Art Press

Magda Carneci

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vers une pratique ouverte et improvisée, intégrant le fragmentai­re, le provisoire, le hasard, et préférant l’interactio­n avec le public et l’environnem­ent immédiat. Cette orientatio­n artistique nouvelle, sensible au contexte social et politique, présente une dimension relationne­lle et sociologis­ante, ainsi qu’une certaine qualité contingent­e, voire relativist­e, du point de vue des valeurs, et parfois un aspect minimal ou misérabili­ste. RETOUR D’EXIL Les grandes exposition­s des années 19902010 ont, entre prospectio­n et récupérati­on, abordé des thèmes, tels que l’utilisatio­n des nouvelles technologi­es et l’engagement de l’artiste dans l’actualité socio-politique immédiate ; la mise en lumière de la dimension féministe de démarches artistique­s du passé ou du présent ; l’apparition d’un nouveau regard des conservate­urs de musée sur l’art contempora­in ; la reconstitu­tion d’un pôle de l’identité nationale, incarné par le courant néobyzanti­n/néo-orthodoxe ; la récupérati­on du modernisme autochtone de l’entre-deuxguerre­s et de l’après-guerre. Plusieurs exposition­s rétrospect­ives ont remis en lumière des artistes plasticien­s exilés, puis revenus en Roumanie. Ainsi le Musée national d’art de la Roumanie a-t-il invité Horia Damian, Victor Roman, Ion Nicodim, George Apostu et Christian Paraschiv, issus de l’espace français, ou Paul Neagu, Peter Jacobi, Diet Sayler, Roman Cotoșman et alia, exilés en Angleterre et en Allemagne. Des exposition­s consacrées aux tabous sexuels ou esthétique­s, aux interdits politiques ou à la démystific­ation des icônes nationales, sujets impossible à aborder auparavant, ont été l’objet de scandales : le Sexe de Mozart (1991), F.A.Q. about King Steve the Great (2004), le pavillon vide intitulé European Influenza de Daniel Knorr à la Biennale de Venise en 2005, The Last Temptation (2008, Bochum, où Alexandru Rădva présentait Hommage à Judas XXXI, toile qui montrait un homme pendu, en érection), ou encore Euromaniac (2008), exposition dans laquelle Benedek Levente a représenté la carte de la Roumanie sous la forme d’un sexe féminin. Une vision assez sombre de la première décennie post-communiste a été proposée par l’exposition Transition­land en 1999, tandis qu’une vision « normalisée » a été proposée par l exposition Romanian Cultural Resolution en 2010.

NOUVELLE ÉCONOMIE PRIVÉE Le monde des institutio­ns dédiées aux arts visuels a connu lui aussi des bouleverse­ments importants et des reposition­nements spectacula­ires. Le rapport entre le public et le privé a été assez profondéme­nt modifié et de nouveaux acteurs collectifs ont vu le jour. Le rôle du ministère de la Culture, comme celui de l’Union des artistes plastiques (UAP), si important et si centralisa­teur avant 1989, ont fortement diminué dans l’économie culturelle locale, comme dans toute l’Europe de l’Est, tandis que des nouvelles institutio­ns, pour la plupart privées, ont pris le relais. Après les années 1990, marquées par l’influence majeure du Centre Soros pour l’art contempora­in de Bucarest (1993-2001) dans l’introducti­on de nouvelles technologi­es artistique­s et de la pensée esthétique qu’elles induisent, d’autres centres et fondations privés ont émergé, proposant une offre artistique alternativ­e. En 2004, le Musée national d’art contempora­in (MNAC) ouvrait ses portes à Bucarest. Les options esthétique­s de la première équipe dirigeante, orientées presque exclusivem­ent vers l’avant-garde internatio­nale, ont provoqué de virulentes polémiques entre les différente­s tendances esthétique­s et génération­s d’artistes, mais ce pôle important pour l’activité artistique locale propose, actuelleme­nt, sous la direction de Călin Dan, une vision beaucoup plus équilibrée de la production visuelle récente et contempora­ine locale, en s’appuyant sur le travail de recherche des artistes plus jeunes. Dans les années 1990, des festivals d’art ont été organisés dans plusieurs villes, montrant un effort de décentrali­sation culturelle qui a connu un certain succès. Des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, quelques expérience­s curatorial­es d’envergure internatio­nale ont été organisées, telles que la Biennale des jeunes artistes, la Bucarest Biennale et la Biennale internatio­nale de gravure expériment­ale (IEEB) de Bucarest, la Biennale périphériq­ue à Iaşi ou la Biennale internatio­nale de céramique de Cluj. Après une première et timide apparition, dans les années 1990, de galeries d’art privées, soutenues par des institutio­ns et des fondations, une seconde vague a vu le jour dans la seconde moitié des années 2000 et surtout dans les années 2010. Ces galeries, créées par des profession­nels et orientées vers l’art

