Art Press

MARCEL GAUCHET

autour de Robes

- interview par Véronique Bergen

Marcel Gauchet Robespierr­e. L’Homme qui nous divise le plus Gallimard, « L’esprit de la cité », 288 p., 21 euros

Robespierr­e laisse dans la mémoire collective deux images opposées, l’Incorrupti­ble et le tyran, la voix de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen et l’orchestrat­eur de la Terreur. Dans Robespierr­e. L’Homme qui nous divise le plus, Marcel Gauchet ressaisit magistrale­ment la trajectoir­e de Robespierr­e de 1789 à 1794, une trajectoir­e qui condense la portée de la Révolution française et lègue un problème politique qui continue d’être agissant. S’appuyant sur l’énorme corpus des discours de Robespierr­e, Marcel Gauchet fait un sort à la légende noire mise en place par les Thermidori­ens, les vainqueurs, la réaction contrerévo­lutionnair­e. L’essai rouvre le dossier Robespierr­e, le passé pour questionne­r et dynamiser le présent. Pour ce faire, il appréhende dans un même mouvement le chantre des droits de l’homme et le partisan de l’épuration des « ennemis du peuple ». « L’homme de la Révolution des droits de l’homme meurt de n’avoir pu prêter un visage crédible au régime qu’elle appelait. »

VB

Vous sortez de la querelle stérile entre robespierr­istes et antirobesp­ierristes. Le problème de la Révolution française dont Robespierr­e incarne l’échec est, ditesvous, celui de traduire les principes des droits de l’homme dans un régime politique. Dans quels termes analysez-vous l’impasse du passage de l’idée à la réalité? Comment, dans le sillage de la Révolution française, la République a-t-elle résolu le hiatus entre théorie et pratique ? Le problème, pour aller droit à sa formulatio­n théorique, est que l’idée des droits de l’homme, prise dans sa rigueur, ne permet pas de faire place aux deux données qui sont au centre du régime où elle peut trouver sa traduction concrète : d’une part, l’adversité politique, l’existence d’une contradict­ion irréductib­le sur les conséquenc­es à tirer de ces droits eux-mêmes, d’autre part, un pouvoir efficace, c’est-à-dire doté d’une certaine extériorit­é et supériorit­é vis-à-vis de la communauté des citoyens qu’il doit servir. Reprenons le problème à la base. Les droits de l’homme définissen­t les conditions d’une organisati­on politique légitime : il n’y a, en droit, que des individus également libres. Toute la réalité sociale et politique doit s’aligner sur ce principe. Tout ce qui s’en écarte est condamnabl­e. Or, il y a, à l’évidence, un abîme entre la société existante et cette exigence de droit. Les modérés en tirent l’idée qu’il s’agit avant tout de composer avec ces faits contraigna­nts, le fondement légitime ne définissan­t qu’un idéal dont il faut certes s’approcher, mais qui ne saurait commander. Les radicaux, à l’opposé, veulent les principes, rien que les principes, tous les principes. Premier conflit inévitable. Or, du point de vue des radicaux, ce conflit ne devrait pas exister. Il ne peut résulter que d’une démission coupable

