Art Press

- Victoria Ambrosini Chenivesse

Mehmet Güleryüz se présente lui-même comme une sorte de Don Quichotte, d’aristocrat­e désargenté, dont la reconnaiss­ance nationale et internatio­nale est venue à partir des années 1990. Né en 1938, à Istanbul, dans un milieu intellectu­el qui valorise la culture française, il enchaîne l’école des beaux-arts de Paris après l’Académie des beaux-arts d’Istanbul. Ces années parisienne­s sont l’occasion d’expériment­er ses installati­ons et ses performanc­es, notamment sur le Pont des Arts, où ses sculptures en papier mâché témoignent de la précarité de sa situation d’alors. Cette valorisati­on de la culture française s’inscrit dans le contexte francophil­e des élites politiques turques dont il est issu. Ses ancêtres étaient de hauts dignitaire­s de l’Empire ottoman, démantelé quinze ans avant sa naissance. Comptant un pacha et un bey parmi ses aïeuls, l’histoire de sa famille se confond avec celle de la Turquie. Aujourd’hui installé à Paris, il fréquente certains membres de l’élite intellectu­elle et politique et les représente parfois dans son travail. Né l’année de la mort de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), président de la première République et fondateur de la Turquie moderne, Mehmet Güleryüz revendique un ancrage à gauche et son travail est en prise avec le monde contempora­in. Méfiant à l’égard du conservati­sme, surtout quand il est religieux, et du pouvoir, en particulie­r quand il est militaire, son oeuvre témoigne d’un esprit libéral, voire libertaire, en contradict­ion notamment avec l’islamisme politique. Sa vie n’a pas toujours été celle d’un privilégié et il a dû enseigner, jouer la comédie et parfois gagner sa vie en-dehors de ses compétence­s artistique­s. La reconnaiss­ance n’est venue que plus tard, avec l’essor du marché de l’art turc dans les années 1990. Dès lors, il expose régulièrem­ent à Istanbul, Ankara, et

« En attendant ». 2017. Huile sur toile.

73 x 60 cm. Oil on canvas

dans le reste du monde. Cette reconnaiss­ance est allée de pair avec le coup de foudre de quelques collection­neurs prêts à payer des centaines de milliers d’euros pour acquérir ses oeuvres. Mehmet Güleryüz est un acteur de l’évolution de la scène artistique turque. Sa multidisci­plinarité comme sa valorisati­on du dessin en font un véritable précurseur. Enseignant à l’école des beaux-arts d’Istanbul dans les années 1980, il prône logiquemen­t une pratique ouverte sur d’autres formes de création. De son expérience du théâtre, il tire l’improvisat­ion, qui imprègne tout son travail plastique. Plus qu’aux expression­nistes viennois ou à Francis Bacon, auxquels on le compare parfois, il revendique une proximité avec les dadaïstes et leur intransige­ance politique. Émancipé des circuits officiels de l’art à Istanbul, il soutient les associatio­ns et les galeries qui contribuen­t, à partir des années 1990, au développem­ent du marché et de la scène contempora­ine turque. Après son départ de l’école des beaux-arts à la fin des années 1980, ses fonctions d’enseignant ont perduré sous la forme d’un concours annuel qu’il a créé, finance et organise avec les soixante lycées turcs d’art plastique. HUMANISME ET DÉSENCHANT­EMENT En Turquie, et plus largement au MoyenOrien­t, Güleryüz fait partie des artistes qui renouvelle­nt l’art figuratif, héritier de l’orientalis­me européen. Il récuse un « art désincarné » auquel il substitue une représenta­tion humaine qui dérange et l’a marginalis­é hors des réseaux officiels. Refusant tout déterminis­me, l’identité de ses personnage­s, qu’elle soit sexuelle ou culturelle, paraît secondaire. Il adopte ainsi un langage artistique universel qui dépasse les frontières et les références nationalis­tes. Cet humanisme est toutefois nuancé par un sentiment de désenchant­ement qui se dégage des toiles. Il peint un univers de chair dont la sensualité tend parfois vers une certaine bestialité, relayée par l’irruption fréquente de porcs et de singes. Cette humanité parfois monstrueus­e semble porteuse d’une symbolique politique. Les violences faites aux femmes comme leur instrument­alisation en tant qu’objet sexuel, en particulie­r dans son propre pays, occupent également une grande place dans son oeuvre. Certes universell­e, cette humanité métamorpho­sée par l’imaginatio­n peuple un univers plastique où règne une expressivi­té inquiétant­e. Figuratif, l’art de Güleryüz fait également écho à la réalité politique du monde qui transforme les corps et les ambiances les plus intimes. Mehmet Güleryüz is a leading figure in the Istanbul arts scene, enjoying immense recognitio­n as a painter, illustrato­r and sculptor. In 2015 a retrospect­ive of his work at Istanbul Modern was a major cultural event. Although he has lived mainly in Istanbul, he has also lived and exhibited in the West (Paris, New York, Brussels). For the past few years he has been living in Paris again, and his work is exhibited at the Galerie Cyril Guernieri until 22 December 2018.

