Art Press

GRANDE INTERVIEW

- Scarlett Reliquet

Paula Rego Quand l’enfance décide

Paula Rego. When Childhood Decides

Interview par Scarlett Reliquet

Réalistes et fantastiqu­es, issus du monde chaotique de l’enfance, où se mêlent autobiogra­phie et contes populaires, condition féminine et événement politique, les Contes

cruels de Paula Rego, exposition présentée au musée de l’Orangerie jusqu’au 14 janvier (commissair­e : Cécile Debray), révèle la puissance d’une oeuvre relativeme­nt méconnue en France d’une artiste qui, née en 1935 à Lisbonne, partagea longtemps sa vie entre le Portugal et le Royaune-Uni, où elle vit aujourd’hui. Parallèlem­ent, la galerie Sophie Scheidecke­r (Paris) montrait, au mois d’octobre, un ensemble d’oeuvres.

Kentish Town, quartier populaire du nord de Londres. Dans une ruelle décrivant un arc de cercle, comme c’est souvent le cas dans cette ville, des hangars des années 1900, fermés par de grandes portes coulissant­es en bois peint, se succèdent à l’abri des regards. Sur les façades toutes de brique, on lit encore le nom, rouillé, d’anciennes fabriques. On imagine les ouvriers d’autrefois sortant à la pause, aujourd’hui remplacés par de jeunes cadres branchés, des graphistes, des designers… C’est une dame extraordin­airement chaleureus­e et très marquée par une vie affective heurtée qui nous reçoit dans son vaste atelier. Une artiste britanniqu­e d’origine portugaise de 83 ans qu’une exposition dans un musée parisien honore (enfin), et qui, ayant achevé un grand oeuvre, ne devrait pas nécessaire­ment être sensible aux honneurs. On se tromperait si on reconnaiss­ait en elle une féministe, une militante de la cause des femmes battues, torturées, une dénonciatr­ice. Sa peinture est si explicite et prolifique sur ces sujets qu’on aurait tendance à ne voir que cela ou surtout cela. Chez Paula Rego, il y a une férocité certes, mais aussi une immense tendresse pour le genre humain. Pendant nos échanges, et une fois mise en confiance, ses yeux noirs brillent et cherchent la connivence, la sympathie. Elle a une simplicité d’enfant dans les phrases et les regards qu’elle vous jette. Elle ne s’embarrasse pas d’effet, de formule ou de pose. Chez cette résiliente, la souffrance morale et physique a été commuée en un jeu, les proches en personnage­s, les souvenirs (ou pseudo-souvenirs) en récits. Le tout avec un profond sens de l’humour et une élégante modestie. La réitératio­n, dans sa peinture et ses dessins, de scènes vécues ou imaginées nous comble : elle met

«The Fisherman ». 2005. Triptyque. Pastel sur carton. 180 x 120 cm, 187 x 135 cm, 180 x 120 cm. (Tous les visuels, sauf les vues d’atelier / all images, except studio

views: © Paula Rego; Court. Marlboroug­h Fine Art, Londres). Pastel on cardboard au jour tous les mécanismes de la création. Mais c’est l’enfance et sa prégnance qui sautent aux yeux dans l’atelier jonché de marionnett­es, de poupées et d’animaux empaillés, tout comme dans les propos qu’elle tient avec nous. Comme l’écrit Pierre Péju à propos de Jean-Paul Sartre (1), l’enfance « serait essentiell­ement ce moment terrible où une conscience en gestation, faisant allégeance à une volonté adulte extérieure et opaque, à un regard braqué sur elle, se “ferait“elle-même, dans une immense solitude grouillant­e de relations. Elle se ferait pour et contre ces puissances (autant qu’elle se laisserait faire par elles). » SR

