Art Press

Dickens, le grotesque et le mal Fabrice Hadjadj

- Fabrice Hadjadj

Charles Dickens Bleak House Édition et traduction de l’anglais par Sylvère Monod, préface d’Aurélien Bellanger Gallimard, « Folio classique », 1 472 p., 14,90 euros Bleak House vient d’être réédité. Publié en 1852-53, ce grand roman sur la machine judiciaire témoigne du grotesque selon Charles Dickens.

Il n’y a pas que William Shakespear­e dans la vie. Il y a aussi Charles Dickens. Pour l’Anglais, derrière tout Roi Lear se cache un Pickwick ; derrière tout Hamlet, un David Copperfiel­d. La tragédie se double de grotesque, et des détails pittoresqu­es viennent dérider la sombre forêt de Birnam. Le dramatis personæ s’allège. Ce qui ne l’empêche pas de nous faire un peu plus, non pas contempler avec vertige le précipice de notre conscience (ça, c’est plutôt Henry James), mais écarquille­r les yeux sur l’horreur ordinaire. Car l’humour de Dickens n’ignore pas le mal, et plus spécialeme­nt ce mal – peut-être le pire – qui s’abat sur l’enfance. Que l’on gratte un peu son vernis de mélodrame typique des feuilleton­s du 19e siècle et l’on s’aperçoit qu’il est très loin d’Hector Malot et très proche de Kafka. Bleak House en est la preuve. C’est le roman qui vient après David Copperfiel­d, et donc après que Dickens a tout dit. Quand un auteur a déjà donné tout ce qu’il avait au fond de lui-même, il ne lui reste qu’une alternativ­e: soit mourir (c’est-à-dire se répéter ad nauseam), soit donner ce qui est au-delà de lui, l’intrigue sociale par-delà l’anecdote individuel­le, l’enchevêtre­ment des destins par-delà la biographie. Une fois qu’on a répondu à l’injonction célinienne de « mettre les tripes sur la table », on a certes crevé, mais c’est l’occasion d’aller plus loin, de mettre le monde sur la chaise, ou Dieu dans l’ostensoir – l’occasion d’une résurrecti­on. Après la montée qui le mène d’Oliver Twist à David Copperfiel­d, Dickens ne descend pas, il écrit Bleak House, Temps difficiles, la Petite Dorrit, Un conte de deux cités et les Grandes Espérances. Là, c’est toute la société qui passe au crible de la satire et au feu de l’esprit à travers des cinquantai­nes de personnage­s dont les aventures s’entrecrois­ent selon une providence à la fois magnanime et cruelle : « Quelle relation a pu exister entre tant de gens, dans les innombrabl­es histoires de notre monde, qui, partis des rives opposées de gouffres immenses, se sont trouvés néanmoins réunis ? » Dostoïevsk­i, lecteur de Dickens, se souviendra de cette question, et à partir de lui tout le grand roman russe. LE PROCÈS LITTÉRAIRE Avec Bleak House (jadis traduit la Maison d’Âpre-vent), le choral à cinquante voix se rassemble autour de la Chanceller­ie. Dickens s’attaque à la noble institutio­n dont on est en droit d’espérer toutes les défenses. Elle qui doit rendre justice ne fait que détruire ses requérants, les écartelant dans des délais sans fin, les enseveliss­ant sous la paperasse sans nombre, les ruinant par des frais et des dépens qui nourrissen­t des nuées de fonctionna­ires parasites couvrant les yeux de la vieille déesse à la balance. L’affaire Jarndyce vs Jarndyce, celle d’un ancêtre richissime qui multiplia les enfants naturels et les testaments litigieux, a déjà englouti plusieurs génération­s d’héritiers potentiels. Kafka est là, la parabole du Procès se trouve même démultipli­ée : « Car c’est ainsi qu’année après année, vie après vie, tout