GAELLE OBIEGLY l'envers du transhumain
Gaëlle Obiégly Une chose sérieuse Verticales, 192 p., 17 euros
Dans son dernier roman, Gaëlle Obiégly met en scène une étrange communauté survivaliste.
Obéissant à une certaine idée de la modernité née avec Rousseau ou Hölderlin, l’oeuvre déjà dense de Gaëlle Obiégly est étroitement liée à ce qu’on appelle la vie. L’écriture et l’existence ne font qu’un. Dit comme ça, ça paraît bancal ; sauf que, dans une époque où littérature semble devenue synonyme de sociologie de luxe, ou de divertissement un peu pointu, cette « modernité archaïque » dégage Obiégly de la concurrence comme un OLNI (objet littéraire non identifié). Pour ce, tous les livres publiés par l’auteure jusqu’ici ont été écrits à la première personne du singulier, sans ressortir pour autant à « l’autobiographie », pas plus qu’à « l’autofiction ». Une chose sérieuse ne fait pas exception, à ceci près que, pour la première fois, Obiégly sacrifie à un genre: ici celui, très contemporain, du roman d’anticipation survivaliste. Et en sacrifiant à ce genre, Obiégly fait pour la première fois parler un personnage qui n’est pas « elle ». Un homme. Le narrateur rejoint une communauté de freaks (« travailleurs précaires, artistes cradingues, penseurs maudits »), très différents entre eux, et qui ont « toutefois quelque chose en commun, [leur] déviance ». Une femme richissime, Chambray, les prend, souvent de force, sous sa protection, car elle juge que ce sont de tels marginaux à moitié fous qui peuvent servir de cobayes à la société post-apocalyptique à laquelle elle avise de fournir une matrice, moyennant laboratoires coûteux et expérimentations ad hominem. Le narrateur, comme la plupart des membres de la cour des miracles survivaliste, s’est vu implanter une puce dans le crâne, dont on devine qu’elle contrôle la plupart de ses faits et gestes, sans qu’on n’arrive à déterminer exactement comment, sinon indirectement, par sa soumission hypnotique aux rituels de la secte : jamais il ne songe à s’en évader. Quelque chose d’une relation sado-masochiste s’instaure avec la mécène, puisqu’elle l’amène régulièrement à lui faire l’amour (alors qu’il est homosexuel, plus une perversion « technophile » que nous laissons découvrir au lecteur…); et surtout le charge, pour des raisons jamais tout à fait élucidées, d’écrire son autobiographie officielle. Il parle de sa tâche comme de celle d’un « écrivain sous-traitant ». Parmi les nombreux personnages improbables qui traversent cette communauté de transhumanistes malgré eux, on retiendra Jenny, « qui sera la dernière des humaines, ça se pourrait bien ». Mais pour une raison paradoxale : c’est que Jenny est davantage un animal qu’un humain. Elle en a les réflexes, la rapidité, le mutisme expressif. Faite captive par Chambray, elle échappe pourtant aux expérimentations, et le narrateur, dont elle est le « grand amour » (malgré ses orientations sexuelles), tient absolument à ce qu’il en reste ainsi. Une femme-fauve-garou, qui estomaque le narrateur par sa perfection animale retrouvée, par-delà les mutilations technologiques : de ce qu’on a gentiment appelé l’humanité, après l’apocalypse écologique anticipée, seule est « sauvée » l’idée d’une sauvagerie gracieuse. Elle échappe donc aussi bien au communisme nanotechnologique qu’expérimente la petite secte en vue de l’ère post-humaine qui vient. Ce personnage bouleversant, parce qu’il en est à peine un, évoque à ce titre la figure de l’artiste : en ce que celui-ci trouve, quand il est grand, une innocence, une enfance et une animalité secondes, en forçant sa technique singulière à être au service d’une vitesse des instincts libérés de l’oppression des pulsions. Jenny, c’est Antonin Artaud ou Francis Bacon incarné en bête idiosyncrasique, en hapax spéciste. ENFER SOCIAL Toute la singularité de l’écriture d’Obiégly se retrouve dans ces pages. Un sens micrologique du détail, digne des plus grand(e)s (Marcel Proust, Walter Benjamin, Clarice Lispector…). Cette femme qui parle ici en homme possède un télescope intégré, qui se braque en toutes circonstances sur le détail qui tue, et révèle, comme un fragment fractal, la vérité de la circonstance tout entière. Sens qui n’existerait pas sans une hypermnésie exacerbée (Proust, encore) ; sauf qu’à la différence des autres livres, où les souvenirs évoqués proviennent de façon plausible de la personne socio-psychologique répondant au matricule « Gaëlle Obiégly », ici les souvenirs sont aussi criants de vérité que probablement inventés de toute pièce. Impossible de dégager, malgré la profusion d’anecdotes, une biographie du narrateur. Ce qui nous fait voir en retour pourquoi les livres précédents d’Obiégly ne tombaient ni sous le coup de l’autobiographie ni de l’autofiction : chaque péripétie dont l’écriture bat le rappel rejoint une sorte d’universalité impersonnelle, expérimente quelque chose à quoi il semble au lecteur avoir toujours-déjà assisté dans sa propre vie (d’où le magnifique titre de l’un des livres les plus réussis d’Obiégly: N’être personne). Quelque chose de la réminiscence de Platon, mise en miettes par le hasard objectif des surréalistes, puis redistribuées par la dérive des situationnistes. Le tout constamment mis à distance par une sorte de pince-sans-rire métaphysique, qu’on ne peut pas ne pas soupçonner venir de Beckett. Mais, à la différence du très puritain écrivain irlandais, avec souvent un sens espiègle et très fin de l’observation érotique. Au détour de quelques phrases, Gaëlle Obiégly en profite pour donner son art poétique : « Les livres qui m’ont estomaqué […] sont ceux qui ne ressemblent à rien. Il y a surtout une parole, quelqu’un qui parle. Ne me demande pas à qui. » De même que dire « je » s’avère le seul moyen d’échapper à l’autobiographie (l’un de ces diktats lexicaux auxquels le narrateur veut se soustraire), c’est en refusant à l’écriture toute vocation sociologique ou réaliste que celle-ci atteint à chaque ligne au réel de l’enfer social technologiquement orchestré. « C’est fait avec des mots et que ça. Ils ont été prononcés. Ils sont réels tout en n’étant pas la réalité même. […] Et je bave, des mots seuls, pauvres et sans raison. Ils ne sont plus subordonnés à un verbe ni sous la garde d’un adverbe ni qualifiés de ci ou ça par une épithète… enfin libres, ne servant presque plus à rien. »
Mehdi Belhaj Kacem