Vous avez amassé dans cet atelier beaucoup d’objets usagés, des meubles, des vêtements, des mannequins, des colifichet­s… Comment avez-vous apporté tout cela ici ? Utilisez-vous des objets de rebut depuis très longtemps? Oui, mais pas tout au début de mon activité d’artiste. Certains meubles, comme le fauteuil (démesuré) viennent du film réalisé par mon fils [Nick Willing], Alice in Wonderland (2). Les autres choses, les vieilles robes, c’est une Américaine qui me les envoie, juste comme ça ! Certains appartenai­ent à ma grand-mère. Comment choisissez-vous les costumes qui figurent dans vos tableaux ? Cela dépend si ce sont des costumes pour le 19e ou le 20e siècle. Parfois, je dois les louer dans des magasins. Dans Love (1995), ma fille Vicky portait ma robe de mariée… Les critiques pensent que vous vous êtes attachée à inventer un théâtre. Est-ce exact? Dans certains tableaux, je suis metteur en scène. Les histoires ont beaucoup à voir avec moi. O Crime do Padre Amaro de Eça de Queirós, par exemple. Tous ses livres sont très importants. Vous connaissez cette histoire? JE DESSINE, ENCORE ET ENCORE Oui, c’est l’histoire d’un curé portugais, Padre Amaro, qui arrive dans une paroisse de Leiria et qui tombe amoureux d’une jeune femme. Ce livre montre une société archaïque de la fin du 19e siècle écrasée par le pouvoir de l’Église. Dans vos tableaux, il est déguisé en femme… C’est cela ! C’est une très bonne histoire, très triste… Pourquoi accumulez-vous toutes ces choses ? Pour les regarder et les peindre !

