Même pas mort
Still Alive
Cela fait exactement deux ans que je tiens cette chronique mensuelle sur la photographie. Vous voudrez donc bien m’excuser de m’extraire exceptionnellement de l’actualité qui la nourrit habituellement pour tenter d’identifier des récurrences, des principes, voire une méthode. Il est ainsi possible de réunir ces articles en plusieurs ensembles. Le premier, le plus attendu, porterait sur le monde de la photographie. Il a, en effet, été question, notamment, de l’enseignement, des musées et des revues. Le second aurait pour dénominateur commun les discours, qu’ils soient théoriques, historiques ou critiques. Le troisième, enfin, s’articulerait autour de la notion de médium. Étonnamment, ces derniers articles sont les plus nombreux. Ils creusent les tenants et aboutissants de la photographie comme dispositif de production et de diffusion des images et en pointent les multiples usages et formes. Ils ont pu mettre l’accent sur les nouvelles tendances documentaires ou la photographie expérimentale, mais aussi sur la carte postale, la projection et l’objet photographique, au sens de ces objets du quotidien vecteurs d’images. Ils sont aussi revenus sur les usages relationnels de la photographie et sa capacité plus ou moins illusoire d’agir sur le monde. Le médium n’est ainsi à mes yeux synonyme ni de technique ni d’art. Il n’est pas non plus une notion abstraite, mais les multiples occurrences matérielles de la photographie, ce qu’elles disent, ce qu’on en fait, ce qu’elles produisent. Cette approche est sans doute encouragée par certains artistes d’aujourd’hui qui prennent la photographie pour objet. Ils sont issus de la Pictures Generation mais, quand un Richard Prince réduisait une publicité à une image, Anne Collier montre l’existence tangible de ces photographies qui, reproduites sur des supports spécifiques, sont aussi des objets sociaux. Pourtant, poser la question du médium peut aujourd’hui sembler anachronique. En effet, ne sommes-nous pas entrés, depuis plusieurs décennies déjà, dans une ère qualifiée de « postmédium » par la critique qui constata le repli des pratiques traditionnelles comme la peinture et, en regard, l’affirmation de nouvelles formes dématérialisées ou qui entrecroisent les techniques, à l’instar de l’installation ou d’autres travaux mixed-media? Cette question est, en fait, de la plus grande actualité. Dans l’absolu, régit par un ensemble de règles et de possibilités que l’on respecte ou contre lesquelles on joue, un médium n’est jamais neutre. Il est même déterminant. Cela vaut d’autant plus pour ceux qui, comme la photographie, connaissent des bouleversements techniques susceptibles de produire de nouvelles images et de nouveaux usages. À la fin du 19e siècle, l’avènement du gélatino-bromure d’argent, beaucoup plus sensible que les émulsions antérieures, permit l’instantané. Depuis le tournant du 21e, le numérique a révolutionné notre imagerie, aujourd’hui tendue entre l’image de synthèse et « l’image pauvre », dont la version artistique est l’« esthétique du pixel ». Il a aussi suscité des réactions, comme le retour massif des techniques anténumériques ou la rematérialisation de la photographie.
RETOUR DU MODERNISME?
Il semble ainsi légitime de privilégier le prisme du médium pour aborder la photographie et, tout particulièrement, la photographie contemporaine. Fautil pour autant y voir une crispation d’inspiration moderniste, puisque le modernisme avait fait du médium et de sa quête de spécificité et de pureté une garantie contre le kitsch? Rien n’est moins sûr. Sans doute, pour mieux définir mon objet, j’ai pu défendre avec excès l’identité de la photographie par rapport à l’art contemporain dans son ensemble, mais ces notions de spécificité et de pureté du médium me sont étrangères. S’il m’est arrivé d’exprimer des réserves à l’égard des travaux actuels qui veulent déborder la photographie, c’était moins en raison de leur caractère hybride que de leur opportunisme mer- cantile dans un marché qui ne cesse de trouver des réponses à la duplication de la photographie. Et si j’ai pu parler du « kitsch » qui les menaçait, c’était avant tout pour souligner leur banalisation. Dans tous les cas, sans même évoquer ces objets hybrides associant la photographie à d’autres pratiques comme la sculpture, quelle pureté pourrait-on revendiquer quand la photographie, dont les procédés mixent volontiers l’analogique et le
Baptiste Rabichon. « 17e ». 2017-18. Épreuve chromogène unique. 195x127 cm. (Court. galerie ParisBeijing). Unique C-Print numérique, ne peut s’affirmer aujourd’hui que comme un médium fondamentalement impur, comme en témoignent, sur le plan artistique, les expérimentations processuelles du jeune Baptiste Rabichon, dont la série 17e (2017-18), présentée en ce début
d’année à Paris, est constituée de photogrammes de corps sur des montages numériques de fleurs (1) ? Le numérique a, en effet, pour certains, remis en cause l’existencemême de la notion de médium photographique. Rosalind Krauss en fait partie si l’on en croit une conférence récente que la critique américaine a consacrée à la « contre-attaque » de la notion de médium dans l’art contemporain à travers le concept de « support technique » (« technical support ») et, entre autres, les films ou installations de James Coleman, Christian Marclay ou William Kentridge (2). À l’issue de cette conférence qui ne portait jamais directement sur la photographie, Krauss affirme que le numérique, en balayant la notion d’« index » que ses écrits avaient contribué à imposer, a mis fin à la photographie comme médium. Ce n’est pas le lieu de revenir sur la pertinence théorique de l’index ni sur sa supposée disparition, alors qu’on voit mal en quoi les capteurs d’un appareil numérique diffèrent d’un film argentique, mais, quoi qu’il en soit, le numérique aurait, selon elle, rompu le lien essentiel de la photographie au réel. On pourrait aussi affirmer, au contraire, que la photographie existe désormais comme un médium irréductible à une essence et libéré de toute assignation. Son objet