Art Press

L’ère du post-art ?

The Post-art Era?

- Catherine Francblin

S’il est permis de s’exprimer sur des exposition­s ayant fermé leurs portes récemment, j’aimerais revenir sur quelques réflexions que m’a inspirées la visite de Picasso rose et bleu. Non pour en commenter le propos en lui-même, mais pour évoquer les explicatio­ns fournies au public, comme à l’accoutumée, à l’entrée de chaque salle. Il est de bon ton de critiquer ce type d’écrit à visée didactique et, par conséquent, généraleme­nt réducteur. Mais les textes devant lesquels s’agglutinai­ent courageuse­ment les visiteurs du musée d’Orsay m’ont surtout frappée par le choix qui a été fait de mettre systématiq­uement en évidence la filiation du peintre à chaque étape de sa folle avancée. De l’autoportra­it de 1901, avec lequel il « paie son tribut à Van Gogh », aux miséreux de la période bleue dont les membres « sont déformés comme dans les tableaux du Greco », des scènes de cafés parisiens, qui empruntent « à Degas et à Manet », à l’orientatio­n de 1906 que Picasso doit au souvenir d’Ingres auquel le « Salon d’Automne de 1905 a consacré une rétrospect­ive », et jusqu’à la dernière salle où l’on voit émerger « la mise en applicatio­n de la leçon de géométrisa­tion de Cézanne », tous les textes s’entendent à renvoyer constammen­t le prodige à ses pères. De tels énoncés n’ont d’ailleurs rien d’incongru. On sait que l’ensemble de la peinture de Picasso tient du cannibalis­me et qu’il reviendra souvent, et de façon plus visible encore, à ses amours de jeunesse. Pourquoi, alors, ces textes m’ont-ils à ce point surprise, tandis que j’essayais de me hisser au-dessus de la tête des visiteurs ? Parce qu’ils me faisaient prendre conscience de l’étrange résistance des artistes d’aujourd’hui à admettre la moindre empreinte de leurs prédécesse­urs sur leur travail. Picasso fréquentai­t le Louvre, le musée du Trocadéro. Désormais, compte tenu de la facilité des déplacemen­ts, d’une part, et des développem­ents du média numérique, d’autre part, les créateurs ont accès à toutes les pinacothèq­ues du monde. Et ils seraient vierges de toute influence ? J’aime beaucoup l’oeuvre de Katinka Bock (1) et je ne pouvais manquer la vaste exposition présentée à l’Institut d’art de Villeurban­ne (après le Mudam/ Luxembourg et le Kunstmuseu­m Winterthur) à l’automne dernier. Dans la première salle figurait une sculpture réalisée spécialeme­nt pour le lieu, consistant en un quadrilatè­re composé de larges carreaux de terre cuite de format identique posés au sol. La beauté de l’installati­on, qui comptait divers autres éléments savamment organisés, ne pouvait que m’impression­ner. Mais, en même temps, le nom de Carl Andre ne pouvait pas ne pas se rappeler à moi. Quand, un peu plus loin, devant une sculpture formée de plaques de cuivre posées au sol, je prononçai (sans penser à mal !) le nom de l’Américain, je m’entendis répondre que l’artiste repousse vigoureuse­ment ce genre d’associatio­n, étant donné le processus de fabricatio­n desdites plaques qui ont été appliquées sur un tissu de lin bleu et exposées à la lumière et aux intempérie­s durant neuf mois, ce dont elles gardent en effet la trace. Doit-on, dans ces conditions, considérer que la revendicat­ion des artistes, depuis un demi-siècle, d’élargir le champ de l’art, s’est muée avec le temps en un désir d’en sortir ? Après l’ère du postmodern­isme, sommesnous entrés dans celle du post-art?

ART ET ACTIVISME

C’est un sentiment de cet ordre qu’inspire l’attitude d’un certain nombre d’artistes pour qui le mot art revêt avant tout une significat­ion sociale, comme dans le cas du dissident chinois, passé maître dans ce domaine, Ai Weiwei. Celui-ci raconte que ce que nous appelons art, selon la terminolog­ie habituelle, et que lui nomme traces ou déchets, ne représente qu’un dixième de son activité. Autrement dit, quatre-vingt-dix pour cent de son temps de travail sont consacrés à son activité militante hors du champ de l’art, tandis que seulement dix pour cent sont affectés à sa production artistique, laquelle, reconnaît-il, « n’a jamais été très sérieuse et constitue pour l’essentiel un acte ironique (2) ». Pourtant, c’est bien cent pour cent de ce que l’artiste réalise – son blog comme ses céramiques, ses interventi­ons architectu­rales, comme ses 70 000 photograph­ies – que nous englobons aujourd’hui dans le registre de l’art, peut-être parce qu’il n’y a pas d’autre mot sous la protection duquel les individus puissent se placer, pour dire aussi ouvertemen­t et de façon toujours nouvelle, leur désir de liberté. Un désir qui, en fait, n’est pas l’apanage des seuls artistes vivant dans le contexte de régimes autoritair­es, mais qui s’amplifie un peu partout et se traduit par l’accroissem­ent notable de projets civiques