Quand vous avez une idée d’un dessin ou d’une peinture, voyez-vous les choses clairement dans votre esprit avant de vous mettre au travail ? Non, cela vient quand j’ai déjà les objets ou les animaux empaillés sous les yeux, disposés comme sur une scène. Comment préparez-vous les dessins que vous réalisez en ce momen? Je m’assieds sur une chaise et je dessine tout simplement. C’est tout ! Je dessine encore et encore, pour m’améliorer. Qui a posé pour votre tableau intitulé la Vierge Marie ? Ma petite-fille Lola. Elle était merveilleu­se et magnifique. À cet âge, elle ressemblai­t à la Vierge Marie. Elle avait quatorze ans. Nick Willing : L’âge auquel elle a eu Jésus… Tu l’as choisie, parce qu’elle avait le même âge. Tu avais étudié la Légende dorée de Jacques de Voragine et découvert cela dans ce texte... Je reconnais quelques-uns des objets : la maquette de bateau par exemple. C’est celle représenté­e dans Time, Past and Present de la National Gallery de Londres. Je garde tous les objets qui ont figuré dans mes tableaux ou mes dessins. L’art vous apporte-t-il toujours le même plaisir ? Quand ça marche, je me sens bien ; quand ça ne marche pas, je me trouve lamentable. Je me livre une grande bataille quand je ne peux pas dessiner comme je veux. Que faites-vous dans ce cas ? Je dessine, encore et encore. C’est tout ce que je peux faire. Le dessin est la chose la plus importante qui soit. La difficulté vient-elle de la technique ou de l’histoire que vous cherchez à raconter? Si j’ai une histoire, ça va. NW Mais l’histoire change souvent, dans le cas de ta peinture. C’est vrai, l’histoire avance et change en cours de route, elle devient tout autre au fur et à mesure, une histoire que je veux vraiment. Mais ce n’est pas la même difficulté qu’avec la technique. SE BATTRE CONTRE LES MÉCHANTS Cherchez-vous de nouveaux sujets, de nouvelles idées ou bien préférez-vous rester attachée aux mêmes sujets anciens? J’aime les nouveaux sujets, bien sûr. Comment faites-vous pour en trouver ? Dites-le moi, vous. Je ne sais pas comment faire pour en trouver ! Quels ont été récemment les pièces de théâtre, les romans qui vous ont fourni de nouvelles idées d’histoires? Aucun livre que j’ai lu récemment ne m’a fourni de nouvelles histoires. J’avais beaucoup de livres quand j’étais petite et j’en lisais tous les jours. Toutes ces histoires viennent de l’enfance et sont restées en moi. Mais je ne peux pas toujours représente­r les mêmes. Ce serait ennuyeux. NW Récemment, tu as commencé à travailler sur les Malheurs de Sophie. J’adorais les livres de la Comtesse de Ségur quand j’étais au Portugal. On attendait avec impatience que le dernier livre paraisse en portugais. NW Regardez ces deux poupées identiques. Elles proviennen­t des Malheurs de Sophie. Elles sont en papier mâché, suspendues par la tête, avec les orbites vides et ensanglant­ées, après que Sophie les a maltraitée­s… C’est bien cela. À cet âge, vous identifiez-vous aux personnage­s de la Comtesse de Ségur? J’aimais Madeleine et je m’intéressai­s à Paul, le cousin. Qui vous procurait ces livres? Vos parents? Non, c’était moi, toute seule ! J’allais à la librairie de la place du village [Ericeira], je les achetais et les lisais seule. Mon père me ramenait des livres de Lisbonne, toutes les bandes dessinées américaine­s. L’une d’entre elles s’intitulait Sheena, Queen of the Jungle. C’était une femme qui se battait. Elle combattait tous les animaux et beaucoup d’autres ennemis. Elle était merveilleu­se. Qu’est-ce que vous aimiez au fond dans cette bande dessinée? Elle représenta­it tout ce que je voulais être : une femme combattant­e et me battre contre les méchants ! Quels méchants? Ma professeur Dona Violeta (3). Elle était méchante. Comment vos parents ont-ils pu accepter que cette femme s’occupe de vous? Quel âge aviez-vous? J’avais huit ans. Je suis allée à l’école pendant un temps bref, mais, comme je n’apprenais rien, mes parents ont demandé à Dona Violeta de me donner des leçons, de m’apprendre à lire et à compter. Cela a duré jusqu’à mes douze ans. Elle était méchante et horrible. Elle disait que j’étais mauvaise, terrible et que je ne ferai jamais rien. Elle m’effrayait. C’était une sorte de martyre? C’en était un, absolument. Avez-vous raconté cela à vos parents? Non. Ma mère n’aurait pas aimé entendre cela. Avez-vous des frères et soeurs… Je suis enfant unique. Mais j’avais des cousins. Manuela, qui est un peu plus jeune que moi, est toujours une grande amie. Chaque dimanche, je lui téléphone. Elle a eu Dona Violeta comme tutrice aussi, comme son frère Ze [Zezinho]. Avec lui, Dona Violeta était gentille. Parce que c’était un garçon ! Et vous, auriez-vous aimé être un garçon? Oh oui ! J’ai toujours voulu être un garçon. Je vous demande cela parce que, dans votre peinture, il y a beaucoup de déguisemen­ts et notamment de personnage­s masculins habillés en femme… Quand j’étais petite, j’avais un costume de Robin des Bois – je pouvais tirer des flèches – et un autre de Peter Pan. Qui vous a introduit à cet univers de contes, à toute cette culture enfantine d’origine anglo-saxonne? Mon père. Votre père est très important dans votre vie, je crois? Il est très, très, très important. Il était merveilleu­x. Il était très anglophile. Pendant la guerre, il travaillai­t chez Marconi. Chaque samedi, il m’emmenait marcher à Sintra, il me racontait des histoires et me lisait de la poésie. Il m’a montré l’Enfer de Dante gravé par Gustave Doré. J’avais très peur de voir, mais j’aimais cela. Dans votre exposition au musée de l’Orangerie, il y a des gravures de Gustave Doré, Goya, Granville. Oh, c’est merveilleu­x ! Pensez-vous que votre père était conscient de votre talent ? Il aimait que je dessine et m’encouragea­it. Un jour, un certain Monsieur Lammers a fait mon portrait. NW C’était un peintre belge émigré au Portugal… Il était très âgé à cette époque. Il m’a peinte et je me suis dit que je pourrais en faire autant ! Quel âge aviez-vous? Neuf ans. Ensuite, je suis allée à la St Julian’s School à Carcavelos. Là, mes professeur­s m’ont encouragée à dessiner et à peindre. Je faisais d’énormes frises sur papier, représenta­nt des batailles grécoromai­nes. J’étais la seule à faire cela ! J’en ai fait des quantités là-bas et à la maison aussi. NW Il existe une lettre très émouvante que tu as écrite à ton père, quand tu as terminé l’école alors que tu avais 17 ans. Tu écris que tu voulais entrer dans une école d’art mais que la directrice du lycée, Mrs Boyd-Boman, disait que tu n’étais pas bonne élève, que tu n’arriverais à rien en aucune façon et que, d’ailleurs, il n’était pas question d’imaginer quoi que ce soit pour toi. Elle disait que la seule chose qui pourrait t’arriver de bien serait de te marier avec quelqu’un qui avait de l’argent. Mais ton père n’était pas d’accord. Il

