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Sarah Chiche Les Enténébrés Seuil, 368 p., 21 euros Une histoire érotique de la psychanaly­se Payot, 304 p., 21 euros « Entre histoire et roman », pour reprendre Michel de Certeau, la psychanaly­se anime l’écriture des deux récents livres de Sarah Chiche.

Les Enténébrés, roman écrit à la première personne, tient en partie à distance une vérité, tout en s’en approchant au mieux. L’histoire de la psychanaly­se depuis Sigmund Freud se diffracte quant à elle en histoires au pluriel – parfois brèves, parfois plus approfondi­es, jusqu’aux « amants d’aujourd’hui » pour lesquels il faudrait « ne plus parler de perversion mais de néosexuali­té » (ce qui mériterait à soi seul un essai plus conséquent). Le roman raconte une passion dévastatri­ce, résonance de l’amour primordial qui relie l’auteur à sa mère – d’où l’entrelacem­ent des récits, du présent et du passé, conduisant à une quête psychogéné­alogique. Sarah Chiche avoue la difficulté de sa tentative: « L’amour dès qu’il cherche à se raconter devient une farce dite par un aveugle à un sourd. » Suffit-il de décrire la manière dont des corps exultent ? L’érotisme est un genre littéraire difficile ; Chiche a l’audace de se lancer ces deux défis, qui n’en font sans doute qu’un. Son histoire érotique de la psychanaly­se revient ainsi sur les transferts (les liens amoureux) qui ont ponctué son invention : même si ce sont d’abord des hommes qui ont théorisé cette science, « sans les femmes, il n’y aurait jamais eu de psychanaly­se », insiste-t-elle, souvent à leur corps et à leur coeur défendant. L’Éros est bien du domaine de la psychanaly­se, mais en un sens élargi, qui ne signifie pas l’érotisme : à propos de Bertha Pappenheim, c’est un éros qui se passe de sexualité, une « attention aux autres ». Anna O. et Dora retrouvent leurs noms (Bertha Pappenheim et Ida Bauer). L’auteur s’intéresse aussi à Sabina Spielrein, patiente de Carl Gustav Jung, à Lou Andreas-Salomé, à Marie Bonaparte... ainsi qu’aux destins tragiques de Dora Maar ou de Marilyn Monroe. Des points de convergenc­e traversent les deux livres, comme la fascinatio­n intrusive de certains pour la vie sexuelle de Jacques Lacan et son rapport à Georges Bataille, décrite dans le roman et analysée dans l’essai. Dans le roman, les catégories de la psychanaly­se ne sont pas réductible­s aux codes comporteme­ntaux qui régissent le libertinag­e (exhibition­nisme/voyeurisme, sadomasoch­isme). Que l’érotisme soit ou non pratiqué, il sous-tend nos fantasmes, et le roman montre comment la vie réelle est doublée de vies rêvées, voire troublée par des souvenirs-écrans. Comme manière d’agir, l’érotisme est une forme de liberté qui se conquiert, alors que la psychanaly­se est un mode de connaissan­ce qui porte sur les blocages, les noeuds dans lesquels nous sommes empêtrés sans le savoir. LES EMPRISES La psychanaly­se serait-elle une voie de libération, comme peut l’être l’érotisme ? Raison pour laquelle le divan deviendrai­t un lieu de séduction ? Son histoire est en tout cas ponctuée de débordemen­ts érotiques. Mais une thérapie peut aussi être un piège. Auteur du roman l’Emprise (2010), critique d’une thérapie où la séduction devient aliénante, Sarah Chiche met en garde contre les emprises. Elle reconnaît pourtant dans les Enténébrés : « Alors même que nous pensons faire entendre notre voix, nous ne sommes que des pantins ventriloqu­és par ce qui nous dépasse. Nous avons beau nous mettre en route vers le monde, sur le chemin de la vie arrive toujours un moment, une station de notre voyage, où nous sommes ramenés à cette question : mais de quoi sommes-nous la faute? » Son écriture ventriloqu­ée est parfois sous emprise: on repère dans son roman des descriptio­ns proches de Robert Musil, un monologue joycien qu’elle utilise pour reproduire le discours intérieur de l’enfance, ou l’usage de la « phrase infinie de Thomas Bernhard » pour faire ressortir la pesanteur des relations sociales. Affinités électives avec des écrivains qui l’ont marquée, ainsi qu’avec le cinéaste Michael Haneke sur qui elle a écrit un essai (1) et à qui elle rend hommage en le citant dans une scène du roman. La fiction est pour Chiche un mode d’expression privilégié, la narrativit­é littéraire ou cinématogr­aphique étant, mieux sans doute que le savoir clinique, le discours le plus à même de dire ce qui prend forme dans l’existence de chacun. Quel rapport un psychanaly­ste entretient-il avec sa propre existence? La théorie qu’il/elle détient lui permet-elle d’éviter les dérapages ou de les étayer lorsqu’ils se produisent ? Sa capacité de se pencher sur la vie des autres fait-elle obstacle au regard porté sur la sienne? La question est commune aux deux ouvrages. Personne n’est à l’abri de ce que d’autres lui ont apporté, en bien comme en mal, dans le passé, ni de ce qu’ils lui apportent dans le présent. C’est donc un roman d’apprentiss­age que Sarah Chiche a écrit pour vivre et penser sans s’aliéner aux autres, en trouvant ainsi une paix précaire dans un monde incertain. Au-delà des autres qui ont fait de nous ce que nous sommes, l’histoire tout court saisit nos vies. D’abord, ce qui a lieu actuelleme­nt dans le monde – le roman commence par décrire la tragédie des réfugiés et la maltraitan­ce qu’ils subissent en Europe –, puis la manière dont le passé colonial et la Seconde Guerre mondiale ont ruiné, matérielle­ment et moralement, de nombreuses familles. Dans nos vies privées comme dans ce qui agite le monde, nous sommes parasités par un passé qui ne passe pas : comme l’a écrit Thérèse d’Avila, « souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas ».

Claire Margat

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Sarah Chiche (Ph. Hermance Triay).

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