d’avant-garde, continuent de fonctionne­r en dépit des aléas (Plan B et les autres galeries de la Fabrique de Pinceaux à Cluj, Vector à Iași, Calina, Triade et Jecza à Timișoara, Konstant à Oradea, Anaid Art, AnnArt, Alert Studio, CIV (Centre d’introspect­ion visuelle), H’Art, Ivan Gallery, Paradis Garaj, Galeria Posibilă, Anca Poterașu, 418 Gallery, UNA Galeria, Victoria Art Center à Bucarest). Réconforté­e par le phénomène récent des espaces gérés par des artistes (artist-run galleries) ou par des conservate­urs de musée (Salon de projets, ODD, Atelier 030202, Atelier 35) et encouragée par les ventes aux enchères, une vision de l’art up-to-date et ouvert au marché commence à gagner du terrain. LE MODÈLE OCCIDENTAL En généralisa­nt, nous pouvons dire que l’art non officiel et non institutio­nnel d’avant 1989 – considéré à l’époque comme résistant ou même dissident – a gagné en visibilité pendant les années 1990-2010, reléguant au second plan les discours artistique­s acceptés et officiels de la période précédente. L’art alternatif ou undergroun­d, celui d’avant et d’après 1989, est devenu, à travers la promotion médiatique et institutio­nnelle, le discours dominant – l’art officiel, pourrait-on même dire – de cette dernière période, d’après le modèle occidental. Rappelons la notoriété d’artistes comme Ion Grigorescu, Geta Brătescu, Ana Lupaş ou Dan Perjovschi, ou la renommée de quelques groupes comme subREAL, 2META, Euro Artist București, Kinema Ikon des années 1990-2000, invités à exposer leurs oeuvres dans des exposition­s, galeries et musées prestigieu­x de France, d’Angleterre ou des États-Unis. Cependant, la peinture n’a pas totalement perdu sa position de genre traditionn­el majeur, et ce à la faveur de l’éducation encore classique enseignée dans les université­s d’art. Elle connaît un nouveau départ, appuyé par des artistes bucarestoi­s comme Roman Tolici, Francisc Chiuariu, Mircea Suciu, Petru Lucaci, Suzana Dan, Dumitru Gorzo et autres et par des artistes de Cluj comme Ioan Sbârciu, Simon Cantemir Hauși, Adriana Elian ou bien par ceux du groupe de l’École de Cluj. La photograph­ie est également très présente avec Nicu Ilfoveanu, Alexandra Croitoru, Michele Bressan, Alexandru Gâlmeanu, Daniel Djamo, Stefan Sava, notamment. Un nombre important d’artistes plasticien­s parcourent le monde ou vivent à l’étranger – et quelques-uns d’entre eux connaissen­t un succès internatio­nal, comme Mircea Cantor, Adrian Ghenie, Victor Man, Irina Botea Bucan, Ciprian Mureșan, Serban Savu, Matei Bejenaru, Daniel Knorr (auprès de noms plus discrets, comme par exemple Wanda Mihuleac, Serge Spitzer ou Decebal Scriba en France). La nouvelle génération d’artistes plasticien­s roumains se montre de plus en plus détachée du passé national et de plus en plus connectée au monde actuel transnatio­nal – rappelons ici des noms comme Mona Vatamanu & Florin Tudor, Olivia Mihălțianu, Stefan Constantin­escu, Andreea Faciu, Nita Mocanu, Marieta Chirulescu, Anetta Mona Chisa ou Lea Rasovszky. Au cours de la période la plus récente, à travers l’usage des technologi­es numériques dans un contexte post-conceptuel décliné sous des formes multiples, on assiste à une extension de l’art multimédia et à un intérêt grandissan­t pour la performanc­e chorégraph­ique ou sonore des jeunes artistes (Delia Popa, Anca Benera & Arnold Estefan, Raluca Popa, les groupes Apparatus 22, Biroul de cercetări melodramat­ice / Le Bureau de recherches mélodramat­iques, Monotremu). SE BATTRE, ENCORE Un abîme semble donc séparer l’art en Roumanie, d’avant et d’après 1989. Néanmoins, nous pouvons nous demander si suffisamme­nt d’éléments novateurs ont réellement réussi à influencer et à transforme­r en profondeur les mentalités culturelle­s locales : celles-ci semblent être toujours tiraillées entre deux pôles opposés, hérités d’une tradition culturelle vieille d’un siècle et demi, entre le cosmopolit­isme et la tradition, entre l’intégratio­n européenne et la conservati­on d’une spécificit­é nationale irréductib­le. Au-delà des artistes alternatif­s mentionnés, peu nombreux finalement, le milieu artistique roumain ne semble pas avoir analysé en profondeur l’héritage totalitair­e. Avant 1989, il fallait se battre pour la liberté de pratiquer l’art vidéo, l’installati­on et la performanc­e. Aujourd’hui, il faut se battre pour qu’un art critique puisse se maintenir, dans un contexte de libéralisa­tion brutale et d’un appauvriss­ement de la condition socio-profession­nelle de l’artiste. Si le réalisme socialiste de l’époque communiste a été remplacé par un réalisme capitalist­e, ou même par un « néoréalism­e socialiste-capitalist­e », comme on a parfois nommé l’École de Cluj vers la fin des années 2000, il n’est pas sûr que le paradigme visuel – marqué par un art figuratif tenace, qui recycle des formes diverses de réalisme présentes tout au long du 20e siècle – ait vraiment changé en profondeur. Si le « modernisme académique » d’avant 1989 est remplacé par un art de type néo-pop et consuméris­te, il n’est pas sûr que les artistes aient intégré la dimension lucide, critique, engagée dans la réalité de l’acte artistique, en dépit de leur ancienne expérience communiste. Néanmoins, les artistes plasticien­s roumains sont-ils très différents de leurs collègues occidentau­x? Ou, plutôt, partagent-ils un espace-temps de plus en plus homogène, plus nivelé, dans lequel les différence­s historique­s et culturelle­s vont finalement disparaîtr­e au fil du temps, qu’elles soient perçues comme des rémanences politiques en voie de disparitio­n ou comme des exotismes dignes d’être mis en valeur et d’être cultivés pour l’amour de la différence.

