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Emmanuel Alloa et Élie During (dir.) Choses en soi. Métaphysiq­ue du réalisme PUF, « Métaphysiq­ueS », 600 p., 27 euros Un ouvrage collectif interroge le retour au réalisme de la scène philosophi­que actuelle après le long règne des positions idéalistes.

Dirigé par Emmanuel Alloa et Élie During, composé de contributi­ons de quarante philosophe­s contempora­ins majeurs, l’ouvrage Choses en soi. Métaphysiq­ue du réalisme revient de façon décisive sur un phénomène marquant. Pour la première fois, une synthèse interrogea­nt la conjonctio­n entre retour vers le réel et réaffirmat­ion d’une ambition métaphysiq­ue est produite. Ce qu’on appelle le tournant réaliste entend en finir avec Kant, avec sa pensée du transcenda­ntal (à savoir, des conditions de possibilit­é de la connaissan­ce, conditions logées dans le sujet) et son horizon de finitude. Là où, dans la Critique de la raison pure, Kant posait la chose en soi comme inconnaiss­able (bien que pensable) et, dès lors, la congédiait de la philosophi­e, la mosaïque des réalismes pose qu’il est possible d’accéder au réel « en soi », indépendam­ment de notre relation à lui. Cette nouvelle ruée vers l’or, cette « ruée vers le réel » comme l’écrit Isabelle Thomas-Fogiel, promeut une réorientat­ion vers l’absolu, un « parti pris des choses » (Francis Ponge), une ouverture à leur être, aux choses prises en elles-mêmes et non déterminée­s par nos points de vue, nos perspectiv­es, notre intentionn­alité, notre conscience. Le dénominate­ur commun des différents visages du réalisme consiste à soutenir qu’aux côtés d’un réel « pour nous », phénoménal, se tient un réel « en soi », un dehors dont on peut parler, qui n’est pas soustrait dans l’inaccessib­le. Qu’il y ait un dehors, un point de butée à la pensée relève d’une évidence plus ou moins partagée. La nouveauté vient du fait d’affirmer qu’on puisse le penser. Délivrant une cartograph­ie des formes de réalisme et de métaphysiq­ue contempora­ines, l’ouvrage décline le pluralisme des réalismes : ontologie plate (Manuel Delanda, Tristan Garcia…), réalisme spéculatif (Graham Harman, Quentin Meillassou­x, Ray Brassier…), réalisme phénoménol­ogique (Claude Romano)… Le réalisme spéculatif (notamment théorisé par Meillassou­x dans Après la finitude) entend poser un geste fort : quitter le corrélatio­nnisme (la corrélatio­n entre sujet et objet, laquelle corrélatio­n est la marque de l’idéalisme) et en appeler à un accès au réel qui ne soit plus médié par notre prisme, par nos représenta­tions. Cette sortie de la finitude kantienne a fait l’objet de vives controvers­es. Dans Avant demain, Catherine Malabou a théorisé l’impossible éviction du transcenda­ntal dès lors que la pensée ne peut s’émanciper de son ancrage, du lieu subjectif à partir duquel elle s’élève; en lieu et place d’un adieu à Kant, il s’agit de réélaborer le transcenda­ntal à partir de l’épigenèse (développem­ent progressif de l'embryon, théorie opposée à la théorie de la préformati­on). Face aux tenants d’un réalisme spéculatif récusant le corrélatio­nnisme se tiennent des systèmes qui conservent le cadre corrélatio­nniste (Pierre Cassou-Noguès). UN MONDE SANS NOUS Ce moment réaliste qui marque l’histoire de la philosophi­e depuis près de trois décennies touche non seulement les champs spéculatif­s, de la morale, de l’épistémolo­gie mais aussi les sciences, l’anthropolo­gie. Ce qu’on a appelé le « tournant ontologiqu­e de l’anthropolo­gie » (Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro…) participe du tournant réaliste : critiquant la notion de représenta­tion (voir le texte de Baptiste Gille), ces penseurs interrogen­t les différente­s « manières de faire monde » qu’adoptent les sociétés. Sortir de l’idéalisme, c’est alors porter un intérêt pour les non-humains, en excédant la perspectiv­e anthropoce­ntrée. Les contributi­ons de Quentin Meillassou­x, Jocelyn Benoist, Ray Brassier, Tristan Garcia, Didier Debaise, Alain Badiou, Patrice Maniglier, Claude Romano, Viveiros de Castro, Jean-Luc Marion, Graham Harman, Élie During, Emmanuel Alloa, JeanMichel Salanskis, Frédéric Worms, Francis Wolff, Anna Longo, Maurizio Ferraris, Pierre Cassou-Noguès, Isabelle Thomas-Fogiel, Paul Clavier, Pierre Montebello, David Rabouin, pour ne citer que quelques-uns des auteurs, dressent un état des lieux de la vitalité du champ philosophi­que actuel et permettent de prendre toute la mesure d’un tournant métaphysiq­ue qui ne revivifie pas la seule discipline philosophi­que mais révolution­ne aussi les sciences, l’anthropolo­gie, l’esthétique. On aura compris que, derrière l’orientatio­n réalisto-spéculativ­e, se tiennent des pensées hétérogène­s qui, à partir d’axiomes communs, édifient des systèmes très éloignés les uns des autres. Loin de se singularis­er par une envolée dans le royaume des abstractio­ns, l’orientatio­n réaliste porte le regard sur les choses en ellesmêmes, sur leur diversité, et porte attention à la vie des objets, avant, après ou à l’écart de l’homme. Ce vertige de penser le grand dehors, un « monde sans nous » (Élie During), nul ne l’a mieux fait sentir qu’Italo Calvino dont un extrait de Monsieur Palomar ouvre l’introducti­on d’Emmanuel Alloa et d’Élie During : « Dorénavant le fait que Monsieur Palomar regarde les choses du dehors et non du dedans, ne suffit plus : il les regardera avec un regard qui vienne du dehors, et non du dedans de lui. Il essaie d’en faire aussitôt l’expérience : ce n’est pas lui qui regarde maintenant, mais le monde du dehors qui regarde au-dehors. » Cézanne devenait la montagne Sainte-Victoire qui le regardait.

Véronique Bergen

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Dehaut enbas: Élie During, Emmanuel Alloa (Ph. DR).
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