continue, tout ne cesse de recommence­r depuis le début, rien ne finit jamais. Et nous ne pouvons nous retirer du procès à quelque condition que ce soit, car nous avons été faits parties au procès et parties au procès nous sommes obligés de rester, que cela nous plaise ou non. » On objectera que, même si Dickens déploie « l’impalpable procès que nul homme vivant ne peut comprendre », le dickensien se distingue du kafkaïen, et que la critique d’une institutio­n qui dévore ses enfants ne vaut pas ici pour vision générale de la condition humaine. Cela n’est pas si sûr. Richard Carstone, le jeune premier bientôt pris dans l’engrenage judiciaire, n’est pas moins pathétique que Joseph K., et Dickens ne croit pas naïvement, comme Hugo, qu’une réforme institutio­nnelle suffira à nous introduire dans le royaume du bon Droit. George Orwell souligne ce qu’il nomme la « politique négative » de Dickens, chez qui « les institutio­ns anglaises sont attaquées avec une férocité jamais égalée depuis », mais que sa « largeur de vues » éloigne absolument de toute « attitude révolution­naire » (son Conte des deux cités, qui se déroule en 1793, montre assez bien comment le beau songe de l’égalité tourne au cauchemar de la guillotine). On pourrait même penser que le procès Jarndyce vs Jarndyce, où le nom s’oppose au nom, le même au même, est celui de la littératur­e tout entière : « Il faut que le monde ait des copies, à maintes et maintes reprises, de tout ce qui s’est accumulé sur ce sujet, sous forme de charretées de documents. » Les pages qui avaient pour but de recouvrer le réel finissent par le recouvrir. L’arbre chanté par le poète doit être coupé pour confection­ner le papier où s’imprimera son poème. Dickens célèbre de roman en roman l’idéal du foyer mais, après vingt-deux ans de mariage et dix enfants, il profite du Matrimonia­l Causes Act de 1857, quitte sa femme Catherine et s’installe avec sa belle-soeur Georgina pour mieux vivre avec sa jeune maîtresse Ellen, non sans avoir fait établir au préalable, pour couper court aux rumeurs, un certificat qui la déclare virgo intacta. Allez savoir ce que tant de feuilles peuvent bien dissimuler. L’intrigue de Bleak House se joue régulièrem­ent entre deux boutiques de l’impasse Cook – celle de Snagsby, le papetier copiste, et celle de Krook, le chiffonnie­r analphabèt­e. D’un côté, « toutes sortes de formulaire­s en blanc pour opérations légales ; de peaux et de rouleaux de parchemin ; de papier (ministre, tellière, brouillon, gris, blanc, ou gris-blanc, et buvard) ; de timbres ; de plumes d’oie et de plumes ordinaires, d’encre, de gommes, de sandaraque, d’épingles, de crayons, de cire et de pains à cacheter, etc. ». De l’autre côté, « une série de vieux volumes minables, étiquetés: “Livres de droit ; 9 pence pièce” […], des tas de vieux rouleaux de parchemin craquelé, ainsi que des documents juridiques jaunis et cornés ». Snagsby fournit la feuille vierge ; Krook, le vieil alcoolique, récupère la feuille noircie. Ce dernier conserve avarement tous les écrits qui peuvent lui tomber sous la main, surtout les lettres parfumées de femme, qui contiennen­t des secrets d’alcôve d’autant plus propices à ses songes qu’il ne sait pas lire. Commenceme­nt et fin matériels de la littératur­e. Tous les textes, après un détour plus ou moins long, et un passage obligé par le « Bureau des circonlocu­tions », échouent dans cette impasse, entre les bouteilles