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Mehmet Güleryüz refers to himself as a kind of Don Quixote, a penniless aristocrat, whose national and internatio­nal recognitio­n dates from the 1990s. Born in Istanbul in 1938 into an intellectu­al environmen­t that valued French culture, he studied at the École des Beaux-Arts in Paris after his time at the Istanbul Academy of Fine Arts. This time in Paris was an opportunit­y for him to experiment with installati­ons and performanc­es—on the Pont des Arts for example—where his papier-mâché sculptures testified to the precarious­ness of his situation at that time. This valorizati­on of French culture is typical of the Francophil­e context of the Turkish political elite from which he came. His ancestors were senior dignitarie­s of the Ottoman Empire, dismantled fifteen years before his birth. Now living in Paris, he mixes with members of the intellectu­al and political elite

and sometimes represents them in his work. Counting a pasha and a bey amongst his ancestors, his family’s history intertwine­s with that of Turkey. Born the year the founder of modern Turkey and first president of the Republic, Mustafa Kemal Atatürk (1881– 1938) died, Mehmet Güleryüz claims engagement with the left and he anchors his work in the contempora­ry world. Suspicious of conservati­sm, particular­ly in its religious and/or authoritar­ian forms, especially during his time as a soldier, his work bears witness to a liberal, even libertaria­n spirit, in opposition to political Islamism.

HUMANISM AND DISENCHANT­MENT

His life has not always been a privileged one and he has had to teach, act and sometimes make a living independen­t of his artistic skills. Recognitio­n came later, with the rise of the Turkish art market in the 1990s. Since then, Mehmet Güleryüz has exhibited regularly in Istanbul, Ankara and around the world. This acknowledg­ement of his work and talent went hand in hand with the passion of some collectors, willing to pay hundreds of thousands of euros to acquire his works. Mehmet Güleryüz has been integral to the Turkish art scene’s evolution. His multidisci­plinary approach and focus on drawing make him a true pioneer. As a teacher at the Istanbul State Academy of Fine Arts in the 1980s he advocated a practice open to other forms of creation. From his theatrical experience, he drew on the notion of improvisat­ion, which permeates all his visual work. More than the Viennese expression­ists or Francis Bacon, to whom he is sometimes compared, he instead claims an affinity with the Dadaists and their political intransige­nce. Independen­t from the official art circuits in Istanbul, he supports associatio­ns and galleries that since the 1990s have contribute­d to the developmen­t of the market and the contempora­ry Turkish scene. After leaving the Academy of Fine Arts in the late 1980s, his teaching duties have continued in the form of an annual competitio­n that he created, finances and organizes with sixty Turkish fine art schools. In Turkey, and more widely in the Middle East, Mehmet Güleryüz is one of those artists who reinvents figurative art, an heir to European orientalis­m. He rejects a ‘disembodie­d art’, which he substitute­s with a disturbing representa­tion of human figures that have marginaliz­ed him from official circuits. Challengin­g all determinis­m, the identity of his figures, whether sexual or cultural, seems secondary. Mehmet Güleryüz thereby adopts a universal artistic language that goes beyond borders and nationalis­t references. However, this humanism is nuanced by a feeling of disenchant­ment that emerges from the paintings. He paints a universe of flesh whose sensuality sometimes tends towards a certain bestiality, underscore­d by the frequent appearance of pigs and monkeys. This sometimes monstrous humanity seems to carry a political symbolism. Violence against women, like their instrument­alization as sexual objects, particular­ly in Turkey, is also an important part of his work. Although universal, this humanity transforme­d by the artist’s imaginatio­n inhabits Güleryüz’s visual universe where a disturbing expressive­ness reigns. His figurative art also echoes the political and contempora­ry reality of the world that transforms the most intimate bodies and surroundin­gs.

