Art Press

- Philippe Forest

Thomas W. Laqueur Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles Gallimard, 928 p., 35 euros

Dans sa nouvelle somme, l’historien de la sexualité Thomas Laqueur étudie le sort que la civilisati­on occidental­e a réservé aux morts.

« Somme » est – forcément – le premier mot qui vient à l’esprit pour qualifier l’énorme travail que Thomas Laqueur, auteur de la Fabrique du sexe (1992), offre aujourd’hui, et qui porte sur la place que la civilisati­on occidental­e a réservée aux morts dans son histoire. Pourtant, je n’emploie ce mot qu’avec quelques scrupules et autant de réticences car, appliqué à un essai et particuliè­rement lorsque celui-ci traite d’un sujet plutôt grave, il y a tout lieu de craindre qu’il exerce un effet assez dissuasif sur ses possibles lecteurs, les détournant d’un ouvrage qu’ils s’imagineron­t aussi laborieux que rébarbatif. Or, il n’en est rien. Le Travail des morts instruit, c’est certain. Mais ce livre réjouit également l’esprit, il nourrit la réflexion et stimule l’imaginatio­n. De sorte qu’on arrive au bout de son petit millier de pages sans même s’en apercevoir. Et très content de la traversée.

LAQUEUR AVEC MURAY? De tout cela, les érudits conviendro­nt certaineme­nt – auxquels, faute de la compétence qu’il faudrait, on abandonner­a cependant le soin de juger de la pertinence scientifiq­ue d’une telle entreprise. Mais comment convaincre le lecteur d’artpress de l’avantage qu’il aura également à faire l’acquisitio­n et la lecture de ce livre? Peut-être en le rapprochan­t d’un autre « pavé » dont on espère qu’il ne l’a pas oublié : et si c’est le cas, honte à lui ! Je fais ici allusion au 19e Siècle à travers les âges, le monumental essai signé en 1984 par Philippe Muray qui fut, pendant une vingtaine d’années, l’un des principaux collaborat­eurs du magazine que ledit lecteur a en ce moment même entre les mains. Les derniers pamphlets de l’écrivain lui ont valu, comme on sait, une légitime et éclatante renommée posthume. Mais le livre dont je rappelle l’existence – et dont les principale­s thèses forment le fondement de ceux qui le suivirent – constitue sans nul doute son ouvrage essentiel. Malgré les centaines de références de toutes sortes qu’il mobilise et convoque, Laqueur ne cite pas le 19e Siècle à travers les âges. Peutêtre ne l’a-t-il pas lu. Je ne pousserai pas la malhonnête­té intellectu­elle jusqu’à prétendre que le livre de Muray et celui de Laqueur se ressemblen­t. Leurs tons diffèrent. Leurs démonstrat­ions divergent. Mais l’objet est identique : il concerne la grande révolution plus ou moins inaperçue qui, à l’aube de la modernité, modifia notre rapport aux morts. Muray choisissai­t de faire commencer l’histoire en ce jour de 1786 où les dépouilles débordant du cimetière des Innocents en furent expulsées pour trouver leur place dans les actuelles catacombes de la capitale. Laqueur préfère situer la césure un peu plus tard, en 1804, avec la création à Paris du cimetière du Père-Lachaise : « La maison mère de la nouvelle religion du souvenir et de l’histoire, son abbaye de Cluny et son Disneyland. » Une époque se termine et une autre commence. On passe de l’ancien au nouveau régime. Mais, s’ils lui donnent des significat­ions différente­s et peut-être opposées, les deux essayistes s’accordent sur ce point : alors même que la mutation dont ils parlent s’opère au nom d’une entreprise de désacralis­ation revendiqué­e comme telle – pour le dire vite : on détache le cimetière de l’église chrétienne dont il dépendait pour le réinventer sous les formes laïques, païennes et néo-classiques du Panthéon et du jardin élyséen –, une nouvelle religion des morts se trouve fondée qui, d’une manière ou d’une autre, que nous en ayons conscience ou pas, est encore la nôtre aujourd’hui et qu’il nous appartient donc de penser. Reprenons. Et revenons au début. Toute la démonstrat­ion de Laqueur repose sur une anecdote fabuleuse vers laquelle l’auteur s’en retourne sans cesse. Diogène, le philosophe cynique, demande qu’après sa mort on abandonne son cadavre aux bêtes sauvages. À cela, en toute raison, il n’y a rien à redire. Que l’on ait foi ou pas en une vie quelconque après la mort, le cadavre doit être tenu pour un déchet dont le devenir indiffère. Cependant, nul ne peut se résoudre à le traiter comme tel. Diogène nous fait le don de sa dépouille. Et le legs scandaleux qu’il laisse à la pensée la plonge dans le plus pur et le plus durable embarras.

QUE FAIRE DES MORTS ? Que faire des morts ? Laqueur examine les réponses que l’humanité apporte à une pareille question. Elles varient à travers l’espace et le temps mais se rejoignent toutes en ceci qu’aucune ne revient à laisser sans soins le corps des défunts. Le cimetière paroissial regroupait autour de l’église les cadavres et les plaçait sous la protection des saints, de leurs reliques et à proximité des vivants appelés à prier pour leur salut – et une telle pratique s’est perpétuée dans les pays protestant­s à l’encontre des conviction­s desquels elle allait pourtant. Mais, le plus souvent, aucun signe n’était là pour épargner l’anonymat aux défunts. « Le cimetière paroissial, écrit Laqueur, était et se voulait un lieu dédié au souvenir d’une communauté locale de morts, et non un lieu pour la commémorat­ion ou le deuil individuel­s. » L’invention du cimetière moderne se fait au nom de la science et de la raison. On relègue les morts au loin afin de se protéger de la menace qu’ils représente­nt : l’idée que les cadavres en décomposit­ion constituen­t un danger pour la santé de ceux qui habitent auprès d’eux a beau n’avoir aucun fondement médical, elle sert de justificat­ion aux très anciennes superstiti­ons qui se perpétuent jusqu’à aujourd’hui. Les immenses nécropoles qui s’édifient au 19e siècle s’émancipent des modèles chrétiens et des règles imposées par l’Église. Elles s’inspirent d’un imaginaire très hétéroclit­e à la constituti­on duquel contribuen­t des références assez incompatib­les les unes avec les autres – comme en témoigne le formidable

