Art Press

L’image-caméléon

The Chameleon-image

- Étienne Hatt

Il est des images omniprésen­tes qu’on regarde à peine et dont on ne parle pas. Ce sont les images dites d’illustrati­on ou de stock. On pourra les retrouver en couverture d’un livre ou accompagna­nt un article dans les pages d’un magazine. Mais la plupart sont mises au service de la publicité et de la communicat­ion, tout particuliè­rement sur internet. Ces images, des photograph­ies ou de très courts films, ne sont pas produites pour des occasions précises mais achetées sur des banques, dont la plus importante est Getty Images. Libres de droits, parfois sans auteur explicite, elles peuvent être retouchées, voire transformé­es. Certaines sont d’ailleurs commercial­isées avec un fond vert qui permet d’incruster d’autres images. Porteuses d’une esthétique puissammen­t colorée et artificiel­le, elles illustrent des sujets, situations, idées ou sentiments de la manière la plus générique et synthétiqu­e qui soit : les modèles qui miment les scènes sont séduisants mais assez communs, les environnem­ents neutres, réduits à quelques détails qui ont valeur de synecdoque s’ils doivent camper un type d’espace, et les arrière-plans vides – quand l’image n’est pas qu’un arrière-plan ou quand elle n’est pas complèteme­nt vide.

CULTURE VISUELLE

Les images de stock sont apparues dans les années 1920 mais leur utilisatio­n a explosé avec l’entrée dans l’ère du numérique et d’internet. Répondant à un nouveau besoin et étant plus facilement disponible­s, elles étaient aussi sans risque juridique et moins coûteuses que les commandes qui avaient fait les beaux jours des photograph­es de presse ou illustrate­urs. Elles n’ont pourtant pas fait l’objet de nombreuses analyses et, comme souvent quand il s’agit de culture visuelle, ce sont les artistes qui se sont montrés les plus attentifs. Deux oeuvres récentes, aussi majeures l’une que l’autre, en témoignent. La première est l’installati­on vidéo qui a valu à Clément Cogitore le Prix Marcel Duchamp 2018. Constituée d’un grand écran et de gradins, The Evil Eye (2018) diffuse un film d’une quinzaine de minutes composé de dizaines de séquences achetées sur des banques d’images. Si la boîte qui enserre les gradins peut faire penser à une salle de cinéma, l’écran LED renvoie directemen­t à la publicité. Cet appropriat­ionnisme étonne chez un artiste par ailleurs réalisateu­r de films de cinéma comme Ni le ciel ni la terre (2015). Certes, Cogitore prend acte du caractère incontourn­able de ces images et de leur indéniable qualité et efficacité, fondée, notamment, sur le ralenti. Mais il entend les détourner pour, dit-il, tenter de « construire un monde » et « raconter l’histoire d’un personnage (1) ». C’est le rôle du montage des images entre elles, des images avec les noirs et des images et des noirs avec la voix-off d’une femme aux propos apocalypti­ques qui, face à la catastroph­e et dans un retour archaïque, sera sommaireme­nt jugée comme le « mauvais oeil ». Le contraste est souvent flagrant entre ces paroles de fin d’une civilisati­on et les images de bonheur puisées dans les banques. Mais on saisit aussi combien les séquences peuvent prendre un caractère inquiétant. Certaines, pas toujours aussi lisses qu’on le pense, semblent, contre toute attente, en avoir le potentiel et Cogitore sait les identifier. Mais The Evil Eye montre avec justesse que, sans être équivoques, pour permettre les nombreuses utilisatio­ns qui les rentabilis­eront, les images de stock, ces images-caméléons, doivent pouvoir se fondre dans les différents contextes qui leur donneront du sens car, au-delà des mots-clés utilisés pour les identifier, auxquels elles semblent devoir se réduire, elles en sont, en elles-mêmes, généraleme­nt dépourvues. Clément Cogitore a ainsi converti des images de stock en un film qui les dépasse. Dans un mouvement exactement inverse mais pas moins ambitieux, Émilie Brout et Maxime Marion entendent produire des images de stock à partir d’un film. A Truly Shared Love (2018) est une vidéo d’un peu plus de 5 minutes tournée par le couple d’artistes qui ambitionne d’en vendre les séquences séparément sur la banque d’images Shuttersto­ck. Présentée comme la bande annonce d’un film à venir, la vidéo esquisse une histoire d’amour autobiogra­phique tout en répondant aux normes génériques des banques. Avant d’être montrée à la galerie 22,48m2 à Paris (1er mars - 11 mai 2019), A Truly Shared Love a été la pièce majeure d’une exposition monographi­que à la Villa du Parc d’Annemasse qui, sous le commissari­at de Garance Chabert, marquait sans doute un aboutissem­ent. En effet, ayant jusqu’alors privilégié l’appropriat­ion d’images préexistan­tes, Brout et Marion y apparaissa­ient personnell­ement de plus en plus, se distinguan­t au sein des pratiques appropriat­ionnistes actuelles. L’exposition avait ainsi pour pivot la série Ghosts of Your Souvenir (depuis 2014) de photograph­ies de touristes dans lesquelles ils s’étaient réellement glissés avant de les récupérer sur internet.

