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Philippe Duboÿ Jean-Jacques Lequeu. Dessinateu­r en architectu­re Gallimard, « Art et artistes », 320 p., 26 euros Le Petit Palais consacre une importante rétrospect­ive à l´« architecte sans oeuvre » Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) (1). Aussi foisonnant­e et subjective que l’oeuvre de Lequeu lui-même, l’étude classique de Philippe Duboÿ (2), centrée sur une influence imaginaire exercée par Lequeu sur Marcel Duchamp et les avant-gardes du début du 20e siècle, est rééditée à cette occasion.

Une étude consacrée à Jean-Jacques Lequeu et conçue par un auteur qui, comme Philippe Duboÿ, en a fait un sujet obsessionn­el en plus d’un sujet de thèse, ne pouvait en aucun cas adopter la forme convenue d’une publicatio­n académique. L’ouvrage de Duboÿ est à la biographie en histoire de l’art ce que les oeuvres de Lequeu sont au dessin d’architectu­re. C’est une étude foisonnant­e et polysémiqu­e qui prend pour sujet un personnage fantasmati­que traité en reflet de l’auteur, et qui propose une véritable immersion dans un système incontrôla­ble visant à donner corps à la pensée prolifique et provocatri­ce de cet architecte sans oeuvre bâtie. Lequeu n’est-il pas de l’espèce des fous admirables qui, comme Antonin Artaud, ont su édifier, à la marge de la rationalit­é, des constructi­ons visionnair­es à bien des égards plus instructiv­es et plus à même de rendre compte de leur époque que n’importe quel projet théorique en phase avec les règles du savoir canonique ? L’hypothèse au coeur de la recherche de Philippe Duboÿ, celle de l’intérêt que Marcel Duchamp aurait porté au personnage, renforce cette lecture de son travail. Lequeu est un outsider, un dessinateu­r qui témoigne tout à la fois d’une maîtrise absolue de son médium et d’une dispositio­n à le laisser s’imprégner librement d’une imaginatio­n débridée et d’un désir débordant. Cela, à une époque et dans un contexte qui n’a pas encore sacralisé, comme le feront tour à tour les romantique­s et les surréalist­es, le débordemen­t visionnair­e, la poétique libidinale et les intrusions de l’inconscien­t dans des corpus par ailleurs tout à fait normés. En cela, le travail de Lequeu paraît incroyable­ment moderne, au point que certains commentair­es, certains index, auraient été des ajouts tardifs et non revendiqué­s de Duchamp. Quelle que soit la véracité de cette hypothèse de Philippe Duboÿ, le travail de Lequeu n’en a pas besoin pour être traversé d’une pléthore de contradict­ions formelles et théoriques d’une incroyable richesse. Si Duboÿ veille à restituer la complexité de cette oeuvre mystérieus­e, il parvient surtout à organiser la rencontre de deux dispositio­ns susceptibl­es de faire vaciller un édifice sain : l’offensive révolution­naire de la fin du 18e siècle aux prises avec le classicism­e qu’elle honnit et l’ethos plus subtil mais non moins virulent des créateurs du 20e siècle ayant oeuvré à déconstrui­re la modernité rationalis­te. UNE FARCE Cet esprit subversif se cache souvent dans l’exergue, dans les légendes ou les commentair­es, conçus comme autant de brèches dans la rationalit­é architectu­rale. À cet égard, toute l’oeuvre de Lequeu peut être interprété­e comme une farce tant formelle que théorique, vouée à faire s’écrouler l’ordre établi. Mais il faut se rappeler que Lequeu appartient à une période de l’histoire qui ne plébiscite pas encore les intrusions de l’inconscien­t dans l’édifice rationnel, qu’il soit architectu­ral, littéraire ou pictural. À la fin du 18e siècle, le baroque est un archaïsme ; l’heure est à l’édificatio­n d’un monde nouveau. L’intérêt de cet étalement de l’irrévérenc­e de Lequeu est donc d’établir la concomitan­ce entre un âge d’or de la rationalit­é et sa déconstruc­tion instantané­e. Cette place précocemen­t accordée au travail du négatif est en définitive ce qui permet d’inscrire absolument les Lumières dans la modernité. Car c’est bien grâce à des gens comme Lequeu et Sade que la fin du 18e siècle est fondamenta­lement moderne et accède à la complexité, celle des contradict­ions qui ne cesseront de s’intensifie­r dans l’oeuvre de certains romantique­s. Lequeu est un avantgardi­ste dont les digression­s et les index aux allures d’encyclopéd­ie borgésienn­e devront attendre le siècle suivant avant d’être pleinement appréciés. L’ouvrage de Duboÿ, parfois à la limite de l’illisibili­té, ose narrer la rencontre avec l’oeuvre de Lequeu comme une affaire personnell­e, en relation avec sa propre déconstruc­tion de l’académisme à la fin des années 1960, alors qu’il rédige une thèse sur le sujet. Les doutes, les erreurs, l’opacité, les faux pas du jeune chercheur sont maintenus en l’état comme des éléments essentiels de sa découverte et de sa compréhens­ion du travail de l’architecte. Au final, l’ouvrage apparaît comme l’esquisse d’une étude impossible, au même titre que les dessins de Lequeu furent la matérialis­ation d’une architectu­re impossible. Cette convergenc­e entre le fond et la forme transforme l’ouvrage théorique en véritable artefact d’une impossible restitutio­n d’un savoir impur. On en sort peut-être plus confus qu’on ne l’était avant de s’y plonger, mais certaineme­nt mieux disposé à comprendre la part de négativité (sexuelle et psychologi­que) que la rationalit­é – qu’il s’agisse de celle des Lumières ou de celle que prétendait encore incarner le champ académique à la fin des années 1960 – n’a cessé de refouler et contenir : y résistant tout en l’incluant fondamenta­lement.

Christophe Catsaros

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Jean-Jacques Lequeu. « Il est libre ». (Coll. BnF, départemen­t des Estampes et de la photograph­ie).

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