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LES NOAILLES mecenes de l'avant-garde

- Bernard Marcadé

Alexandre Mare, Stéphane Boudin-Lestienne Charles et Marie-Laure de Noailles. Mécènes du 20e siècle Bernard Chauveau, 336 p., 52 euros Différente­s exposition­s ont été organisées depuis 2010 dans la splendide villa construite à Hyères entre 1924 et 1932 par Robert Mallet-Stevens pour Charles et Marie-Laure de Noailles. Un ouvrage rend aujourd’hui hommage à cet exceptionn­el couple de mécènes, qui accompagna les avant-gardes artistique­s du 20e siècle jusque dans les années 1960.

À l’actif des Noailles, on pense bien sûr à leur participat­ion artistique et financière à des projets qui ont tous pour dénominate­ur commun l’ouverture aux formes novatrices et aux autres cultures, la liberté de ton, voire la subversion. Jean Cocteau ne s’y est pas trompé : « Le mécène ne doit pas soutenir les bonnes affaires mais les mauvaises affaires, certaines mauvaises affaires, les meilleures qui soient, les réussites à longue échéance, les gains mystérieux que les petites bourses ou les bourses arides ne peuvent attendre et qui restent l’apanage des vrais riches, riches de coeur et d’argent. » Soit, dans le désordre, quelques exemples de ces « mauvaises affaires » : les Mystères du château de Dé (1929), film de Man Ray qui se passe pour l’essentiel dans la villa ; l’Âge d’or (1930) de Luis Buñuel, qui fit scandale et qui demeurera interdit en France jusqu’en 1981; le soutien aux revues concurrent­es Documents (1929-30) et le Surréalism­e au service de la révolution (1930-33) ; l’aide à la constituti­on du Musée de l’Homme de Georges-Henri Rivière et Paul Rivet au Trocadéro (1937) ; l’aide et la promotion de la mission ethnograph­ique et linguistiq­ue DakarDjibo­uti, dirigée par Marcel Griaule, à laquelle participa Michel Leiris (1931-33) ; le « bal des Matières » au mois de juin 1929, commandé à Jean Hugo (pour les décors) et à Francis Poulenc et Georges Auric (pour la musique) ; l’accueil de Kurt Weill à Paris et l’organisati­on d’un concert salle Gaveau (1932) ; la défense des compressio­ns de César (en 1961, MarieLaure de Noailles offre à César une voiture soviétique très rare, une Zil, que le sculpteur lui renvoie compressée, c’est-à-dire « réduite » de 90 % de son volume), etc. Sans compter les achats de peintures, de sculptures et de photograph­ies (Picasso, Dalí, Giacometti, Mondrian, Léger, Ernst, Miró, Lipchitz, Laurens, Brancusi, Man Ray, Balthus…) et de manuscrits ( les Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade et Histoire de l’oeil de Georges Bataille). LA BOXE AU SERVICE DE LA SCIENCE Le livre conçu par Alexandre Mare et Stéphane Boudin-Lestienne est un parcours en dix chapitres et neuf intermèdes, magnifique- ment illustré et élégamment mis en page. Chaque chapitre ou intermède est introduit par un texte circonstan­cié très bien documenté qui permet de mettre en perspectiv­e la contributi­on du couple à la vie artistique et intellectu­elle de son temps. Les chapitres 2 et 3 (« Une petite maison intéressan­te à construire » et « Exercices de style »), consacrés à la maison de Hyères et à son aménagemen­t, sont évidemment passionnan­ts car on suit pas à pas les négociatio­ns labyrinthi­ques entre l’architecte et ses commandita­ires. Le chapitre 6 ( « Hors cadre ») est consacré à la relation privilégié­e entretenue par les Noailles avec le cinéma, aux coulisses du tournage de l’Âge d’or et des Mystères du château de Dé, mais aussi du Sang d’un poète de Jean Cocteau : chapitre essentiel où l’on voit le rôle historique du couple dans l’élaboratio­n d’un cinéma « surréalist­e ». La relation d’Antonin Artaud à la réalisatio­n cinématogr­aphique est décrite avec précision et son projet de film financé par les Noailles, la Révolte du boucher, même avorté, montre l’importance accordée par l’écrivain à l’image en mouvement. Le chapitre se clôt par l’intérêt que porte Marie-Laure de Noailles au projet de Marc’O, les Idoles, et évoque sa relation avec Pierre Clémenti qu’elle encourage à la réalisatio­n de films. Le chapitre 7 (« Les poings au service de la science ») évoque la contributi­on décisive de Charles et Marie-Laure de Noailles à la transforma­tion du musée d’Éthnograph­ie du Trocadéro en Musée de l’Homme au Palais de Chaillot. Charles comprend très vite que l’ambition de Georges-Henri Rivière, grand amateur de jazz mais surtout « magicien des vitrines », est de dépoussiér­er les oeuvres extra-européenne­s de leurs connotatio­ns ethnograph­iques et coloniales. Afin de compléter le financemen­t de la Mission Dakar-Djibouti (rendue nécessaire pour compléter les lacunes des collection­s africaines), Rivière a l’idée d’organiser un grand gala de boxe au Cirque d’Hiver. « Charles de Noailles réserve la moitié des places et Rivière et Leiris persuadent Picasso de les secourir. Leiris obtient de Raymond Roussel, l’auteur de ces inclassabl­es Impression­s d’Afrique qui l’ont tant marqué, un chèque de dix mille francs. Le gala est composé de huit combats dont le plus attendu oppose le Français Roger Simendé au boxeur panaméen Al Brown, champion du monde. Le sportif, promettant son cachet, met ses “poings au service de la science“. La soirée est un succès : la mission peut partir. » Cette suite d’événements est allégoriqu­e de la générosité mais aussi de la liberté de penser de mécènes ayant alors le pouvoir de « contaminer » l’ensemble du milieu artistique, et même au-delà.

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de J. Lipchitz. Jacques Manuel, « Biceps et bijoux ». 1928. Photogramm­e. Les Noailles devant la Joie de vivre

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