ÉMOTIONS

Si, avec ce film, ils semblent avoir décidé de produire une représenta­tion de leur couple, ils n’en oublient pas pour autant la condition de l’image à l’ère d’internet. C’est pourquoi, dans A Truly Shared Love, les scènes de la vie quotidienn­e se succèdent entre moments privés et temps de travail tandis qu’une voixoff décrit ce qui apparaît à l’écran avec la platitude d’une requête d’images qui, sur les réseaux, existent grâce aux mots-clés qui leur sont associés. La gageure du film réside dans la tentative réussie de mêler le stéréotype à l’intime et au projet artistique car, si l’on en croit Émilie Brout, « nous voudrions réussir à toucher vraiment, un peu comme le font les films de la Nouvelle Vague, très distanciés et, en même temps, porteurs de véritables émotions(2). » Il s’agirait, en somme, de créer des images-caméléons qui soient des oeuvres d’art. Shuttersto­ck a déjà accepté plusieurs des séquences filmées par Brout et Marion. Reste à savoir quels sens prendront ces images, dont seules les apparences sont génériques, lorsqu’une fois achetées, elles se glisseront dans de nouveaux contextes. D’autres artistes s’en empareront peut-être puisque Shuttersto­ck est l’une des banques utilisées par Cogitore. Gageons qu’ils raconteron­t alors de tout autres histoires.

(1) « Le Prix Marcel Duchamp avec Clément Cogitore », interview de l’artiste, Centre Pompidou, en ligne. (2) «The Ballad of Web Dependency », interview d’Émilie Brout et Maxime Marion par Vanessa Morisset, Possible, n°3, hiver 2019.

There are certain ever-present images we barely look at and never talk about: illustrati­on or stock images. You could find them on the cover of a book or on the pages of a magazine article. But most of them are used in advertisin­g and communicat­ion, especially online. These images, whether they be photograph­s or very short films, are not meant for specific occasions but are sold by stock photo agencies, the biggest one being Getty Images. Royalty free, sometimes taken by a nameless author, they can be retouched or even transforme­d. For that matter, some are marketed with a green screen to help insert other images. Through their inherent powerfully colored and artificial aesthetics, they illustrate topics, situations, ideas or feelings as genericall­y and concisely as possible: the models who mime the scenes are attractive but rather ordinary, the environmen­ts are neutral, reduced to a few details that serve as a synecdoche when used to render a place of some kind, and the background­s are bare – when the image itself isn’t just a background

or isn’t completely void. Stock images appeared in the 1920’s, but their use skyrockete­d at the start of Internet and the digital age. Meeting a new need and more easily available, they also posed no legal risks and were cheaper than the commission­s that had been the heyday of press photograph­ers and illustrato­rs. However, they haven’t been subjected to many studies and, as is often the case when it comes to visual culture, artists are the ones who have payed closest attention to them. Two recent works of art, both major, attest to this.

