David Lynch, Texture rêve, Texture temps
Dream Textures, Time Textures
Jean-Jacques Manzanera
À l’occasion de la parution de l’Espace du rêve de David Lynch, ouvrage hybride associant une biographie réalisée par Kristine McKenna et une autobiographie (JC Lattès, 600 p., 25,90 euros), de la rétrospective David Lynch.
Someone Is in my House au Bonnefantenmuseum à Maastricht (30 novembre 2018 - 28 avril 2019) et de deux expositions suisses au musée Alexis Forel (Morges) et à la Maison du diable, Fondation Fellini pour le cinéma (Sion) jusqu’au 16 décembre, Jean-Jacques Manzanera observe, à travers Twin Peaks: The
Return, l’oeuvre d’un artiste total.
L’Espace du rêve semble énoncer le déroulé chronologique d’un parcours en présentant, en couverture, la photographie ancienne d’un petit garçon blond, maculé de boue, qui regarde vers le hors-champ, et, en quatrième de couverture, David Lynch tel que nous le connaissons: regard pénétrant mais tourné vers l’intérieur, sourcils froncés, cheveux savamment ébouriffés, col de chemise soigneusement fermé jusqu’au dernier bouton. La méthode adoptée offre d’emblée un pas de côté qui rend l’approche autobiographique à la fois précise et singulière : les seize chapitres sont subdivisés selon deux pans, d’un côté, une partie biographique résultant des enquêtes avec témoignages menées par la journaliste et critique du Los Angeles Times, Kristine McKenna, de l’autre, un récit à la première personne narré par Lynch qui vient compléter, rectifier, développer la « reconstitution » qui précède. Démarche remarquablement synthétisée par les auteurs eux-mêmes en préface : il s’agit de la « conversation qu’un individu a pu engager avec sa propre biographie ». Comme le dit très bien Michel Chion (1) à l’entame de son ouvrage fondateur sur le cinéaste : « Au commencement, il n’y avait pas un auteur, seulement un film : Eraserhead. [...] En somme le film était parfait, puisqu’il appartenait complètement à son public, et que la silhouette d’un auteur ne lui faisait pas encore écran. » Phrase que l’on peut mettre en écho avec cette assertion de Kristine McKenna: « La vie de Lynch fut transformée par le rouleau compresseur de Twin Peaks, suivi de la Palme d’or pour Sailor et Lula à Cannes et, à compter de ce moment, il devint à la fois une marque et une épithète. Subitement, on pouvait qualifier quelque chose de lynchien et les gens savaient ce que vous vouliez signifier par là. » Si Dean Hurley, designer sonore des travaux de Lynch depuis une dizaine d’années, déclare qu’« il a la mainmise de son esprit et sait rester imprévisible comme le meilleur joueur de poker du monde », nous devons noter l’importance de la nuance apportée par Lynch en amont du chapitre consacré à Mulholland Drive (2001) : « Il est faux de dire que je ne sais pas où je vais avant un tournage, sinon personne ne me ferait confiance. [...] Cependant, une fois lancé, de nouvelles opportunités se présentent. Et comme rien ne se passe jamais comme prévu, on est obligé de s’adapter. Le résultat n’en est que meilleur. » Confiance en l’intuition donc, qui, tout en étayant la création lynchienne, l’empêche de devenir systématique et l’oblige à demeurer en phase avec les flux les plus saisissants de son esprit. Rappelons que Lynch avait pris le contrepied de la célébration dont il faisait l’objet après Mulholland Drive en concevant Inland Empire (2007), un film libéré de toute sujétion aux canons narratifs ou à quelque injonction de pureté esthétique, laissant nombre d’admirateurs sur le carreau. Même s’il s’éloigna du cinéma, il serait erroné de dire que Lynch décida alors de « se taire », à l’instar d’un Béla Tarr après le Cheval de Turin (2011) car, au contraire, il n’a cessé de surgir au gré des événements artistiques les plus divers, comme il l’a d’ailleurs toujours fait : grande rétrospective à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, The Air is on Fire, démultiplication d’expositions thématiques (photographies, lithographies, peintures...) aux quatre coins du monde(2), publicités, disques et bien sûr lancement pionnier d’un website passionnant. TWIN PEAKS: THE RETURN Alors que l’art et la défense du format série ne semble plus un combat avant-gardiste, il apparaît salutaire que David Lynch rebatte les cartes avec son grand retour à la création cinématographique via la saison 3 de Twin Peaks, survenant 25 ans après la sortie du film Twin Peaks: Fire Walk With Me, prequel cinématographique de la série, alors injustement incompris mais en large voie de réhabilitation. Une fois encore, Lynch a quelques longueurs d’avance car « le film » de 18 heures que constitue Twin Peaks : The Return (3) possède plus de propositions nouvelles, d’inventions narratives et plastiques que l’essentiel des films ou séries vus ces dernières années, et ce avec un naturel confondant. Créer de nouveaux sons et images est une fonction aussi naturelle que respirer pour Lynch, qui a toujours entretenu un rapport organique avec son art, comme le prouvent ses très beaux courts métrages The Alphabet et The Grandmother (4), qui annonçaient les ambitions démiurgiques d’un grand accoucheur d’univers mentaux.
