Monumental minimal
Monumental Minimalism
Deux expositions : Monumental Minimal,
à la galerie Thaddaeus Ropac, à Pantin (jusqu’au 23 mars 2019), et Michael Heizer
à la galerie Gagosian, au Bourget (jusqu’au 2 février 2019), permettent de redéfinir les principes fondamentaux – notamment la relation à l’espace et au visiteur– des oeuvres d’art
minimal et du land art.
Monumental Minimal, l’oxymore est engageant. C’est le titre judicieusement choisi par la galerie Thaddaeus Ropac pour une exposition ambitieuse et fort réussie d’oeuvres grand format des principaux artistes de la génération emblématique et génératrice de l’art minimal. Donald Judd, Dan Flavin, Sol LeWitt, Carl Andre, Robert Morris, mais également Robert Mangold, participent, avec plusieurs oeuvres magistrales, à ce rendez-vous au sommet. Au-delà de la qualité plastique indiscutable des oeuvres réunies ici et de la plénitude visuelle qui règnent dans toutes les salles attenantes, ouvertes les unes vers les autres – de sorte que l’on a l’impression de voir les oeuvres sinon ensemble, du moins dans une conti- nuité à la fois logique et harmonieuse –, la dimension théorique et la qualité architectonique de la démarche s’imposent d’emblée. Toutes les oeuvres choisies, leur taille, leur voisinage et bien sûr l’architectonie propre, mise en majesté, de leur composition, sont en parfaite adéquation avec les différents espaces qu’elles occupent. Leur structure interne, si diverse soit-elle d’une oeuvre à l’autre selon chaque propos, s’impose au regard et à l’esprit par la prise de conscience spontanée qu’elle provoque chez le visiteur de ce qui constitue le socle théorique commun de l’aventure minimale : une conception de l’oeuvre qui est antérieure et distincte de sa réalisation, aussi fidèle soit-elle. Une conception méticuleuse- ment pensée dont l’oeuvre en volume sera la rigoureuse application dans sa capacité de déploiement, soumise quant à elle à l’arbitraire de chaque artiste. L’oeuvre est finalisée structurellement en amont. Sa réalisation n’en reste que la partie rendue visible. Cette visibilité étant bien entendu conditionnée dès l’origine par la viabilité du process pensé par l’artiste.
«VIVRE » UN ESPACE COMMUN Le critique et historien de l’art Michael Fried avait créé un néologisme pour expliciter ce parti pris d’un système de déclinaisons fondé sur une logique structuraliste et mathématique simple et le rapport à son résultat : l’objecthood, l’« objectité » (1). Celle-ci différencie définitivement les créations minimales des oeuvres picturales ou sculpturales qui les ont précédées, notamment les peintures des expressionnistes abstraits, mais également celles du pop art qui leur est contemporain. L’un des objectifs de l’« objet » minimal est en effet moins d’occuper l’espace que d’inciter le regardeur à le vivre instantanément, naturellement, comme commun. Robert Morris, cité dans l’essai de Fried, l’exprimera en termes clairs : [ Tandis qu’auparavant], « ce qu’on pouvait retirer d’une oeuvre d’art s’y trouvait strictement contenu, l’expérience de l’art littéraliste est celle d’un objet placé dans une situation qui, presque par définition, inclut le spectateur. » L’exposition « géante » de la galerie Ropac, loin de boursouffler ce concept, le rend d’autant plus sensible, d’autant plus évident. Les dimensions presque architecturales de la plupart des oeuvres, loin de diluer leur organisation interne, les rendent plus explicites, accentuent la sensation de cohésion, d’adéquation, entre ce qui est regardé, celui qui regarde et le lieu dans lequel l’interaction advient. La perception mentale de l’histoire interne des oeuvres est spontanément revisitée dans la perception qu’en a le visiteur à l’échelle non simplement de sa capacité visuelle, mais aussi de son expérience physique de l’espace où la rencontre se fait. Ces enjeux théoriques restent primordiaux pour les artistes