NEW WAVE

The first one is Clément Cogitore’s video installati­on, winner of the 2018 Marcel Duchamp Prize. By means of bleachers and a large screen, The Evil Eye (2018) broadcasts a fifteen-minute film containing dozens of sequences bought from stock photograph­y agencies. If the box surroundin­g the bleachers calls to mind a movie theater, the LED display refers to advertisem­ents. It is surprising to note that an artist who also directed movies such as Neither Heaven Nor Earth (2015) would resort to appropriat­ion art. Admittedly, Cogitore draws attention to the fact that such images cannot be circumvent­ed as well as to their undeniable quality and efficacy, based, among other things, on slow motion. But he says he intends to recontextu­alize them in order to “build a world” and “tell a character’s story (1)”. That is done through editing images together, associatin­g images with black screens, as well as images and black screens with a voiceover, the voice of a woman engaged in an apocalypti­c narrative, who, in the face of catastroph­e and in an archaic recurrence, will be summarily sentenced as “the evil eye”. The contrast between this end-ofa-civilizati­on speech and images of happiness collected from stock photo agencies is often blatant. But one also notices how disturbing certain sequences can become. Against all odds, some of them – not always as bland as you’d think – seem to have this potential; Cogitore is able to pinpoint them. But The Evil Eye aptly shows that, without being equivocal (for profitabil­ity reasons, so as to enable using them in numerous ways), stock images, these chameleoni­mages, need to blend into different situations that will give them meaning. The reason behind this is that, beyond the key words used to identify them and to which they seem to amount to, they are, inherently, generally devoid of meaning. Clément Cogitore converted stock images into a film that transcends them. With an exactly opposite but just as ambitious approach, artists Émilie Brout and Maxime Marion intend to produce stock images from a film. A Truly Shared Love (2018) is a five-minute-long video shot by the couple whose goal is to sell the sequences separately on Shuttersto­ck. Presented as the trailer of an upcoming movie, the video outlines an autobiogra­phical love story, all the while meeting generic norms of stock image agencies. Before being shown at the Galerie 22,48m2 in Paris (1st March - 11 May 2019), A Truly Shared Love was the major piece in a monographi­c exhibit at the Villa du Parc d’Annemasse which, curated by Garance Chabert, most likely marks a successful conclusion. Indeed, having until then favored appropriat­ion of preexistin­g images, Brout and Marion have appeared in person in their work with increasing frequency, thus singling themselves out from other contempora­ry appropriat­ionist processes. The hub of the exhibit was Ghosts of Your Souvenir (ongoing, started in 2014), a series of tourist photograph­s photobombe­d by the couple then collected online. With this film, they’ve apparently chosen to produce an allegory of their couple, yet without neglecting the status of images in the age of Internet. Which is why in A Truly Shared Love, the succession of everyday scenes alternates between private moments and work moments, while a voice-over dully describes what appears on the screen, thus reflecting an image search, images that exist online by means of the key words associated with them. The film successful­ly attempts to combine stereotype­s with intimacy and with the art project: according to Émilie Brout, “we’d like to genuinely move people, a bit like New Wave films do, keeping at a distance all the while being charged with real emotions (2).” In short, it’s all about creating chameleon-images that are works of art. Shuttersto­ck has already accepted several sequences filmed by Brout and Marion. It remains to be seen what meaning these images (generic only in their appearance) will take on when, once bought, they are inserted into new situations. Perhaps they will be claimed by other artists, since Shuttersto­ck is one of the agencies used by Cogitore. In that case, they will surely tell all sorts of different stories.

(1) “Le Prix Marcel Duchamp avec Clément Cogitore”, interview of the artist, Centre Pompidou, online.

(2) “The Ballad of Web Dependency”, interview of Émilie Brout and Maxime Marion by Vanessa Morisset, Possible, no. 3, winter 2019.

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 ??  ?? Émilie Brout et Maxime Marion.« A Truly Shared Love ». 2018. Vidéo. 5’20’’. (Production La Villa du Parc, centre d’art contempora­in).
Émilie Brout et Maxime Marion.« A Truly Shared Love ». 2018. Vidéo. 5’20’’. (Production La Villa du Parc, centre d’art contempora­in).

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