On pouvait lire dans l’édition de mars 2010 d’artpress (n°365) un article intitulé « L’école de Cluj », qui signalait l’apparition d’un nouveau centre d’art contemporain en Roumanie, à Cluj-Napoca, l’art roumain n’ayant été connu jusque-là qu’au travers des artistes expatriés ou de ceux vivant dans la capitale du pays. L’intérêt pour l’histoire, la mémoire, et une relecture des avant-gardes constituaient selon Marie Maertens, auteure de l’article, la spécificité d’un groupe de jeunes artistes actif dans l’enceinte d’une ancienne fabrique de pinceaux, celle-ci située à la périphérie de la ville. Le syntagme « l’École de Cluj », lancé à cette occasion, a été repris tel quel par une partie de la communauté de Cluj, en tant que marque locale d’une excellence artistique, même si les artistes nommés dans l’article (Victor Man, Adrian Ghenie, Ciprian Mureșan, Șerban Savu, Marius Bercea) ne se sont jamais prononcés ou ont exprimé des réserves envers cette formule unificatrice. L’ASCENSION Ouverte vers la fin de 2009 en tant qu’espace d’ateliers et de galeries d’art, la Fabrique de Pinceaux a réuni, sous la forme d’une fédération, artistes plasticiens, galeries et associations dans la mouvance des arts performatifs. C’était la première fois qu’en Roumanie un espace industriel était converti en un site culturel. Celui-ci gagna une visibilité internationale grâce surtout à la galerie Plan B, qui y avait son local et où s’étaient retrouvés les artistes cités ci-dessus, à l’exception de Marius Bercea. La notoriété de la galerie était due en particulier à l’un de ses fondateurs, le peintre Adrian Ghenie, dont la cote sur le marché international atteignit rapidement des prix ahurissants. Même s’il n’y a pas eu dans les médias de références explicites à un style spécifique à l’école de Cluj, mais plutôt au rôle de catalyseur joué par la Fabrique de pinceaux, les références à la ville en tant que pôle artistique de l’art contemporain international sont de
venues récurrentes. Par exemple, l’exposition Six Lines of Flight, organisée en 2012 au musée d’art moderne de San Francisco, a présenté la ville de Cluj et la Fabrique de pinceaux comme un lieu d’émergence de l’art contemporain, à côté de Beyrouth, Cali, Ho Chi Min Ville, San Francisco et Tanger, et les artistes sélectionnés étaient Adrian Ghenie, Victor Man et Ciprian Mureșan. Le record de notoriété de Cluj, en tant que ville de l’excellence en matière d’art contemporain, a été enregistré en 2013 avec la parution de l’ouvrage Art Cities of the Future: 21st-Century Avant-Gardes chez l’éditeur Phaidon. Avec son titre qui alimentait l’orgueil local, le livre plaçait la ville de Cluj, avec les artistes de la Fabrique de pinceaux, parmi les douze villes du monde qui méritaient être visitées en tant que lieux d’avant-garde de l’art au 21e siècle. Le simple fait d’être artiste à Cluj conférait une aura et beaucoup parmi les artistes, tels Mircea Suciu, Radu Comșa, Cristian Rusu, Dan Beudean, Veres Szobolcs, Oana Fărcaș, Sergiu Toma, Mihuț Boșcu Kafkin (on pourrait allonger la liste), ont eu un parcours international marquant. Les milieux artistiques, mais aussi politiques, de la Roumanie assistaient, surpris, à cette envolée à partir des ressources modestes d’un groupe d’artistes ; par la suite, ce sont des subventions publiques généreuses qui ont commencé à être versées pour leurs projets. Une série d’expositions qui présentaient les oeuvres des artistes de Cluj dans des lieux prestigieux en Europe et aux États-Unis a culminé avec la présentation des oeuvres de Victor Man dans le pavillon central de la Biennale de Venise en 2015, et de celles, dans le même pavillon, de Ciprian Mureșan en 2017. L’homologation nationale du succès de « l’École de Cluj » a été réalisée, on peut le dire, par la décision du ministère de la Culture de choisir Adrian Ghenie pour représenter la Roumanie à la Biennale de Venise en 2015. LE SCHISME Après que ce succès eut été atteint , quelques événements se sont succédé l’année suivante, qui ont affecté l’image d’« entités collectives » de la Fabrique de pinceaux et de l’École de Cluj. Ainsi, au début de l’année 2016, invoquant des pratiques déloyales, un groupe de galeristes et d’artistes ont quitté l’organisation initiale et ont fondé une autre fédération. Les galeries Baril, Bazis, Camera, Sabot et l’Espace Intact ont quitté le siège commun et ont fondé un nouvel espace culturel appelé Centre d’intérêt, dans un autre bâtiment industriel abandonné, cette fois dans en centre-ville. À l’automne de la même année, la