bric-à-brac funéraire qui fait l’ordinaire de n’importe quel cimetière d’aujourd’hui. Mais ce « nouveau régime » qui naît ainsi s’accompagne surtout d’un phénomène de « démocratis­ation » du souvenir auquel le Travail des morts consacre quelques-unes de ses meilleures analyses : chaque mort, désormais, a droit à sa mémoire car il n’est aucune existence, aussi insignifia­nte qu’elle paraisse, aussi fugace qu’elle ait été, qui ne mérite que l’on se la rappelle. Telles que les commente longuement Laqueur, la littératur­e (de la grande à la petite, des poèmes de Tennyson, des romans de Dickens aux récits pieux et édifiants dont ils sont contempora­ins), la peinture anglaise (telle toile de Bowler ou de Turner) permettent de suivre ce changement de régime par lequel chaque disparu revendique d’obtenir et de conserver sa place auprès de ceux qui lui survivent. Ne serait-ce, en l’absence de toute dépouille à honorer, que sous la forme du nom qu’il laisse à l’ère de ce que Laqueur appelle le « nécronomin­alisme » et qu’illustrent ces listes à donner le vertige que, des monuments aux morts de la Grande Guerre au mémorial de l’Holocauste et au « Quilt » consacré aux victimes du sida, notre époque compose dans le désir que nul ne soit jamais oublié.

LE RÉENCHANTE­MENT DES MORTS Mais Laqueur ne se contente pas de raconter une histoire. Il développe également une démonstrat­ion. Et la thèse qu’il défend est d’autant plus intéressan­te qu’elle va à l’encontre de toutes celles qui prévalent sur le sujet – exemplaire­ment les travaux devenus canoniques de Philippe Ariès sur la mort en Occident – et qui proposent pareilleme­nt « des récits de disparitio­n, de désenchant­ement, de perte et de sécularisa­tion ». Or, l’enquête conduite aboutit à la conclusion contraire: « Les sciences n’ont pas fini par avoir le contrôle exclusif de la mort et du corps mort. Les morts ne sont pas devenus laïques. L’histoire, la mémoire et la politique, puisant leurs ressources dans la longue durée de l’histoire, ont créé un nouvel enchanteme­nt des morts. » Autrement dit : une religion nouvelle est née qui s’est moins substituée à l’ancienne qu’ajoutée à elle et dont témoignent les croyances, les rituels et les règles avec lesquelles nous nous approchons de cette même dépouille dont Diogène nous a fait autrefois le don, que nous ne pouvons abandonner à son destin de déchet et à laquelle, pas davantage aujourd’hui qu’hier, nous ne savons donner de sens. Car la grande justesse de la thèse de Laqueur tient aussi à la manière dont l’auteur s’avoue, au fond, désarmé devant son sujet. Les centaines d’histoires qu’il rapporte font la saveur de son livre. Elles rendent compte, par exemple, des débats qui opposèrent « psychopann­ychistes » et « thnetopsyc­histes » quant au sommeil de l’âme, ou des croyances et des pratiques propres aux Sadducéens, Quakers et autres Mormons. Elles traitent des derniers instants des grands hommes, Hume et Montesquie­u, Voltaire et Rousseau, des légendes qui les accompagnè­rent et des polémiques auxquelles ils donnèrent lieu. Elles nous disent ce qu’il advint de la tombe de Karl Marx. Elles nous informent des origines et des significat­ions de la crémation moderne et de la façon dont l’inhumation devint un commerce à l’heure du capitalism­e triomphant. Et pourtant, de l’aveu même de l’auteur, toute cette somme d’érudition se ramène à rien. Car, comme l’écrit William Epson dans son poème « L’ignorance quant à la mort » : « À part ça, je ne trouve rien à dire sur le sujet / Et bien que je pense qu’il importe, et qu’il soit approprié de le soulever. / Il fait partie de ceux à propos desquels les gens doivent être préparés à n’avoir rien à dire. » C’est pourquoi, parmi tous ces récits que rassemble Laqueur, il en est un auquel on doit donner, peut-être, valeur de conclusion. Les sages juifs rapportent comment Adam et Ève se retrouvère­nt démunis devant le corps d’Abel assassiné par Caïn, car il s’agissait du premier cadavre de l’histoire de l’humanité, et qu’ignorant ce qu’était un cadavre, ils ne savaient aucunement ce qu’il convenait d’en faire. Dieu leur vint en aide en leur montrant comment certains animaux enterrent la dépouille de leurs congénères. Comme aux jours lointains de la Genèse, chaque nouveau mort est comme le premier des morts. Il nous plonge dans le même désarroi qu’Adam, sidéré devant la dépouille de son enfant, impuissant à saisir ce qu’un tel spectacle signifie, mais bien décidé à ne pas se détourner de lui sans avoir accompli un geste, aussi vain qu’il soit, à l’intention de celui qui a disparu.

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Gravure. 1866. Gustave Doré. « L’Enterremen­t de Sarah ».

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