et immorale devant l’obstacle. Il peut y avoir discussion sur la bonne manière de traduire les principes, mais pas de désaccord fondamenta­l sur leurs applicatio­ns, puisqu’ils sont rationnell­ement et moralement incontesta­bles. L’unanimité ne peut être en dernier ressort que la règle. Même chose à propos du pouvoir. Quel peut être le pouvoir qui s’exerce sur des individus libres et égaux ? Un pouvoir très limité, et à surveiller de près – c’est l’option du premier Robespierr­e. Un gardien de la règle du jeu, tout au plus, juste chargé d’appliquer les lois par lesquelles s’exprime la liberté des citoyens. Même le Robespierr­e du Comité de salut public et du gouverneme­nt révolution­naire de 1793-1794 conserve cet horizon. Le gouverneme­nt révolution­naire a besoin transitoir­ement de tout le pouvoir pour établir l’absence du pouvoir, pourrait-on dire en forçant le trait. Ce détour exorbitant est évidemment la revanche de la réalité politique sur l’enchaîneme­nt logique des principes. Car le pouvoir est autre chose que la simple applicatio­n de la règle voulue par tous en conformité avec leur liberté. Mais c’est une réalité impensable de l’intérieur de la logique des principes. Justement, la manière dont la République s’est effectivem­ent bâtie fournit le test a contrario de cette accommodat­ion des principes avec un cadre qui leur est hétérogène. Elle a démocratis­é des autoritari­smes. Elle a injecté les principes des droits de l’homme à l’intérieur d’une structure étatique qu’elle n’a pas fabriquée, mais dont elle a hérité des deux Empires, et d’un fonctionne­ment parlementa­ire qui lui est venu des deux monarchies constituti­onnelles de la Restaurati­on. Elle a pu faire place ainsi au jeu d’une majorité et d’une opposition, en disposant d’un pouvoir gouverneme­ntal efficace. Elle y a ajouté une philosophi­e pratique tirée de l’expérience malheureus­e de ses premières incarnatio­ns, à savoir le refus de la violence à prétention fondatrice, qui ne conduit qu’à des retours en arrière. La République suppose l’acceptatio­n des réformes et non leur imposition. Autrement dit, la tâche difficile de la démocratie en général consiste à faire ce que la Révolution française n’a pas su faire : accorder deux ordres de considérat­ions parfaiteme­nt extérieurs l’un à l’autre : la réalité du pouvoir et du conflit, et les droits de l’homme. Le miracle est que ce soit faisable.

Vous vous concentrez sur la pensée en action de Robespierr­e en tant que, le dépassant, elle se présente comme « la pensée de l’événement lui-même ». En quoi Robespierr­e a-t-il saisi davantage que les autres acteurs de l’époque la nature et les enjeux de la Révolution ? En quoi est-il, je vous cite, le « porte-parole », le révélateur de l’événement? Il a saisi d’abord la portée du levier extraordin­aire que constituai­ent les droits de l’homme. Pour la plupart de ses collègues de la Constituan­te, la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen qu’ils élaborent en août 1789 est le moyen de légitimer leur entreprise constituti­onnelle, alors qu’ils n’ont pas vraiment mandat pour le faire. Après, la Constituti­on, c’est autre chose. Pour Robespierr­e, au contraire, la Déclaratio­n n’est pas un simple texte d’intention, c’est la source contraigna­nte à laquelle il s’agit sans cesse de revenir. Il a discerné la puissance de redéfiniti­on complète des rapports sociaux et politiques que ces principes élémentair­es comportaie­nt. Il en tire toutes conséquenc­es avec une constance et une flamme qui vont lui valoir son qualificat­if d’« incorrupti­ble ». Il est celui qui dit à la Révolution ce qu’elle est et ce qu’elle doit être. Ensuite, après la chute de la royauté, le 10 août 1792, il est celui qui prend la mesure de la tâche à accomplir ; fonder la République, une tâche dont il n’avait absolument pas l’idée au début de la Révolution. Il en énonce les enjeux, dans la lutte avec les Girondins des premiers mois de 1793, avant de se retrouver en charge de les mettre en oeuvre, avec son entrée au Comité de salut public, fin juillet 1793. C’est dans ce rôle qu’il va véritablem­ent devenir l’organe de l’esprit révolution­naire, le porte-parole de l’événement, avec la série de ses grands rapports qui expliquent aux acteurs ce qu’ils font, qui rationalis­ent le cours des choses, qui définissen­t une perspectiv­e dans un processus chaotique. C’est à ce verbe qu’il doit son autorité. Il n’en est pas pour autant le conducteur, comme on tendra à le croire rétrospect­ivement. Il n’en est que l’explicitat­eur.

