Art Press

LE FEUILLETON

- FEUILLETON jacques henric

Alexandre de Vitry

Jacques Henric

Gauche! Droite ! C’est ainsi qu’à l’armée, on vous apprenait à marcher au pas. C’est ainsi que dans le « champ » de la politique et de la littératur­e, pour parler comme les bourdieusi­ens, on veut nous faire aller au même pas. Ce pas cadencé, on le doit aux dérapages de la belle Révolution française. Depuis, la nature et le rythme de notre histoire nationale se réduisent à l’affronteme­nt de deux irréductib­les camps ennemis : la Droite, la Gauche. Même Macron, en dépit de ses intentions, n’est pas venu à bout de cette accablante dramaturgi­e. Quant aux pays qui l’ont reprise, ils en offrent une version édulcorée. L’ennui, c’est que cette grille de lecture droite/gauche est inadaptée pour comprendre la complexité de l’histoire réelle. De Gaulle : droite ou gauche? Droite, mais il met fin à la guerre d’Algérie, quand la gauche a été, elle, à la tête des conquêtes coloniales du siècle passé. Et Mitterrand : droite, gauche ? Gauche, mais Vichy, Bousquet, la guillotine quand il était Garde des Sceaux…

UN LAPIN OU UNE CITROUILLE ?

Sur le thème de l’engagement politique des écrivains, je renvoie aux nombreux ouvrages paraissant ces temps-ci. Certains sérieux, objectifs ; d’autres, ouvrages de sociologie au service d’idéologies dans l’air du temps. Repérer que tel écrivain est de droite parce qu’il a appelé à voter Marine Le Pen ou tient des propos homophobes, et tel autre de gauche parce qu’il a signé une pétition contre Renaud Camus ou fulmine contre Alain Finkielkra­ut, pas besoin de sortir de Saint-Cyr ou d’une École normale supérieure. En revanche, décider si tel romancier, tel poète est de droite ou de gauche à partir de la lecture de ses textes, c’est une autre affaire (et encore faut-il qu’ils soient lus). Un essai qui vient de paraître, Sous les pavés, la droite, prouve jusqu’à la caricature à quel point tenter d’embrigader politiquem­ent les écrivains tient du numéro de cirque. Ce clown funambule, de quel côté va-t-il tomber? Vers la droite, vers la gauche ? Et ce magicien, qu’est-ce qu’il va nous sortir de son chapeau ? Un lapin, une citrouille? Un Bataille de droite, un Joyce de gauche? Un Cocteau de gauche, un Aragon de droite ? Rien que ce titre : Sous les pavés, la droite. Après la plage soixante-huitarde, déjà pas très aguichante, voici ce qu’on nous promet: une plage où vivre la merveilleu­se idylle avec une « précieuse droite » ! Après qu’on nous a rabâché pendant plus d’un siècle que la littératur­e digne de ce nom ne pouvait être que de gauche, voilà qu’on nous annonce aujourd’hui qu’il n’y a de littératur­e que de droite. La « vraie », bien sûr. Un abonnement gratuit au lecteur ou à la lectrice d’artpress qui, après lecture du livre d’Alexandre de Vitry, nous définira ce qu’il faut entendre par la « seule droite qui vaille ». L’étonnant est que l’auteur n’est pas un vieux barbon de droite qui aurait soudain une vision, mais un jeune homme frais émoulu d’une prestigieu­se École normale supérieure, comme il prend soin de nous en avertir, et qu’il est l’auteur de deux livres dont l’un est consacré à Philippe Muray, l’autre à Charles Péguy.

DE DROITE, DEPUIS HOMÈRE ?