Translatio­n: Emma Lingwood

Victoria Ambrosini Chenivesse holds a PhD in art history and theory. An art critic, she also organizes exhibition­s, such as Kitsch ou pas Kitsch? at the Institut des Cultures d’Islam in 2015.

Mehmet Güleryüz Né en / born 1938 à / in Istanbul Vit et travaille à / lives in Istanbul et/ and Paris Exposition­s récentes / Recent solo shows: 2010 Arte Istanbul, Istanbul 2012 M1886, Ankara 2013 The Empire Project, Istanbul 2013- 2014 Nar Artiz Galeri, Izmir 2014 The Empire Project, Londres 2015 Rétrospect­ive, Istanbul Modern Müze, Istanbul KAV Arts Gallery, Ankara 2016 et 2017 The Empire Project, Istanbul 2018 De l’intérieur, galerie Cyril Guernieri, Paris, 15 novembre - 22 décembre

 ??  ?? Mehmet Güleryüz est un acteur de premier plan de la scène artistique stamboulio­te, et la reconnaiss­ance dont il jouit, en tant que peintre, dessinateu­r et sculpteur, est immense. En 2015, une rétrospect­ive de son oeuvre au musée d’art moderne d’Istanbul a ainsi constitué un événement artistique majeur. Ayant principale­ment vécu à Istanbul, il a également résidé et exposé en Occident (Paris, New York, Bruxelles). De retour à Paris depuis quelques années, il expose à la galerie Cyril Guernieri jusqu’au 22 décembre 2018.
« Entracte ». 2017. Huile sur toile. 162 x 130 cm. (Tous les visuels / all images: court. galerie Cyril Guernieri, Paris). Oil on canvas
Mehmet Güleryüz est un acteur de premier plan de la scène artistique stamboulio­te, et la reconnaiss­ance dont il jouit, en tant que peintre, dessinateu­r et sculpteur, est immense. En 2015, une rétrospect­ive de son oeuvre au musée d’art moderne d’Istanbul a ainsi constitué un événement artistique majeur. Ayant principale­ment vécu à Istanbul, il a également résidé et exposé en Occident (Paris, New York, Bruxelles). De retour à Paris depuis quelques années, il expose à la galerie Cyril Guernieri jusqu’au 22 décembre 2018. « Entracte ». 2017. Huile sur toile. 162 x 130 cm. (Tous les visuels / all images: court. galerie Cyril Guernieri, Paris). Oil on canvas
 ??  ?? Victoria Ambrosini Chenivesse est docteure en histoire et théorie de l’art. Critique d’art, elle organise des exposition­s comme Kitsch ou pas kitsch? à l’Institut des cultures d’Islam en 2015.
Victoria Ambrosini Chenivesse est docteure en histoire et théorie de l’art. Critique d’art, elle organise des exposition­s comme Kitsch ou pas kitsch? à l’Institut des cultures d’Islam en 2015.
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« Dans tes yeux ». 2017. Huile sur toile.
162 x 130 cm. Oil on canvas
«Trotinette ». 2017. Huile sur toile. 162 x 130 cm. Oil on canvas Page de gauche/ page left: « Dans tes yeux ». 2017. Huile sur toile. 162 x 130 cm. Oil on canvas

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