L’ère du post-art ?
The Post-art Era?
S’il est permis de s’exprimer sur des expositions ayant fermé leurs portes récemment, j’aimerais revenir sur quelques réflexions que m’a inspirées la visite de Picasso rose et bleu. Non pour en commenter le propos en lui-même, mais pour évoquer les explications fournies au public, comme à l’accoutumée, à l’entrée de chaque salle. Il est de bon ton de critiquer ce type d’écrit à visée didactique et, par conséquent, généralement réducteur. Mais les textes devant lesquels s’agglutinaient courageusement les visiteurs du musée d’Orsay m’ont surtout frappée par le choix qui a été fait de mettre systématiquement en évidence la filiation du peintre à chaque étape de sa folle avancée. De l’autoportrait de 1901, avec lequel il « paie son tribut à Van Gogh », aux miséreux de la période bleue dont les membres « sont déformés comme dans les tableaux du Greco », des scènes de cafés parisiens, qui empruntent « à Degas et à Manet », à l’orientation de 1906 que Picasso doit au souvenir d’Ingres auquel le « Salon d’Automne de 1905 a consacré une rétrospective », et jusqu’à la dernière salle où l’on voit émerger « la mise en application de la leçon de géométrisation de Cézanne », tous les textes s’entendent à renvoyer constamment le prodige à ses pères. De tels énoncés n’ont d’ailleurs rien d’incongru. On sait que l’ensemble de la peinture de Picasso tient du cannibalisme et qu’il reviendra souvent, et de façon plus visible encore, à ses amours de jeunesse. Pourquoi, alors, ces textes m’ont-ils à ce point surprise, tandis que j’essayais de me hisser au-dessus de la tête des visiteurs ? Parce qu’ils me faisaient prendre conscience de l’étrange résistance des artistes d’aujourd’hui à admettre la moindre empreinte de leurs prédécesseurs sur leur travail. Picasso fréquentait le Louvre, le musée du Trocadéro. Désormais, compte tenu de la facilité des déplacements, d’une part, et des développements du média numérique, d’autre part, les créateurs ont accès à toutes les pinacothèques du monde. Et ils seraient vierges de toute influence ? J’aime beaucoup l’oeuvre de Katinka Bock (1) et je ne pouvais manquer la vaste exposition présentée à l’Institut d’art de Villeurbanne (après le Mudam/ Luxembourg et le Kunstmuseum Winterthur) à l’automne dernier. Dans la première salle figurait une sculpture réalisée spécialement pour le lieu, consistant en un quadrilatère composé de larges carreaux de terre cuite de format identique posés au sol. La beauté de l’installation, qui comptait divers autres éléments savamment organisés, ne pouvait que m’impressionner. Mais, en même temps, le nom de Carl Andre ne pouvait pas ne pas se rappeler à moi. Quand, un peu plus loin, devant une sculpture formée de plaques de cuivre posées au sol, je prononçai (sans penser à mal !) le nom de l’Américain, je m’entendis répondre que l’artiste repousse vigoureusement ce genre d’association, étant donné le processus de fabrication desdites plaques qui ont été appliquées sur un tissu de lin bleu et exposées à la lumière et aux intempéries durant neuf mois, ce dont elles gardent en effet la trace. Doit-on, dans ces conditions, considérer que la revendication des artistes, depuis un demi-siècle, d’élargir le champ de l’art, s’est muée avec le temps en un désir d’en sortir ? Après l’ère du postmodernisme, sommesnous entrés dans celle du post-art?
ART ET ACTIVISME
C’est un sentiment de cet ordre qu’inspire l’attitude d’un certain nombre d’artistes pour qui le mot art revêt avant tout une signification sociale, comme dans le cas du dissident chinois, passé maître dans ce domaine, Ai Weiwei. Celui-ci raconte que ce que nous appelons art, selon la terminologie habituelle, et que lui nomme traces ou déchets, ne représente qu’un dixième de son activité. Autrement dit, quatre-vingt-dix pour cent de son temps de travail sont consacrés à son activité militante hors du champ de l’art, tandis que seulement dix pour cent sont affectés à sa production artistique, laquelle, reconnaît-il, « n’a jamais été très sérieuse et constitue pour l’essentiel un acte ironique (2) ». Pourtant, c’est bien cent pour cent de ce que l’artiste réalise – son blog comme ses céramiques, ses interventions architecturales, comme ses 70 000 photographies – que nous englobons aujourd’hui dans le registre de l’art, peut-être parce qu’il n’y a pas d’autre mot sous la protection duquel les individus puissent se placer, pour dire aussi ouvertement et de façon toujours nouvelle, leur désir de liberté. Un désir qui, en fait, n’est pas l’apanage des seuls artistes vivant dans le contexte de régimes autoritaires, mais qui s’amplifie un peu partout et se traduit par l’accroissement notable de projets civiques
développés sous le nom d’art. Cette désaffection pour une histoire spécifique et savante, au profit d’une stratégie globale qui embrasse pareillement art et activisme, va de pair avec le vieux rêve (exacerbé par les technologies actuelles) d’un art répondant aux aspirations de tous. « Je veux que les gens qui ne comprennent rien à l’art comprennent ce que je fais », martèle Ai Weiwei. L’art doit faire sens pour tout un chacun, quitte à rendre les causes compliquées très simples. C’est pourquoi, pour en revenir à la litanie des noms propres dont s’accompagne tout exposé sur Picasso, je serais tentée de dire qu’il faut plus d’audace aujourd’hui à un artiste pour admettre sa dette envers un devancier que pour prendre la tangente en moralisant sur la colonisation. J’en veux pour preuve une conversation récente avec Carole Benzaken à l’occasion de son exposition à Paris (3), conversation au cours de laquelle elle parut vouloir s’excuser lorsqu’à l’évocation des vibrations de la lumière qu’elle s’attache à capter, elle se permit de citer l’expérience de Monet peignant ses cathédrales. Comme si les liens au passé rendaient prisonniers de l’héritage, comme s’ils interdisaient de suivre d’autres pistes et d’inventer quoi que ce soit, de personnel ou d’original. À l’idéologie de la table rase, ne serait-il pas temps d’opposer le droit de ne pas enfermer certaines familles d’artistes dans des champs séparés ? Pour réconcilier des mondes qui se regardent en chiens de fusil, osons une métaphore empruntée au secteur de l’arboriculture : seuls les arbres aux racines profondes sont promis à une épaisse frondaison.
