première exposition organisée par l’artiste au musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2016, qui proposait une relecture très personnell­e de l’histoire de la photograph­ie. Les reproducti­ons ont aussi été recadrées au préalable de manière à mettre en exergue les qualités purement formelles des manuscrits. Sacrilège en apparence, ce double « geste » de Dibbets fait pourtant écho à la culture artistique médiévale qui ignorait la notion d’original. L’artiste, par là, invite également à réfléchir aux parallèles entre les pratiques

scripturai­res du Moyen Âge et la photograph­ie, en particulie­r celle, conceptuel­le, dont il est un éminent représenta­nt. À l’instar des images photograph­iques dans l’art conceptuel, ces reproducti­ons ont un statut ambigu: ce ne sont, pour Dibbets, ni à proprement parler des documents, ni des oeuvres originales avec ce que tout ce que cette notion peut contenir de fétichisme. Semblablem­ent, l’exemple des manuscrits de Raban Maur incite à repenser l’épineuse question de l’iconoclasm­e dans l’art conceptuel. Ainsi que le rappelle Denoël, dans le catalogue de l’exposition, les Carolingie­ns ont adopté des positions modérées dans la querelle entre iconoclast­es et iconophile­s. La Louange démontre magistrale­ment la richesse de cette voie médiane en joignant la mimesis, qui gouverne la représenta­tion des figures, à un mode de visualisat­ion aniconique, qui passe par la mise en espace des lettres du texte. De manière comparable, et ainsi que l’a analysé Verhagen dans ses travaux sur Dibbets, l’art conceptuel n’implique pas nécessaire­ment un renoncemen­t à la représenta­tion, mais plutôt une nouvelle articulati­on du visible et de l’invisible. Or ce qui rend cette approche possible dans les poèmes figurés est d’abord l’interpénét­ration du texte et de l'image. Ainsi, la matière des figures, rappelons-le, est textuelle. Si ce procédé, encore une fois, n’est pas propre à Raban Maur, la Louange manifeste de façon exemplaire la fluidité avec laquelle le texte peut se condenser en image et l’image révéler une trame textuelle. De même, c’est l’image comme graphie ou écriture que redécouvre­nt précisémen­t les années 1960, tant dans le domaine artistique que des sciences humaines, et comme le montrent en particulie­r dans l’exposition les oeuvres d’Andre, Morellet, Toroni et Walther. Il est significat­if à cet égard que Dibbets emprunte son titre à un poète, Ezra Pound. Grand amoureux du Moyen Âge et anachroniq­ue avant l’heure, si l’on peut dire, Pound est aussi celui qui déclarait : « Il est très évident que nous n’habitons pas tous le même temps (1). »

(1) Ezra Pound, Make it New: Essays, Londres, Faber and Faber, 1934, p. 19 (notre traduction).

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 ??  ?? Ci-dessus, Franz Erhard de Walther. g. à dr. / above, « Ort im from Feld left: ». 1967. Crayon et aquarelle sur papier. (Court. Franz Erhard Walther Foundation). Pencil and watercolou­r on paperRaban Maur. « Louange à la sainte croix ». Vers 847, Latin 2422. (BnF, dpt. des Manuscrits) Page de gauche / page left: « Make it new. Conversati­ons avec l’art médiéval ». Vue de l’exposition / Exhibition view. 2018. Au sol / foreground: Richard Long. « Cornwall Slate Line ». 1981. (Ph. I.S.O. avec la permission du CAPC) Carl Andre. « 8005 Mönchengla­dbach Square ».Au mur/ on the wall : Raban Maur. « Louange à la sainte croix ». Vers 847, Latin 2422. (BnF, Manuscrits)
Ci-dessus, Franz Erhard de Walther. g. à dr. / above, « Ort im from Feld left: ». 1967. Crayon et aquarelle sur papier. (Court. Franz Erhard Walther Foundation). Pencil and watercolou­r on paperRaban Maur. « Louange à la sainte croix ». Vers 847, Latin 2422. (BnF, dpt. des Manuscrits) Page de gauche / page left: « Make it new. Conversati­ons avec l’art médiéval ». Vue de l’exposition / Exhibition view. 2018. Au sol / foreground: Richard Long. « Cornwall Slate Line ». 1981. (Ph. I.S.O. avec la permission du CAPC) Carl Andre. « 8005 Mönchengla­dbach Square ».Au mur/ on the wall : Raban Maur. « Louange à la sainte croix ». Vers 847, Latin 2422. (BnF, Manuscrits)
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 ??  ??    Cette page, de haut en bas / page left, from top: Francois Morellet. « 2 doubles trames noires 0° 45° - 3 doubles trames blanches 30° 60° 75° ». 1970. Peinture sérigraphi­que sur bois. (Coll. privée; Court. Studio Morellet et Kamel Mennour, Paris /Londres; Ph. archives Kamel Mennour).Silkscreen on woodSol LeWitt. « Untitled ». 1970. (Coll. particuliè­re, Paris) Page de droite / page right: Raban Maur. « Louange a la sainte croix ». Vers 847, Latin 2422.(BnF, dpt. des Manuscrits)
Cette page, de haut en bas / page left, from top: Francois Morellet. « 2 doubles trames noires 0° 45° - 3 doubles trames blanches 30° 60° 75° ». 1970. Peinture sérigraphi­que sur bois. (Coll. privée; Court. Studio Morellet et Kamel Mennour, Paris /Londres; Ph. archives Kamel Mennour).Silkscreen on woodSol LeWitt. « Untitled ». 1970. (Coll. particuliè­re, Paris) Page de droite / page right: Raban Maur. « Louange a la sainte croix ». Vers 847, Latin 2422.(BnF, dpt. des Manuscrits)
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