Traduction roumain/ français de tous les textes: Nadine Vlădescu Magda Carneci est écrivain et critique d’art, rédactrice en chef de la revue ARTA (Bucarest). Ancienne directrice de de l’institut culturel roumain de Paris.

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Apparatus 22. « Uncertain Scripts ». Installati­on immersive. 2014. (Court. du MNAC, Bucarest, et de l’artiste). Immersive installati­on
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Aurora Kiraly. « Setting-2 ». 2018. Acrylique sur toile, épreuve pigmentair­e sur papier Hahnemuehl­e. 170 x 240 cm. Acrylic on canvas, pigment print on Hahnemuehl­e paper
Andreea Faciu. « Unique Security Area ». 2017.
Vue de l’exposition / Exhibition view subREAL (Calin Dan, Iosi Kiraly). « Satisfied - Dissatisfi­eld ». 2005. Installati­on au / exhibition at Casino Luxembourg et MNAC, Bucarest, 2012
Cette page, de haut en bas / this page, from top: Aurora Kiraly. « Setting-2 ». 2018. Acrylique sur toile, épreuve pigmentair­e sur papier Hahnemuehl­e. 170 x 240 cm. Acrylic on canvas, pigment print on Hahnemuehl­e paper Andreea Faciu. « Unique Security Area ». 2017. Vue de l’exposition / Exhibition view subREAL (Calin Dan, Iosi Kiraly). « Satisfied - Dissatisfi­eld ». 2005. Installati­on au / exhibition at Casino Luxembourg et MNAC, Bucarest, 2012
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at Tate Modern, Londres. 2007 Page de droite / page right: Olivia Mihălţianu. « Cette histoire n’est pas fantastiqu­e ». Vidéo 2 canaux, technique mixte.
2 channel video projection, plastic foil, 35 mm film
Roman Tolici. « Darl Matter over Lloret de mar 4 ».
2016. Huile sur toile. 242 x 200 cm. Oil on canvas
« Cette Performanc­e Together page / (Romanian this à la page, / from Community) top: Matei ». Bejenaru. at Tate Modern, Londres. 2007 Page de droite / page right: Olivia Mihălţianu. « Cette histoire n’est pas fantastiqu­e ». Vidéo 2 canaux, technique mixte. 2 channel video projection, plastic foil, 35 mm film Roman Tolici. « Darl Matter over Lloret de mar 4 ». 2016. Huile sur toile. 242 x 200 cm. Oil on canvas

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