serait alors toujours le réel, bien sûr, mais pas que. (1) Galerie Paris-Beijing, 24 janvier- 2 mars 2019. (2) Rosalind Krauss, « Knighthood. The Medium Strikes Back », Castello di Rivoli Museo D’Arte Contemporanea, Rivoli, 21 juin 2017. En ligne, sur le site du musée. ——— It’s been exactly two years since I began this monthly photography column. Please excuse me for straying from the current art news with which it is usually concerned with an effort to identify recurrences, principles or even a method. It is possible to categorize the articles into several groups. The first, the most anticipated, relates to the world of photography and in particular, the issue of education, museums and magazines. Discourse forms the underlying thread of the second group, whether theoretical, historical or critical. Finally, the third type of article revolves around the notion of medium. Surprisingly the latter are the most numerous. They explore the ins and outs of photography as a device for producing and disseminating images and point out its multiple uses and forms. They have highlighted the new documentary trends and/or experimental photography, as well as the postcard, screenings and the photographic object, in the sense of these everyday objects as vectors of images. They have also focused on the relational uses of photography and its more or less illusory ability to act on the world. In my view, the medium of photography is synonymous neither with technique nor with art. Nor is it an abstract notion; we have multiple material occurrences of photography, what images say, what one does with them, what they produce.This approach is undoubtedly encouraged by certain contemporary artists who use photography as their subject. Many come from the Pictures Generation. However, if a certain Richard Prince was capable of reducing an advertisement to an image, Anne Collier shows the tangible existence of those photographs which, reproduced on specific supports, are also social objects. Indeed to raise the question of the medium may seem anachronistic today. For the past several decades we have been living in an era described as ‘post-medium’ by critics who have noted the decline of traditional practices such as painting and, in comparison, the affirmation of new dematerialized forms or cross-disciplinary techniques producing installations and other mixed-media work. This question is, in fact, of the greatest relevance. In the absolute, governed by a set of rules and possibilities that we either respect or challenge, a medium is never neutral. It is even decisive. This is especially true for certain media, which like photography, have experienced technical upheavals yielding new images and uses. At the end of the 19th century, the advent of gelatin silver bromide, much more sensitive than previous emulsions, allowed for snapshots. Since the turn of the 21st century, digital photography has revolutionized our imagery, now vacillating between the computer-generated image and the ‘poor image’ whose artistic version is the ‘aesthetic of the pixel’. It has also provoked reactions, such as the massive backlash against digital techniques and the rematerialization of photography.
THE RETURN OF MODERNISM?
It thus seems legitimate to privilege the prism of the medium to examine photography, particularly contemporary photography. Should it be seen as a modernist-inspired tension since modernism made the medium and its quest for specificity and purity a guarantee against kitsch? Nothing is less sure. Undoubtedly, to better define my object, I have defended photography’s identity in relation to contemporary art as a whole, but these notions of the specificity and purity of the medium are foreign to me. If I have ever expressed reservations about contemporary work that wants to go beyond photography, it was less because of its hybrid nature than because of its mercantile opportunism in a market that is constantly seeking solutions to the duplication of the photograph. And if I have talked about the ‘kitschness’ that threatened it, it was above all to emphasize its trivialization. In any case, without even mentioning these hybrid objects associating photography with other practices such as sculpture, what purity could be claimed when photography, whose processes combine analogue and digital, can only be classified as a fundamentally impure medium? This may be seen on an artistic level through the processual experiments of young Baptiste Rabichon, whose series 17ème (2017–2018), presented at the beginning of the year in Paris, consisted of photograms of bodies superimposed on digital montages of flowers.(1) For some, digital photography has raised questions about the very existence of the notion of a photographic medium. Rosalind Krauss is one such person. The American critic devoted a recent conference to the ‘counter-attack’ of the notion of the medium in contemporary art by means of the concept of ‘technical support’ and amongst others, the films and installations of James Coleman, Christian Marclay and William Kentridge.(2) At the end of this conference, which never directly focused on photography, Krauss argued that the digital has, by washing away the notion of the ‘index’ which her writings helped to establish, put an end to photography as a medium. This is not the place to return to a discussion on the theoretical relevance of the index or its supposed disappearance, when it is difficult to see how the sensors of a digital camera differ from film photography, but, whatever the case, according to Krauss, digital technology has broken the essential link between photography and reality. On the contrary, we could also say that photography now exists as a medium that is irreducible to an essence, freed from all constraints. Certainly its subject remains reality, but not only that.
Translation: Emma Lingwood (1) Galerie Paris-Beijing, 24 January– 2 March 2019. (2) Rosalind Krauss, ‘Knighthood. The Medium Strikes Back’, Castello di Rivoli Museo D’Arte Contemporanea, Rivoli, 21 June 2017. On the museum’s website.