candidature de la ville de Cluj au titre de capitale culturelle européenne, qui mettait en avant le prestige de l’École d’art de Cluj, a été rejetée en faveur de la ville de Timișoara, ville où la révolte contre le régime de Ceausescu avait éclaté, trente ans auparavant. Affecté par la rupture, le peintre Șerban Savu parlait dans une interview de l’équilibre fragile de la « Fabrique », en dépit des relations apparentes d’amitié entre ses membres. Avec ou sans rapport avec les événements qui venaient de se produire, l’exposition de Șerban Savu, la Toussaint, ouverte l’année précédente, pendant l’été, dans la petite galerie White Cuib, au centre de Cluj, dénotait un changement de registre visuel. Les oeuvres, Saint François ou l’Ange du travail, introduisaient, et pas seulement dans leur titre, une dimension spirituelle dans une peinture dont la caractéristique avait été jusque-là l’expression de la banalité du quotidien. LA GALERIE PLAN B La galerie Plan B est toujours présente à la Fabrique, mais deux artistes importants, Șerban Savu et Ciprian Mureșan, ont déménagé pour s’installer dans des ateliers en centre-ville. Avec un programme beaucoup plus dynamique à Berlin, où un espace a été ouvert en 2008, qu’à Cluj, Plan B a inauguré le 17 novembre 2017, dans son espace de Potsdammer Strasse, une exposition de Adrian Ghenie intitulée Nightscape, suivie, le lendemain, par le vernissage de l’exposition The Graces du même artiste, dans la galerie voisine, Judin. Alors que la seule « exposition personnelle de Adrian Ghenie » qui se tint à Cluj en 2006, révélait le style de l’artiste qui commençait à
s’affirmer, cette double manifestation publique a confirmé une nouvelle direction stylistique, déjà perceptible dans son exposition de la Biennale de Venise et dans les expositions des autres galeries qui le récupèrent maintenant, Pace et Thaddaeus Ropac. Le titre de la brochure accompagnant l’exposition Nightscape souligne éloquemment le changement : Mémoire des choses passées. En effet, du point de vue stylistique, la période des oeuvres telles que la Tombe de Staline ou le Collectionneur appartient au passé. Les références au passé récent et à la mémoire, considérées comme spécifiques de l’École de Cluj dans l’article de Marie Maertens, désignent une période désormais obsolète, dont la résonance n’apparaît plus que dans des titres comme Berghof ou Alpine Retreat, allusions aux lieux fréquentés par Hitler. Un type de peinture figurative, des représentations plutôt réalistes, a été remplacées par une peinture dans laquelle le détail a disparu en faveur d’une touche large, pâteuse, démonstration de la virtuosité de l’artiste, mais avec un caractère quasi abstrait. D’ailleurs, l’artiste s’en est expliqué dans une interview parue dans la revue de Bucarest Dilema veche: « Le moment, quand une peinture s’approche du figuratif […], est exactement le moment où la peinture perd de son intérêt. Ainsi, je ne me suis pas trop concentré sur la peinture figurative du 20e siècle, mais sur la peinture abstraite du même siècle. J’ai essayé de construire une peinture figurative, mais avec les briques de la peinture abstraite. » La relation à l’histoire récente, spécifique pendant un certain temps aux artistes de la galerie Plan B, est récemment passée de l’autre côté de l’équation, celle de ses créateurs problématiques. En 2018, à Art Basel, Plan B a accueilli ses visiteurs avec les oeuvres d’un artiste bucarestois, Ion Bitzan (1928-1997) – une exposition avait été organisée à l’automne de la même année dans l’espace de Berlin. Si les oeuvres initiales de Adrian Ghenie et de Ciprian Mureșan contenaient une critique des sociétés oppressives ( Ghenie mettant en avant les figures de Göring, Hitler ou Staline), Ion Bitzan pourrait, lui, être associé à la galerie de personnages symbolisant les régimes totalitaires. Même si les textes qui accompagnent les expositions éclairent cet aspect, Bitzan a été le plus connu des portraitistes du couple Nicolae et Elena Ceaușescu. Et même si les oeuvres sélectionnés pour ces expositions proviennent d’une période abstraite, antérieure, la focalisation sans distance critique sur un artiste complice qui a contribué à cimenter le culte de la personnalité de Ceausescu démontre que l’histoire récente continue à produire des effets surprenants. Călin Stegerean est artiste plasticien et manager culturel. Ancien directeur du Musée d'art de Cluj puis du Musée national d'art de Bucarest. Il est actuellement professeur invité à l’Université nationale d’art de Bucarest.