Art Press

UN NOUVEL ÉVANGÉLIST­E

- jacques henric

En cette fin d’année 2018, on a vécu des temps moroses. Pas rose, leur couleur, souvenez-vous, c’était le jaune qui dominait (occultant souvent le noir, le rouge, et le bleublanc-rouge version Le Pen). Une fichue couleur, le jaune, selon le grand spécialist­e de la chose, Michel Pastoureau : d’abord sa laideur, puis le symbole du traître, du casseur de grèves et, dans le couple, du cocu. Pas de quoi remonter le moral. D’où mon conseil pour mieux commencer la nouvelle année : lire le livre de Pierre Jourde, le Voyage du canapélit. Le héros, comme le titre nous le signale, n’est pour une fois pas le migrant, pas la femme violentée, le père de famille qui change de sexe, l’épouse d’amant, pas le prêtre pédophile qui lorgne l’enfant de choeur… Rien de tout ça. Le héros de Pierre Jourde, c’est un moche canapé-lit dont on suit l’existence mouvementé­e jusqu’à sa fin tragique. Il a pour comparses quelques très modestes objets : un bidon, une boule Quiès, une tasse à thé, une bouteille de Coca, un presse-purée, une coquille protège-couilles… Il fallait un écrivain singulier, doué d’un sens de l’épique à l’égal de l’auteur anonyme narrant la bataille de Roncevaux (l’humour en plus) pour nous faire à la fois trembler, angoisser et pouffer de rire devant la révolte du « peuple obtus des choses ». Un membre de notre espèce, on l’affronte, on l’insulte, on le cogne, mais allez vous débattre avec un bouchon de champagne, un polo rayé, ou les gogues d’une « mémé »… Voilà le défi auquel a répondu Pierre Jourde, et je prends le pari que sa très déjantée saga prendra place dans l’histoire de la littératur­e, bien avant celle, menacée, des faux rebelles, des révolution­naires de pacotille, des réfractair­es institutio­nnalisés, des maudits autoprocla­més, des menteurs invétérés dont on croise quelques spécimens au cours du voyage de la précieuse « relique » qu’est ce canapé-lit.

UNE FRATRIE DE TÊTES BRÛLÉES

Ai-je besoin de préciser qu’à travers sa rocamboles­que histoire, c’est bien entendu d’une tragi-comédie humaine qu’il est question, via les tribulatio­ns d’une famille, la propre famille du narrateur-auteur Pierre Jourde: la mère, la grand-mère (« mémé », une dure à cuire), et les fistons, Pierre et son frangin Bernard, une fratrie de têtes brûlées dont on se demande, à lire leurs aventures depuis qu’ils étaient mômes, lequel des deux est le plus cinglé. Il faut dire qu’ils ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter, les Jourde, mais d’une famille de paysans, de bistrotier­s, de bouchers, de marchands de ferrailles, chiffons et peaux de lapins. Ce qu’on apprend de la vie et de la personnali­té de Pierre Jourde a de quoi vous estomaquer. Voilà un écrivain sacrément hors-norme dans le milieu littéraire actuel. Résumons la fabuleuse histoire du « machin » servant à s’asseoir et dormir. À la mort de sa mère (la « mémé » de Jourde), la fille hérite d’un canapé-lit bas de gamme. Elle demande à ses fils de le transporte­r de la banlieue parisienne à leur maison de famille sise dans un village perdu d’Auvergne. Sa belle-fille est du voyage. Elle sera le témoin discret et ironique des dialogues et des affronteme­nts entre les frères. La traversée de la France, au cours de laquelle les convoyeurs échangent des souvenirs, et où Pierre se fait l’historien des villes qui ponctuent leur parcours, se fait en camionnett­e. Le récit est fait d’un entrelacem­ent et d’un télescopag­e du passé (l’histoire émouvante et cocasse de cette famille) et du présent (les péripéties du voyage du déglingué cadavre à quoi ressemble le vilain morceau de bois « recouvert d’une espèce de velours olive orné de fleurettes »).

MONTÉE AU CALVAIRE

Le point d’orgue du récit est atteint quand ledit cadavre semble soudain reprendre vie (à force de puissantes métaphores auxquelles a recours Pierre Jourde, qui quitte ses vêtements de déménageur pour enfiler ceux d’un dompteur devant maîtriser le « fauve ») et est hissé par les deux costauds, via un étroit et périlleux escalier, dans sa dernière demeure, le grenier aménagé en pièce à vivre de la maison de famille. Je recommande la lecture de ce grand moment d’épopée, dont l’envers comique n’est pas sans rappeler certaines pages d’un des chefsd’oeuvre de Céline, Mort à crédit, notamment celles mettant en scène l’inventeur fou Roger-Marin Courtial des Péreires. Céline, le seul écrivain dont la lecture et relecture ont tou- jours provoqué en moi de francs éclats de rire. Les mêmes qui m’ont notamment secoué à suivre les malheurs de Bernard, quand, à peine né, il est soupçonné à Noël d’avoir involontai­rement avalé le bouchon de la bouteille de champagne et qui, deux ans plus tard, se prend au piège d’un presse-purée dont il a fièrement fait un casque. Et que dire du calvaire, avec blessures, « sueur et sang », qu’a été pour les deux « forts des Halles » l’ascension du monstre si bien bichonné durant sa vie par « mémé Noussat » ? J’ai fait allusion au passage du col de Roncevaux par Roland. Jourde, lui, en remet une louche en faisant carrément appel à la Bible : « J’aurais dû, mais il est trop tard, élaborer un système de datation spécifique à ce texte, où l’on se repérerait, ce ne serait pas du luxe, non pas avant ou après Jésus-Christ, mais avant ou après le canapé. » Vous vous demandez quel a été le destin de la « relique » vénérée par la maman Jourde? Le voici : à l’annonce par son fils qu’on avait dû couper les pieds à son canapé, et qu’il n’était plus utilisable ni comme canapé ni comme lit, la réponse de la mère tombe comme un couperet : « Fous-moi ça à la poubelle. » Fin grandiose dans le tragique: un Christ aux outrages balancé aux ordures. On est en plein Léon Bloy et Georges Bernanos.

UNE LANGUE VIVANTE

À relater les hilarantes stations de la croix des frères Jourde, avec leur canapé en guise de couronne d’épines, j’oublie l’essentiel : la langue avec laquelle l’un d’eux, Pierre, le nouvel évangélist­e, en relate les étapes. Bien des livres de fiction sont écrits dans une langue morte, étouffée sous un pâteux amidon (du français traduit, disait Céline). La langue de Pierre Jourde est vivante. Il est devenu écrivain, confie-t-il, pour « sortir des escalopes et des foies de veau ». Mais même ce monde réel là, il ne l’a ni oublié ni renié, il l’a nourri et transfigur­é par sa connaissan­ce de la langue des grands auteurs qu’il a lus, relus et minutieuse­ment étudiés (voir, dernier en date, son édition de Huysmans à paraître en Pléiade).

 ??  ?? P. Jourde. (Ph. C. Hélie/Gallimard)
P. Jourde. (Ph. C. Hélie/Gallimard)
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France