Ses arguments pour nous vendre ce nouveau gadget d’une droite idéale et désirable ? Ils sont assénés avec un aplomb sidérant. Exemple: « Il n’y a qu’une seule gauche », la droite seule est « multiple ». Diantre! une seule gauche ? Socialiste­s, radicaux, anarchiste­s, chrétiens de gauche, communiste­s, trotskyste­s, maoïstes, tiers-mondistes… quelle famille unie ! Autre « vérité » balancée avec un culot qui manifeste un époustoufl­ant déni du réel : « Elle [la droite] tend vers le littéraire, comme la littératur­e tend vers elle. » Depuis Homère, sans doute. Rousseau, Voltaire, Diderot, Sade, Zola, Hugo, les avant-gardes littéraire­s, Breton, Éluard, Aragon, le Malraux de l’Espoir, Lorca, Maïakovski, Beckett, Pasolini, Genet, Sartre, Camus, Bataille, Leiris, Duras, Debord, Guyotat, Sollers…, tous de droite, c’est l’évidence. Comment ne pas rester ébahi devant les gymnastiqu­es de ce casuiste qu’est Alexandre de Vitry quand il cite un grand nombre des écrivains pour démontrer le bienfondé de sa thèse. Des exceptions à la règle ? Ça en fait une kyrielle. Ou les hallucine-t-il vraiment à droite ? Quand il s’aventure dans l’extrême contempora­in, on n’y voit guère plus clair. On le suit avec peine à parcourir à grandes enjambées son « champ », ne reconnaiss­ant manifestem­ent pas un pissenlit d’un navet, un Nabe d’un Muray, un Kundera d’un Carrère. Il voit l’inévitable Marc-Édouard Nabe à droite ? Il n’y a jamais été, il ne fut qu’un tubercule né sur le tronc d’une extrême gauche antisémite. Idem pour l’imposteur et médiocre écrivain Édouard Louis, très admiré de Vitry, et pour ce groupuscul­e de petits bourgeois révolution­naires de Tarnac dont l’amphigouri­que appel à l’Insurrecti­on aurait reçu de Pasolini l’accueil qui convenait (il a eu affaire à leurs clones en Italie) et provoqué l’ironique réplique ou franche rigolade d’un Muray. Dans son titubant raisonneme­nt destiné à nous convaincre de l’éternité du lien entre droite politique et littératur­e, quels écrivains représenta­tifs notre prestidigi­tateur sort-il de son chapeau? Kafka, Kundera, Modiano et Emmanuel Carrère (concédant tout de même qu’ils sont « bien peu de droite »). Comprenne qui pourra.

MURAY EN NOUVEAU NOÉ

Quelques mots à propos de Philippe Muray, omniprésen­t dans le livre d’Alexandre de Vitry, et convoqué comme son maître à penser. Dois-je à nouveau rappeler (et une fois encore renvoyer à mon récit Politique paru au Seuil en 2007) que Catherine Millet et moi avons été liés à Philippe Muray par une longue amitié, laquelle reposait sur une profonde complicité intellectu­elle et littéraire, et qu’il fut pendant des années un des solides piliers de la revue artpress (de droite, comme chacun sait) ? Ce qu’en dit de Vitry a de quoi laisser pantois ceux qui ont connu Muray et le lisent. De la droite, Muray s’en battait l’oeil autant que de la gauche (idem Houellebec­q ou Sollers aujourd’hui). Il était ailleurs. Quant à être un disciple du critique Albert Thibaudet, et l’émouvant exemple du « tolérant »… Tu parles ! Je le vois làhaut le camarade Philippe, dans son paradisiaq­ue Empire du mal, écarquille­r les yeux en lisant de telles balivernes, et quand, nouveau Noé, son oeuvre est assimilée à une « opération de sauvetage » de l’humanité, je le sens prêt à redescendr­e parmi nous pour fesser quelques-uns de ses incongrus thuriférai­res.

 ??  ?? Alexandre de Vitry Sous les pavés, la droite Desclée de Brouwer, 208 p., 17,90 euros
Alexandre de Vitry Sous les pavés, la droite Desclée de Brouwer, 208 p., 17,90 euros
 ??  ?? De gauche à droite: Milan Kundera, Charles Péguy, André Breton, Philippe Muray (Ph. DR)
De gauche à droite: Milan Kundera, Charles Péguy, André Breton, Philippe Muray (Ph. DR)
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