(1) Voir article de Marie-Cécile Burnichon, artpress, n° 432.
(2) Hans-Ulrich Obrist, Conversation avec Ai Weiwei, Manuella, 2012, p. 137. (3) Lire mon compte-rendu page 79
——— If it is permitted to talk about exhibitions that have closed recently, I would like to come back to some thoughts inspired by my visit to Picasso Rose et Bleu ( Picasso Pink and Blue). Not to comment on the subject itself, but to discuss the explanations provided for the public, as usual, at the entrance of each room. It is fashionable to criticize this type of writing, which serves a didactic purpose and is therefore generally reductive. But the texts before which the visitors to the Musée d’Orsay bravely gathered, especially struck me by the choice to systematically highlight the filiation of the painter at each stage of his headlong advance. From the self-portrait of 1901, with which he “paid his tribute to Van Gogh”; to the wretched of the blue period, whose limbs “are distorted as in the paintings of El Greco”; scenes of Parisian cafes that borrow “from Degas and Manet”; to the orientation of 1906 that Picasso owed to the memory of Ingres to whom the “Salon d’Automne of 1905 devoted a retrospective”; and to the last room where we see emerge “the implementation of Cézanne’s lesson in geometrization”, all the texts agree to constantly refer the prodigy to his forefathers. Such statements are not incongruous. We know that the whole of Picasso’s painting is about cannibalism and that he returned often, and more obviously, to the loves of his youth. Why, then, did these texts surprise me so much as I tried to hoist myself above the heads of visitors? Because they made me aware of the strange resistance of artists today to admit the slightest imprint of their predecessors on their work. Picasso frequented the Louvre, the Trocadero Museum. Now, given the ease of travel on the one hand, and developments in digital media on the other, creators have access to all the art galleries in the world. And they would be untouched by any influence? I am very fond of the work of Katinka Bock (1) and I could not miss the vast exhibition presented at the Institut d’art de Villeurbanne (after the Mudam / Luxembourg and the Kunst Museum Winterthur) last autumn. In the first room was a sculpture custom-made the space, consisting of a quadrilateral composed of large terracotta tiles of identical format placed on the ground. The beauty of the installation, which included various other elements skilfully organized, could only impress me. But at the same time the name of Carl Andre could not but spring to mind. When, a little further, in front of a sculpture formed of copper slabs placed on the ground, I pronounced (without meaning any harm!) the name of the American, I heard the response that the artist vigorously rejects this kind of association, given the manufacturing process of said slabs, which had been covered with blue linen cloth and exposed to the elements for nine months, which they indeed retain a trace of. Should we consider in these circumstances that the demand of artists, for half a century, to widen the field of art has changed with time into a desire to leave it? After the era of postmodernism, have we entered the post-art era?
ART AND ACTIVISM
It is a sentiment of this kind that inspires the attitude of a certain number of artists for whom the word art has above all a social significance, as in the case of the Chinese dissident, who has become a master in this field, Ai Weiwei. He says that what we call art, according to the usual terminology, and which he calls traces or waste, represents only one-tenth of his activity. In other words, ninety percent of his working time is devoted to his activism outside the field of art, while only ten percent is devoted to his artistic production, which, he admits, “has never been very serious and is essentially an ironic act (2).” Yet it is a hundred percent of what the artist realizes – his blog like his ceramics, his architectural interventions, and his 70,000 photographs – that we include today in the register of art, perhaps because there is no other word under the protection of which individuals can place themselves to express so openly and in ever-new ways their desire for freedom. A desire which, in fact, is not exclusive to artists living in the context of authoritarian regimes, but which is growing everywhere and is reflected in the notable increase in civic projects developed under the name of art. This disaffection from a specific and scholarly story in favour of a global strategy that embraces equally art and activism goes hand in hand with the old dream (exacerbated by current technologies) of an art that meets the aspirations of all. “I want people who don’t understand anything about art to understand what I’m doing,” says Ai Weiwei. Art must make sense to everyone, even if this means rendering complicated issues very simple. That is why, to return to the litany of the proper names that accompany any presentation on Picasso, I would be tempted to say that it takes more daring today for an artist to admit his debt to a predecessor than to avoid the issue by moralizing about colonization. As proof of this, I quote a recent conversation with Carole Benzaken on the occasion of her exhibition in Paris (3), a conversation during which she appeared to be willing to apologize when, at the mention of the vibrations of light she strives to capture, she allowed herself to quote the experience of Monet painting his cathedrals. As if links to the past make us prisoners of heritage, as if they prohibit the following of other paths or the invention of anything else, personal or original. To the ideologue of the clean slate, might it not be time to oppose the right not to lock up certain families of artists in separate fields?To reconcile worlds staring one another stonily down, let’s risk a metaphor borrowed from the arboriculture sector: only trees with deep roots are promised thick foliage.
Translation: Chloé Baker
(1) See article by Marie-Cécile Burnichon, artpress, n° 432. (2) Conversation with Hans-Ulrich Obrist, Manuella éditions, Paris 2012, p. 137. (3) Read my account page 79.