Revenir vers Twin Peaks dans 25 ans était le rendez-vous énoncé par Laura Palmer devant l’agent Cooper en fin de saison 2, et tout se passe comme si David Lynch avait écouté de manière directe, sans plans préconçus, cette promesse que ses propres créatures lui avaient faite, et qu’il se devait de la mettre en oeuvre. Notons d’abord que Lynch a décidé de demeurer le réalisateur de l’ensemble des épisodes, ce qui n’était pas le cas des saisons 1 et 2, et cela présuppose un changement de taille quant à la maîtrise d’une véritable vision d’ensemble narrative et esthétique. Ce faisant, il rejoint le geste créateur des quelques rares cinéastes importants (5) qui ont refusé de déléguer la réalisation à d’autres. Son apport singulier est de ne pas se conformer à la sujétion de la série au récit romanesque mais de l’acheminer vers les possibles, jusqu’alors chasse gardée, des films expérimentaux ou installations dans les musées. BÉANCE TEMPORELLE Ainsi, Lynch affronte la question du temps en mesurant ce qu’il advient de ses acteurs comme des personnages qu’ils incarnent : cela amène à suivre la trajectoire des personnages secondaires jusque dans « l’autre dimension » même si leurs interprètes sont malades, tels le grand Harry Dean Stanton ou encore les inoubliables Catherine E. Coulson ou Miguel Ferrer. Dans un geste créatif lucide et respectueux – pas si éloigné de celui d’Albert Serra dans la Mort de Louis XIV (2016), avec Jean-Pierre Léaud –, Lynch prend le temps de comprendre le vieillissement des corps, le présent comme le souvenir de ce que signifie être mis en scène et de mesurer l’imminence de la disparition sans pathos. Geste qu’il avait déjà amorcé dans son très émouvant Une histoire vraie (1999). Dans l’Espace du rêve, on peut lire qu’« aux yeux de Lynch, la présence de tous dans la série souligne la porosité de la frontière entre les vivants et les morts. » Même Frank Silva, l’inoubliable interprète du Mal ultime nommé Bob, ou David Bowie qui fut un agent du FBI dans le long métrage, sont présents sous forme d’avatars étonnants. Par ailleurs, la question de la béance temporelle devient le sujet même du film en ne cessant de travailler ses images-temps par des soudains dépliements d’analepses enchâssées, d’actions faussement parallèles, des effets de boucles temporelles induites par la coexistence de mondes imbriqués les uns dans les autres. Twin Peaks constitue une moderne recherche du temps perdu qui utiliserait les signes sans en fétichiser la portée nostalgique : s’inscrire dans le temps signifie accepter la lenteur, voire l’immobilité, qui sont des motifs lynchiens depuis les origines. La torpeur de Dougie par exemple, le « double » positif permettant le retour de Dale Cooper dans le monde dit réel, évoque celle des « héros » de Eraserhead (1977) pour qui être au monde s’apparentait à la stupéfaction éprouvée par un nouveau-né. Lynch offre ici un laboratoire créatif (6), une expérience d’art contemporain total en train de se créer sous nos yeux via un processus sans cesse mouvant et fort heureusement déstabilisant de création, qui pourra tour à tour étirer une scène jusqu’à son épuisement, tels ces plans fixes sur un angle de pièce ou le détail d’une prise électrique, puis inventer une forme de « land art » inquiétant où les arbres, la terre, l’eau constituent des énigmes cruciales. Ces élans constituent parfois des blocs de pure durée à l’occasion d’une séquence entière : nous ne ferons que citer l’« installation » mystérieuse des épisodes 1 et 2 de cette saison 3, construite autour d’une cage de