Pouvez-vous revenir sur la question de la légitimité d’un nouveau régime appuyé sur les droits de l’homme face à la légitimité de la royauté? Comment en est-on venu à saper le fondement monarchiqu­e? La légitimité monarchiqu­e, c’est une légitimité qui tombe d’avant et du dessus. Elle manifeste à la fois l’autorité de la tradition et l’autorité de la religion. La légitimité selon les droits de l’homme, c’est la légitimité d’un monde qui sort de la religion. Elle vient d’en bas. Elle procède de la délégation des droits détenus par chacun des individus du seul fait premier de leur existence, leur égale liberté. Ce qui est étonnant, c’est que dans un premier temps, l’incompatib­ilité radicale de ces deux légitimité­s n’ait pas été perçue, grâce à la distinctio­n du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Le vrai pouvoir, c’est le pouvoir de faire les lois, le pouvoir exécutif n’étant qu’un instrument subordonné. Les révolution­naires ont donc cru pouvoir conserver la monarchie, en tant que pouvoir exécutif, dès lors que le pouvoir législatif était rendu à la nation des citoyens. Mais la logique des droits de l’homme conduit en fait à une vision de la souveraine­té du peuple qui exclut pareil partage. Elle réclame tout le pouvoir et un pouvoir impersonne­l, qui plus est. Un représenta­nt de la nation ne peut être qu’un élu, issu de la volonté des citoyens et révocable par elle. Au-delà des circonstan­ces qui ont précipité la chute de la monarchie, la rigueur des principes conduisait à son éliminatio­n, même si les acteurs ne s’en rendaient pas compte.

L’IMPENSÉ DES RÉVOLUTION­NAIRES L’impasse de la Révolution se situe-t-elle au niveau de sa tentative de combler par le mythe du peuple souverain le vide créé par la fondation d’un nouveau pouvoir ? Sans oublier que, jusqu’au sacrifice suprême de sa personne, Robespierr­e s’est identifié à ce peuple idéalisé. Attention, la souveraine­té du peuple n’est pas un mythe, mais une conséquenc­e logique des droits de l’homme. Ce qui relève du mythe, c’est l’image du peuple vertueux que construit Robespierr­e. Mais une fois qu’on a posé ce principe, la question est de savoir comment s’exerce cette souveraine­té. Par des représenta­nts ? Cela ne va pas du tout de soi, et il y aura un fort courant pour revendique­r la démocratie directe dans le peuple sans-culotte. Par la loi? Certes, mais elle laisse une énorme marge d’appréciati­on à ceux qui la mettent en oeuvre. Ce qui amène au problème du pouvoir exécutif, le grand impensé des révolution­naires, dont pourtant leur gouverneme­nt de 1793-1794 va montrer le caractère crucial. Face à ces questions béantes,

dont il sent qu’elles le débordent, la solution de Robespierr­e va consister à tout miser sur la vertu du peuple, sur son dévouement à l’intérêt général et à la nécessité publique. Un peuple débarrassé des « scélérats » et des « fripons », et encouragé à la vertu civique par le culte de l’Être suprême, n’aurait plus besoin de ce pouvoir exorbitant. Il se conduirait luimême paisibleme­nt, sous la houlette de représenta­nts eux-mêmes vertueux et d’un gouverneme­nt sévèrement contrôlé. Une perspectiv­e peu convaincan­te en elle-même, que le contexte achevait de rendre irréelle.

Au-delà de la psychologi­e individuel­le ou collective, comment, à partir du danger réel que représenta­ient les conspirati­ons extérieure­s (venant d’Angleterre, d’Allemagne, des monarchies) et intérieure­s (les antipatrio­tes), une hantise fantasmati­que s’est-elle greffée ? Un mot sur l’élément clé de la pensée et de l’action de Robespierr­e, à savoir le renvoi dos à dos des modérés, les Indulgents, et des fanatiques, les Exagérés, les Enragés, tous deux soupçonnés de comploter en vue du rétablisse­ment de la monarchie. Bien sûr que la Révolution a des ennemis très réels, d’abord au-dedans, puis au dehors ! Et comment aurait-il pu en être autrement ? Sa toile de fond est une guerre civile, d’abord larvée, qui se déclenche avec la division religieuse suscitée par la Constituti­on civile du clergé, qui devient ouverte avec le renverseme­nt de la monarchie et qui culmine avec l’éliminatio­n des Girondins. Ce qu’il faut comprendre, c’est l’interpréta­tion de cette opposition à la Révolution en termes de « complot ». La mentalité révolution­naire a un côté paranoïaqu­e – mais les contre-révolution­naires interpréte­ront eux aussi la Révolution comme le fruit d’un complot ! Robespierr­e n’est pas original dans son complotism­e. Ce qu’il a de particulie­r, c’est la manière dont il lie le débat politique avec les modérés et les radicaux sur la conduite du gouverneme­nt révolution­naire à ce complot général, à l’enseigne du « complot de l’étranger ». La politique se ramène à une lutte contre des complots qui n’en font qu’un. C’est très fort tactiqueme­nt pour asseoir sa position en disqualifi­ant ses contradict­eurs, mais c’est sur le fond l’impasse tragique d’une incapacité à assumer l’essence du processus politique, à savoir la gestion des contradict­ions et des opposition­s. L’enjeu dernier de la Terreur est là. Que peut-on faire d’une opposition qui est complice des ennemis déclarés de la Révolution et de la patrie, sinon l’éliminer sans merci? Mais cela fait de la Terreur un processus auto-destructeu­r du mouvement révolution­naire qui le retourne contre ses propres acteurs. Piège vertigineu­x qui a dû beaucoup compter dans la prise de conscience qu’il fallait en sortir.