considérai­t que tu étais une personne talentueus­e et que tu devais entrer dans une école d’art. Je n’étais pas autorisée à entrer à la Chelsea School of Art, ce que j’aurais pu faire parce que mon professeur de lycée appréciait beaucoup mon travail et qu’il était convaincu que je pouvais y entrer. Il était prêt à m’aider et c’est ce qu’il a fait ! Je n’y suis finalement pas entrée parce qu’une fille de cette école était tombée enceinte. Et j’ai été effrayée à l’idée d’avoir un bébé au lieu de faire de la peinture… Ma chaperonne à Londres à cette époque me l’avait interdit formelleme­nt.

«The Balzac Story ». 2011. Pastel sur papier monté sur aluminium. 150 x 169,5 cm. (Coll. particuliè­re).

Pastel on paper mounted on aluminium NW Donc, tu es allée à la Slade School of Art et tu as été enceinte tout de suite! Non, j’ai été enceinte après, la deuxième année. C’était une bonne école d’art. Vous êtes-vous fait de bons amis parmi les étudiants là-bas ? Oui, il y avait Victor Willing, mon mari ; Michael Andrews qui était formidable. Et beaucoup d’autres… Quelle était l’ambiance dans cette école? Stricte. On devait dessiner tout le temps en respectant les proportion­s… On faisait essentiell­ement du modèle vivant et on suivait des cours de dessin anatomique et des cours de perspectiv­e – discipline dans laquelle je n’étais pas bonne!

Jusqu’à quelle date êtes-vous restée dans cette école ? Jusqu’à la fin. J’ai eu ma fille Caroline et je suis partie. Je suis restée trois ans en tout, de 1952 à 1956. EXPOSER À PARIS Que représente le fait d’avoir cette exposition à Paris? J’en suis très fière ! Après toutes les exposition­s, les livres qui vous ont été consacrés, avez-vous besoin de reconnaiss­ance? Mais bien sûr, c’est très important. C’est un honneur très spécial. Paris est un lieu célèbre qui a réuni tellement d’artistes merveilleu­x au fil des siècles. NW Tu as eu une histoire très malheureus­e avec la France, au début des années 1960. Oui ! M. Lacloche (4). Il était venu directemen­t depuis la France à Ericeira pour voir ma

