Theodor W. Adorno, Siegfried Kracauer
Correspondance 1923-1966 Le Bord de l'eau, 422 p., 34 euros
Figures marquantes de l’École de Francfort, Theodor W. Adorno et Siegfried Kracauer ont entretenu une correspondance pendant plus de quarante ans, interrompue en 1966 par la disparition brutale de Kracauer. L’ouvrage apporte d'abord un éclairage sur leur pensée et leur parcours, mais introduit également le lecteur dans une dimension plus intime de leur existence, en particulier leur profonde amitié, née de la relation amoureuse intense qui les unirent lorsqu’Adorno, âgé de vingt ans, était l’élève de Kracauer, qui l’initia aux fondements du kantisme à travers la lecture de la Critique de la raison pure. Un amour qui resta longtemps secret : dans sa première lettre à Adorno en avril 1923, Kracauer lui demande avec insistance de ne faire lire ce courrier à personne, signe du climat d’intolérance qui régnait dans l’Allemagne de Weimar hors de Berlin et des grandes villes, obligeant les personnes du même sexe à vivre clandestinement leur relation amoureuse. À la lecture des lettres des années 1920, on est immédiatement frappé par la force et l’intensité des sentiments qui unissaient les deux hommes. Si leurs échanges perdirent peu à peu de leur charge amoureuse et érotique par la suite, ils resteront toujours empreints d’une grande amitié, rendue conflictuelle par des tensions personnelles mais également par d’importantes divergences intellectuelles, qui se font jour par exemple en 1937 à propos de l’essai de Kracauer sur Offenbach et le Second Empire. Cette correspondance donne aussi l’occasion de lire de savoureux portraits d’intellectuels et d’artistes, ainsi Adorno dépeignant Karl Kraus en clown sacerdotal, et permet de mieux saisir ce que fut la vie quotidienne de deux intellectuels juifs contraints par le nazisme à l'exil.