PERRINE LE QUERREC la construction du livre
Perrine Le Querrec Bacon le cannibale Hippocampe, 80 p., 15 euros La Construction (avec Alexandra Sand) art&fiction, 2 p., 420 euros ou 12 p., 42 euros
L’oeuvre singulière de Perrine Le Querrec se donne les moyens d’une grande inventivité formelle afin de donner voix à ceux qu’on enferme.
Dans le champ de la littérature contemporaine, Perrine Le Querrec fraie, depuis Coups de ciseaux (2007), l’une des oeuvres les plus fulgurantes, les plus singulières de notre époque. Dans Ruines (2017), qui évoque Unica Zürn, Jeanne L’Étang (2013), le Plancher (2013), la Ritournelle (2017), elle donne voix à ceux qu’on enferme. Faisant sortir la langue de ses sillons, au fil d’un verbe écorché, mis à nu, transfiguré, elle accueille ceux qui n’ont pas droit de cité, les fracassés de la société, le peuple des marges. Tailler à vif dans les mots, dans les chairs, dans les formes, incendier la sensation, construire des dispositifs qui cannibalisent les puissances de la création, telles sont les lignes qui connectent l’univers de Perrine Le Querrec et celui de Francis Bacon auquel elle consacre un livre saisissant. Elle y délivre un portrait poétique et visuel rythmé par une descente dans les corps suppliciés de Bacon et par un archipel d’archives, photographies, tableaux, objets de l’atelier du peintre. Magnifiquement réalisé par les éditions Hippocampe, Bacon le cannibale soulève les grilles analytiques, fait souffler un texte de viscères et de cris sur les temples de l’herméneutique. Ayant découvert la Francis Bacon MB Art Foundation à Monaco, Perrine Le Querrec regagne les gouffres, la « vigueur physique de l’image », greffant ses mots convulsés sur les scènes baconiennes de l’« hommanimal », de la vie comme abattoir. Des extraits de Thomas Bernhard, de Proust, d’entretiens avec Bacon trouent l’agencement textes-images qui met en oeuvre un corps à corps avec celui qui défait le visage, désoriente l’organisme. Retour multirécidiviste d’images obsédantes : le zèbre mort, sa peau étendue comme un drapeau, des coupures de journaux, d’études de mouvements de Muybridge… – qui ont inspiré les postures, l’architecture de Bacon, immersion dans les fantômes de l’atelier… Le rebut, les détritus montent au visible ; le regard de Perrine Le Querrec fouille dans les écorchures du chaos. «Toi le Terreux / Messager des invisibles / Tu remontes la source / – ce chaos / où s’abreuver se noyer / Tu réponds à l’appel lointain – ce chaos / nourriture de l’ordre. » Dans ce « dialogue de foudroyés », les corps tordus de Bacon trouvent une soeur d’écriture qui étreint les mots au plus près de l’incarnation. CHEMINS FRAGMENTÉS D’une inventivité formelle sidérante, la Construction réalise un livre excédant la facture de ce qu’on nomme livre. Les textes de Le Querrec ne thématisent jamais ce qu’ils évoquent mais matérialisent le problème dont ils traitent, ici celui de la construction d’un hôpital psychiatrique dont nous lisons le Journal de l’architecte à qui le projet a été confié. Perrine Le Querrec fait jouer la construction sur trois niveaux: l’écrivain bâtit un agencement de textes, doublés par les illustrations d’Alexandra Sand, dans une forme qui incarne la construction tandis que le lecteur bâtit à son tour sa pérégrination. La version princeps est constituée d’un folio au format 1 x 4,2 m, découpé dans l’édition courante en six cartesposters. Au recto, les entrées du journal, lisibles dans un ordre aléatoire ; au verso, les plans, les paysages urbains d’Alexandra Sand. Le lecteur emprunte les trajets, les lignes d’erre (Deligny) qu’il s’invente, combinant entrées du texte et plan urbain. Tout à la fois architecturale et psychique, la construction interroge la logique du pouvoir qui condamne à l’enfermement ceux qui s’écartent de l’observance de ses lois. Comment perçoit-on le réel ? Qu’est-ce qu’un mur? Qu’est-ce qu’une page sinon un antimur? Comment se construit l’espace lisse ou strié, qu’il soit celui de la page ou l’espace architectural (saturé d’objets, englouti sous une accumulation compulsive dans la Ritournelle), ou encore celui du plancher sur lequel Jeannot écrit la folie familiale, tailladant le sol sous lequel sa mère morte repose ( le Plancher)? Histoire de carte et de territoire, de pli et de dépli (le rapprochant du baroque, Gilles Deleuze fit du pli le concept-clé de Leibniz), d’origami, la Construction cartographie les chemins multiples, fragmentés de l’écriture et les sentiers hétérogènes de la lecture. Le sens, l’affect, la pensée, l’impensable jaillissent de l’organisation des trajets que le lecteur produit entre les textes et les plans. Qui dit architecture dit fissures, celles qui menacent l’édifice, celles qui zèbrent le psychisme du bâtisseur de « l’asile fabricafous ». Une mère de chair ayant fait défaut, il érige une « mère de pierre », se donnant par là une nouvelle naissance. L’équivalence posée entre édifice et ventre maternel élève la construction au rang d’un organisme vivant, d’un corps dans lequel on internera les « désassembleurs de logique », « les inutilisables ». Derrière tout élan constructeur, l’auteure écoute le chant des ruines, du cercueil (« Je suis né dans un cercueil »), le théorème de la déconstruction et des failles natales. « Ajouter à la Construction des niches pour sceller ses peurs. » Soulignons la beauté du livre-objet publié par les éditions art&fiction, livre qui poursuit l’aventure inouïe de Perrine Le Querrec : donner refuge et vie à ceux à qui on a « refusé l’entrée » et que l’on pousse vers une sortie anticipée. Une voix unique dans la littérature actuelle.
Perrine Le Querrec (Ph. W. Bosc/ Fondation Jan Michalski)