de la mouvance dite minimale, et notamment ceux qui sont présents dans l’exposition. Toutes les oeuvres dans l’exposition sont par ailleurs excellemment pensées ensemble dans l’espace. Les sculptures-progressions au sol de Carl Andre renvoient aux progressions verticales et horizontales au mur de Donald Judd et dialectisent les différents déploiements, dans l’espace et au sol, des constructions en éléments cubiques blancs de Sol LeWitt, et réciproquement. Les oeuvres arriment et ponctuent des espaces distincts tout en convoquant visuellement le volume commun, donnant une densité particulière à l’espace entier tout en le rythmant et l’ouvrant à la fois. La somptueuse double salle transversale de dessins muraux de Sol LeWitt met en dialogue les subtiles et multiples permutations de couleurs de « carrés sur carrés ». Une ode magistrale à Homage to the Square de Josef Albers. La rhapsodie visuelle et spatiale proposée permet de comprendre, par la simple déambula-
tion, le rapport sophistiqué que les oeuvres entretiennent entre elles en même temps qu’elles conservent chacune leur identité propre à la fois dans leur présence formelle et le rapport qu’elles établissent à l’espace. Les feutres gris aux lacérations horizontales béantes de Robert Morris entrent en tension avec les finesses géométriques des tableaux de Robert Mangold : des mises en relation entre chacune qui mettent subtilement au clair la spécificité de leur organisation interne. Ainsi, les oeuvres au néon de Dan Flavin tendent à désintégrer subtilement l’espace qui les contient sans parasiter les oeuvres qui leur sont proches.
LA TAILLE ET L’ÉCHELLE La très grande dimension, qui n’est pas systématique dans les oeuvres minimales, est néanmoins l’inclination logique de ces artistes. Elle l’est plus encore chez leurs contemporains et interlocuteurs directs, les Earth Artists – dont Robert Smithson et Michael Heizer sont les principaux représentants –, qui usent volontiers des grands espaces et reliefs de la planète comme matière à sculpter. La galerie Gagosian présente, simultanément à l’exposition de la galerie Thaddaeus Ropac, une exposition de Michael Heizer. Le parti pris des uns et des autres pour les formes géométriques simples, le rapport construit à l’espace partagé, le rapport réfléchi au concept du « monument », dans son acception dimensionnelle et sémantique, participent de leurs affinités les plus évidentes. Michael Heizer écarte toutefois la notion d’échelle en soi, en précisant qu’au bout du compte « elle n’est qu’une taille imaginaire ». Cette déclaration elliptique s’impose effectivement dans l’exposition à la galerie Gagosian. Les earth works du Nevada, défiant le gigantisme du paysage américain depuis le Grand Canyon ou les tumulus géants de Monument Valley : l’in- comparable Double Negative certes, mais aussi les incisions cliniques rectilignes de Dissipate dans le Rock Mountain Desert, trouvent leurs pairs dans les oeuvres qui occupent le lieu très urbain de la galerie. La force mise en place par Heizer est là : la dialectique de la masse réelle ou suggérée par le vide et le plein, la dialectique du négatif et du positif. Précises, les « incisions » ou « occupations » dans l’espace de la très vaste galerie projettent le visiteur dans un univers de sensations diverses sur la conscience de sa propre relation physique à l’espace alentour, la compréhension, par les oeuvres au cordeau, des perturbations infimes qui pourraient bousculer significativement une première perception d’ensemble. Les interventions de l’artiste dans l’intégrité architecturale (murs, sols, etc.) de la galerie préservent, dans toute la rigueur de leur dialectique interne, le pouvoir romantiquement dévolu à l’expérience spécifique de notre être-au-monde dans toute sa relativité dimensionnelle… et vitale. « On ne place pas une oeuvre dans un lieu. Elle est le lieu », dit l’artiste (2).