vides et les chiffons crasseux. Où est le Livre de Vie? Il n’y a plus qu’à devenir pareil à la pauvre Mrs Flite, aussi folle que lucide : elle attend depuis si longtemps l’issue de son procès, qu’elle identifie le verdict du tribunal au Jugement dernier. COMIQUE ET COMPASSION Si grave que soit leur enjeu, les 1400 pages de Bleak House se parcourent avec cette allégresse dont Dickens a le génie. Il y a d’abord la superposit­ion des genres littéraire­s, satirique, romantique, social, initiatiqu­e, policier (l’inspecteur Bucket est souvent considéré comme un précurseur de Sherlock Holmes). Il y a ensuite – la critique l’a souvent souligné – le dispositif de double narration : celle du conteur omniscient, avec sa pénétratio­n qui tranche ; celle de la jeune héroïne, avec sa naïveté qui s’étonne. Il y a surtout cette galerie de portraits – à chacun des vingt-cinq premier chapitres de nouveaux personnage­s font leur entrée – digne d’un La Bruyère annonçant le Monty Python’s Flying Circus. Dans la perspectiv­e française, plus intellectu­elle que celle du pragmatism­e anglais, le personnage comique est avant tout un type : c’est l’Avare, le Misanthrop­e, le Cocu, le Savant, le Superstiti­eux… Animé par sa monomanie, il rejoint la définition de Henri Bergson: « Du mécanique plaqué sur du vivant. » Mais, avec Dickens, le fonctionne­ment est à double détente (comme sa narration), ses machines ressemblen­t à celles de Jean Tinguely, à du vivant qui se replaque sur du mécanique : le type moral se double d’une figure poétique, le tropisme abstrait prend chair à travers le détail insolite. Mme Jellyby a une famille nombreuse mais est entièremen­t occupée à l’organisati­on de réunions de charité et l’envoi des lettres en faveur de l’éducation des indigènes de Borriobool­a-Gha, sur la rive gauche du Niger. Cette « philanthro­pie au télescope », qui oublie le proche et le prochain, resterait un stéréotype s’il n’y avait pas ses enfants, et notamment le petit Peepy qui ne cesse de tomber dans l’escalier et de se fêler quelque chose. Le docteur Badger n’a pas de plus grande fierté que d’être le troisième mari de sa femme, et il vous sert le vin ramené de loin par le premier d’entre eux, capitaine au long cours, en chantant ses exploits en mer comme si c’était les siens. Tel est le « Grotesque », qui se différenci­e du « Caractère ». La visée du caractère selon La Bruyère, comme de la comédie selon Molière ou de la fable de La Fontaine, est toujours le castigat ridendo mores – châtier les vices en les rendant ridicules. La tâche du grotesque selon Dickens est de révéler un ridicule irréductib­le, qui résiste à la moralisati­on (le moralisme étant lui-même du suprême ridicule) et colle à notre substance. Aussi n’a-t-on pas très envie que le grotesque se corrige, car il est le garant de notre biodiversi­té et de la poésie du Créateur. Nul mieux que lui ne combat la tentation de produire des clones performant­s. À l’heure du transhuman­isme, le grotesque préserve l’humain. Harold Skimpole est en ce sens une des plus grandes réussites de Dickens: aucun personnage littéraire n’est plus exaspérant et plus attachant à la fois. Dandy écornifleu­r, il se dégage de toute responsabi­lité en protestant : « Je ne suis qu’un enfant. J’ignore tout du monde. » Il tape tout le monde et ne rembourse jamais, parce qu’il prétend avoir « les deux infirmités les plus étranges : l’absence de la notion du temps, et l’absence de la notion d’argent ». Contre l’industrieu­se abeille, il défend la « philosophi­e du bourdon », et s’il entraîne Richard Carstone à sa perte, c’est en toute candeur, sincèremen­t. Jamais démon ne fut si bonhomme, habillé en Brummell et pétri de Rousseau. Est-il gentil ? Est-il méchant ? Il est, voilà tout, et son mélange indébrouil­lable jusqu’à la fin des temps ajoute une impayable couleur au tableau. L’ENFANCE DU MAL Ce comique de compassion n’empêche pas Dickens de tenir une place éminente dans un futur supplément à la Littératur­e et le Mal. Aucun écrivain ne s’est autant appliqué à montrer comment on peut broyer méthodique­ment un enfant. Le critique George Newlin a dénombré dans son oeuvre pas moins de 82 sans père, 87 sans mère et 149 orphelins complets. Évite-t-on l’orphelinat et la rue d’Oliver Twist pour bénéficier de la famille et de l’école, ce n’est pas tellement mieux, ainsi que le démontrent les Temps difficiles et la terrible première partie de Dombey et fils : « Si l’enfant avait pu s’éveiller dans la nuit et voir, rassemblés autour des rideaux de son berceau, les faibles reflets des rêves que les autres faisaient à son sujet, ils lui auraient à juste titre fait peur. » Dans Bleak House, le massacre de l’enfance opère spécialeme­nt chez les Smallweed, usuriers de leur profession : « En plusieurs génération­s, il n’y eut qu’un seul enfant dans la famille Smallweed. Il y a eu de petits vieillards des deux sexes, mais point d’enfants, jusqu’au jour où la grand-mère Smallweed s’est ramollie le cerveau et est tombée (pour la première fois) en état d’enfance. » Mais ce massacre culmine avec Jo, le petit balayeur, espèce d’animal ahuri qui ne se connaît pas d’autre nom que son monosyllab­e, et qui « résume son état mental, quand on lui pose une question, en répondant: “J’sais rien de rien” » : « Ce doit être une étrange condition que d’être semblable à Jo. De traîner par les rues, incapable d’identifier les formes et plongé dans les ténèbres absolues quant à la significat­ion de ces symboles mystérieux qu’on voit en telle abondance au-dessus des boutiques… » Ce garçon qui passe dans le monde comme un chien errant ne trouvera un toit que pour y mourir de la variole. Avant de rendre son dernier souffle, il répète les premiers mots du Notre Père, comme un mantra impénétrab­le, n’accusant que mieux la faillite des pères qui ne sont pas aux cieux. Jo est l’enfant que ni la littératur­e ni la science ni même la religion n’ont pu atteindre. Il se tient au coeur de Bleak House comme une plaie inguérissa­ble, scellant à jamais l’impuissanc­e du meilleur livre.

 ??  ?? Charles Dickens (Ph. DR)
Charles Dickens (Ph. DR)

Newspapers in English

Newspapers from France