verre scrutée en continu par des caméras de surveillance sur lesquelles doit veiller un jeune gardien qui ignore tout des tenants et aboutissants de « l’expérience ». Signalons simplement que l’événement vainement espéré surviendra dans une coïncidence absolue entre désir et terreur. Les moments passés dans la « red room », avec ses rideaux agités par le vent, ses objets vivants et parlants, fantômes décalés, son sol zébré qui soudainement tremble, sont également des expériences plastiques aussi belles que dérangeantes qui prolongent l’expérience initiale de Twin Peaks, soap opera malade des années 1990 commençantes rongé par des secrets beaux ou terrifiants. FISSION Autant de moments qui ne préparent pas pourtant le spectateur au déferlement créatif qui le happe durant l’épisode 8 où, soudainement, le cinéaste fait littéralement exploser tout son système pour nous amener à vivre l’expérience abstraite et pourtant organique de création d’un monde à partir de sa destruction lors d’une explosion atomique qui affole la matière, le temps et les formes en un maelstrom indicible sur fond de Threnody for the Victims of Hiroshima de Krzysztof Penderecki.
Agitation effrénée de particules noires sur fond blanc ou blanches sur fond noir qui ne sont pas sans évoquer les travaux de Stan Brakhage triturant la matière même de la pellicule, volutes nuageuses laissant surgir de magnifiques éclats colorés inspirés, comme la séquence originelle de The Tree of Life (2011) de Terrence Malick, par les Lumia expérimentales de Thomas Wilfred (7), séquence énigmatique et terrifiante aussi marquante que The Sleep of Reason (1986) de Bill Viola, mettant en scène la devanture d’une supérette traversée par des nuées, des éclairs, des silhouettes qui apparaissent de manière stroboscopique. Les événements esthétiques semblent étrangement disjoints et, dans le même temps, organiquement liés. Dans le passionnant chapitreabécédaire intitulé « Lynch kit » de son ouvrage, Michel Chion rappelait dans l’entrée «Texture » cette citation de Lynch à propos d’une oeuvre fondée sur la dissection d’un chat : « Il y a tant de textures que, d’un côté, l’effet général est confus, mais isolées d’une façon abstraite, elles sont totalement belles. » Cet épisode en fission qui va au coeur même de l’image, du son, du sens, irrigueTwin Peaks en amont comme en aval, nourrit ou détruit le récit entier à volonté, laissant les formes s’agencer au gré d’une réaction en chaîne que nul ne peut faire cesser. Chaque pan précédent ou suivant de Twin Peaks: The Return est comme contaminé en profondeur par cet événement esthétique infranarratif et tout aussi rétif face à un essai de conceptualisation. Nous pouvons affirmer que se fait jour une puissance créatrice qu’on pourra rapprocher de l’oeuvre séminale de David Lynch qu’était Eraserhead ou du 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Cette capacité à rebattre constamment les cartes et à s’étonner soi-même rend vaine toute tentative de chercher autre chose que la plus pure et la plus sauvage des poésies dans ce retour d’un univers et d’un cinéaste dont nous commençons à grand-peine à comprendre le nouveau tour de force. Au début de «Triomphe de l’art contemporain », dernier chapitre de l’Art contemporain en France de Catherine Millet (8), Richard Leydier a déclaré : « Se pencher sur le passé, au premier abord, c’est un peu comme rouler à vive allure sur une autoroute sans trop savoir où l’on va. » Puisse cette nouvelle « autoroute perdue » (« lost highway ») offrir ses richesses à qui osera s’y pencher...