peinture. Il l’a vue, il l’a aimée. Donc, il a regardé tout ce que je faisais à cette époque, notamment les collages. Et il m’a proposé une exposition dans sa galerie à Paris. Il a emballé toutes les peintures dans la voiture et nous sommes partis. Arrivés à la galerie, nous avons déballé les peintures et nous sommes repartis en voiture pour Londres. Et quelques jours plus tard, une lettre est arrivée, disant : « M. Lacloche ayant réfléchi… ». Il ne voulait plus de mes peintures ! Vous dites n’avoir jamais eu de chance en France. On peut penser que ce n’est peutêtre pas la seule raison pour laquelle vous n’y avez pas eu de succès. Votre peinture est très provocante. Le public français aura peut-être un choc quand il verra votre oeuvre exposée. J’en serais heureuse. En 1991, il y a eu une exposition à la Fondation Calouste Gulbenkian à Paris. Vous vous en souvenez? Bien sûr. La Fondation Gulbenkian a été formidable avec moi. Elle m’a toujours attribué des bourses. Quand je leur ai dit que j’étais intéressée par les contes populaires, on m’a dit : « D’accord, vous aurez une bourse. Vous lirez ces livres et vous ferez ce que vous voudrez. » C’est ce qui s’est passé. Je suis allée au British Museum où étaient conservés tous ces livres illustrés et cela a été merveilleu­x. Quels livres? Charles Perrault, les frères Grimm, les contes populaires du Portugal. Quels sont vos rapports avec ce qu’on a l’habitude d’appeler (par commodité) l’École de Londres ? Lucian Freud, Frank Auerbach, R.B. Kitaj. Je n’ai plus aucun rapport avec ces artistes. Frank [Auerbach], je le vois de temps en temps. De toute façon, il n’y a jamais eu d’« école » à proprement parler. Une bonne galerie vous représente aujourd’hui, n’est-ce pas? J’ai beaucoup de chance de l’avoir, car j’ai eu d’immenses difficulté­s à exposer, où que ce soit, en Angleterre par exemple. Au Portugal, c’était différent. Mais Marlboroug­h est venue tard. Avant, j’exposais à la galerie d’Edward Totah qui était arménien. J’ai eu des exposition­s chez lui et quand j’ai réalisé la série Dog and Girls, Marlboroug­h l’a aimée et m’a demandé de la rejoindre. NW Edward Totah t’avait repérée grâce à une artiste, Alexis Hunter, qui avait proposé que tu participes à une exposition collective de femmes artistes au début des années 1980. Et ta première grande exposition en Angleterre, c’était avec lui. Tu avais exposé la série Dogs and Girls, à un moment où les femmes artistes n’étaient pas considérée­s. ÊTRE FEMME ET ARTISTE Y a-t-il une différence fondamenta­le entre une artiste et un artiste? Aujourd’hui, ça va. Mais, à l’époque où j’essayais de percer, c’était très difficile. Je tentais de présenter mon travail à tout le monde. Je montrais des diapositiv­es aux gens qui s’intéressai­ent à l’art et ils tournaient le dos. Ils s’en fichaient. Je pense qu’ils n’aimaient pas l’idée d’une femme artiste. Ils étaient effrayés. Ils voulaient que nous ayons des enfants, mais pas que nous travaillio­ns. Les choses ont changé n’est-ce pas ? Énormément ! J’ai eu des enfants et j’ai travaillé. C’est bien comme cela ! Vous êtes au courant du mouvement appelé #metoo? Oui! Lorsque vous étiez plus jeune, comment cela se passait-il entre les hommes et les femmes? Je me rappelle que dans le tramway, à Lisbonne, les hommes vous pinçaient les fesses. J’étais souvent pleine de bleus. C’était très fréquent. Une fois, je suis revenue avec les vêtements souillés… Quelle a été votre réaction à de tels comporteme­nts? J’ai retiré mon manteau ! Ces hommes se frottaient contre vous dans le tramway. NW C’était banal, au Portugal, dans ces années-là, même sur la plage, les hommes se masturbaie­nt. Votre peinture montre de terribles scènes d’avortement. Oui. C’était très banal. Aujourd’hui, c’est moins important de dénoncer de telles choses parce que l’avortement est légalisé. De toute façon, les femmes le pratiquent quoi qu’il arrive. Vous avez connu des femmes qui ont avorté ? Oui, bien sûr. Au moment, où j’ai réalisé la série sur l’avortement, il y avait un référendum au Portugal [1998]. Mais les femmes n’ont pas voté en nombre suffisant, car elles avaient peur. C’est un second référendum, en 2007, qui a permis de légaliser l’avortement. Comment avez-vous vécu personnell­ement cette question? À Ericeira, des femmes ve-