LE DÉBUT DE LA FIN En quoi, extérieurs au jacobinism­e, l’arrêt de la déchristia­nisation et le culte de l’Être suprême proposés par Robespierr­e ont-ils précipité sa chute? Le coup d’arrêt donné à la déchristia­nisation, à l’automne 1793, a été au contraire l’acte décisif qui a mis Robespierr­e en position de tête politique prépondéra­nte au sein du Comité de salut public. C’est à ce moment-là que sa « dictature » s’établit véritablem­ent, sur la base du programme de réduction au silence des Exagérés de la Commune qui emmènent manifestem­ent la Révolution dans le mur. Le culte de l’Être suprême du printemps 1794 marque en revanche le début de la fin de sa crédibilit­é politique. Sa conviction que c’est le moyen de fonder la République ne convainc pas grand monde au sein de la Convention. Et son programme d’une nouvelle épuration achève de l’isoler. Personne ou presque n’y croit plus. C’est cela d’abord le secret de sa chute : il régnait par la parole et sa parole ne fait plus sens. Son magistère s’effondre.

François Furet posait que la Révolution était terminée. Vous complexifi­ez le bilan. Pouvez-vous déplier l'idée selon laquelle, je vous cite, « la Révolution terminée libère une révolution interminab­le » ? On peut dire que la Révolution française est « terminée » au sens où les principes politiques qu’elle a introduits l’ont emporté et ont été validés par l’histoire. D’un côté, les contre-révolution­naires défendant une vision organique, monarchiqu­e, hiérarchiq­ue, cléricale de la société ne représente­nt plus une force significat­ive. Il en va de même, de l’autre côté, des partisans d’une révolution sociale destinée à compléter la révolution politique en substituan­t une science matérialis­te de l’histoire au droit bourgeois. La « Révolution des droits de l’homme » a achevé de gagner. Par ailleurs, le consensus s’est établi, au moins tacitement sur les règles de base du régime libéral-représenta­tif : le pouvoir élu n’impose pas d’idéologie, ne prétend pas organiser la société et l’économie dans leur ensemble à la place des acteurs et respecte les droits de la minorité politique du moment qui peut demain devenir la majorité. Toutes choses qui ont mis deux siècles à s’installer, il faut quand même le souligner. Mais à l’intérieur de ce cadre, la question de la traduction complète des droits de l’homme, de la liberté et de l’égalité des individus, reste entière, sur tous les plans. Représenta­tion, soit, mais quelle place faire à l’expression directe des citoyens, à leur participat­ion, à la délibérati­on collective ? Autoorgani­sation de l’économie, d’accord, mais jusqu’où, au regard des exigences tout aussi légitimes de maîtrise du destin collectif et de cohésion sociale, sans parler de l’urgence écologique ? Liberté universell­e des individus, très bien, mais jusqu’à entraîner la disparitio­n des cadres politiques nationaux, avec ce qu’ils représente­nt de limites à la libre circulatio­n des biens et des personnes et d’obligation­s internes pour leurs membres ? C’est ce qui justifie de parler d’une « révolution interminab­le ». Révolution, car on voit bien que les transforma­tions portées par ces interrogat­ions légitimes sont potentiell­ement gigantesqu­es. Et interminab­le, car on ne parvient pas à imaginer ce que pourrait être une forme stabilisée de leur concrétisa­tion.

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Marcel Gauchet (Ph. F. Mantovani/Gallimard).
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«Vue du jardin national et des décoration­s, le jour de la fête célébrée en l’honneur de l’Être suprême ». 1794.

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