naient mendier à la porte de notre exploitati­on. Chaque samedi, nous donnions de l’argent aux pauvres gens et la plupart des femmes qui mendiaient, c’était pour avorter. Je vivais avec ma grand-mère à cette époque, qui était tout à fait d’accord. NW Pendant la dictature de Salazar [19321968], les gens mourraient de faim pour certains et les femmes qui avaient déjà dix enfants n’en voulaient plus ! C’est vrai. Comment vous définiriez-vous? On vous définit souvent comme une conteuse d’histoires… Et bien, je découvre des choses sur moi-même à travers des images qui racontent des histoires. Et si je continue à peindre des histoires, je découvrira­i encore d’autres choses sur moi-même. Il y a toujours quelque chose de nouveau. Cela a-t-il un sens pour vous de conserver l’histoire de votre travail, toute la documentat­ion que représente­nt vos archives, vos photograph­ies… Cela ne me concerne pas tellement. Mais avez-vous imaginé un lieu qui réunirait toute la mémoire de votre travail d’artiste? Non. Je n’y pense pas du tout. NW Une partie importante de ton travail est conservée à la Casa das Histórias à Cascais, près de Lisbonne, ton musée ; tes archives y seront aussi conservées. Mais tu n’es pas très concernée par le fait de léguer ton oeuvre ailleurs qu’au Centre Pompidou. Qu’avez-vous pensé du fait qu’on ait construit un musée au Portugal qui vous est entièremen­t dédié? J’ai adoré, c’était formidable. L’architectu­re surtout. Où voulez-vous allez quand vous irez à Paris dans quelques jours ? Je veux aller au musée du Louvre voir le Radeau de la Méduse de Géricault et au musée d’Orsay voir les Degas. J’adore ce musée. Pour terminer, je voudrais connaître votre avis sur la psychanaly­se. L’avez-vous expériment­ée vous-même? J’ai eu un psychanaly­ste pendant de très nombreuses années. Il était merveilleu­x. Il était jungien. Vous voyez ce sofa là-bas ? Il me l’a donné quand j’ai terminé les séances avec lui. Il est mort, maintenant. Edward Hirst, c’était son nom, était merveilleu­x. Il m’a beaucoup aidée à avoir moins peur. À avoir moins peur de quoi? De tout ! J’avais peur de tout. Et maintenant, avez-vous moins peur? Non. (Elle rit) (1) « Tout homme a son lieu naturel ; ni l’orgueil ni la valeur n’en fixent l’altitude : l’enfance décide », extrait des Mots de Jean-Paul Sartre. (2) Le réalisateu­r Nick Willing, fils de Paula Rego et du peintre Victor Willing, est aussi l’auteur d’un film documentai­re intitulé Paula Rego, Secrets and Stories, Kismet Films pour la BBC, 2017. (3) Dona Violeta est représenté­e dans de nombreux tableaux et sous la forme d’un mannequin portant une tête de mort présente dans son atelier. (4) La galerie Lacloche a été inaugurée à Paris en 1959. D’abord attiré par la peinture abstraite, Jacques Lacloche rencontre Michel Ragon, qui l’oriente vers le rapport entre les arts et les objets utilitaire­s. C’est à cette époque qu’il découvre les designers Roger Tallon ou Raymond Guidot. (5) Au Portugal, le Parlement a adopté le 8 mars 2007 un projet de loi légalisant l’avortement jusqu'à la dixième semaine de grossesse. Les Portugais se sont prononcés par référendum : 59,3 % de oui, contre 40,8 % non. Un catalogue, co-édité par le musée de l’Orangerie et Flammarion, a été publié sous la direction de Cécile Debray. Il comprend des textes de Marie-Laure Bernadac, Coline Desportes, Helena de Freitas, Leïla Jarbouai, Marco Livingston­e et Scarlett Reliquet. Un cycle de conférence­s, ainsi qu’une journée (le 4 décembre) d’étude et de projection intitulée « La narration dans la peinture de P. Rego», sont organisés à l’Orangerie. Scarlett Reliquet est responsabl­e de programmat­ion (cours, colloques, conférence­s) au service culturel et de l’auditorium du musée d’Orsay, Paris. Page de gauche / page left: « Abortion ». 1998. Triptyque. (détail, panneau de droite). Pastel sur papier monté sur aluminium. 110 x 100 cm (total : 110 x 300 cm). Pastel on paper mounted on aluminium

Ci-dessous / below: « Scavengers ». 1994. Pastel sur papier. 120 x 160 cm. (Coll. particuliè­re). Pastel on paper

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