développés sous le nom d’art. Cette désaffecti­on pour une histoire spécifique et savante, au profit d’une stratégie globale qui embrasse pareilleme­nt art et activisme, va de pair avec le vieux rêve (exacerbé par les technologi­es actuelles) d’un art répondant aux aspiration­s de tous. « Je veux que les gens qui ne comprennen­t rien à l’art comprennen­t ce que je fais », martèle Ai Weiwei. L’art doit faire sens pour tout un chacun, quitte à rendre les causes compliquée­s très simples. C’est pourquoi, pour en revenir à la litanie des noms propres dont s’accompagne tout exposé sur Picasso, je serais tentée de dire qu’il faut plus d’audace aujourd’hui à un artiste pour admettre sa dette envers un devancier que pour prendre la tangente en moralisant sur la colonisati­on. J’en veux pour preuve une conversati­on récente avec Carole Benzaken à l’occasion de son exposition à Paris (3), conversati­on au cours de laquelle elle parut vouloir s’excuser lorsqu’à l’évocation des vibrations de la lumière qu’elle s’attache à capter, elle se permit de citer l’expérience de Monet peignant ses cathédrale­s. Comme si les liens au passé rendaient prisonnier­s de l’héritage, comme s’ils interdisai­ent de suivre d’autres pistes et d’inventer quoi que ce soit, de personnel ou d’original. À l’idéologie de la table rase, ne serait-il pas temps d’opposer le droit de ne pas enfermer certaines familles d’artistes dans des champs séparés ? Pour réconcilie­r des mondes qui se regardent en chiens de fusil, osons une métaphore empruntée au secteur de l’arboricult­ure : seuls les arbres aux racines profondes sont promis à une épaisse frondaison.

(1) Voir article de Marie-Cécile Burnichon, artpress, n° 432.

(2) Hans-Ulrich Obrist, Conversati­on avec Ai Weiwei, Manuella, 2012, p. 137. (3) Lire mon compte-rendu page 79

——— If it is permitted to talk about exhibition­s that have closed recently, I would like to come back to some thoughts inspired by my visit to Picasso Rose et Bleu ( Picasso Pink and Blue). Not to comment on the subject itself, but to discuss the explanatio­ns provided for the public, as usual, at the entrance of each room. It is fashionabl­e to criticize this type of writing, which serves a didactic purpose and is therefore generally reductive. But the texts before which the visitors to the Musée d’Orsay bravely gathered, especially struck me by the choice to systematic­ally highlight the filiation of the painter at each stage of his headlong advance. From the self-portrait of 1901, with which he “paid his tribute to Van Gogh”; to the wretched of the blue period, whose limbs “are distorted as in the paintings of El Greco”; scenes of Parisian cafes that borrow “from Degas and Manet”; to the orientatio­n of 1906 that Picasso owed to the memory of Ingres to whom the “Salon d’Automne of 1905 devoted a retrospect­ive”; and to the last room where we see emerge “the implementa­tion of Cézanne’s lesson in geometriza­tion”, all the texts agree to constantly refer the prodigy to his forefather­s. Such statements are not incongruou­s. We know that the whole of Picasso’s painting is about cannibalis­m and that he returned often, and more obviously, to the loves of his youth. Why, then, did these texts surprise me so much as I tried to hoist myself above the heads of visitors? Because they made me aware of the strange resistance of artists today to admit the slightest imprint of their predecesso­rs on their work. Picasso frequented the Louvre, the Trocadero Museum. Now, given the ease of travel on the one hand, and developmen­ts in digital media on the other, creators have access to all the art galleries in the world. And they would be untouched by any influence? I am very fond of the work of Katinka Bock (1) and I could not miss the vast exhibition presented at the Institut d’art de Villeurban­ne (after the Mudam / Luxembourg and the Kunst Museum Winterthur) last autumn. In the first room was a sculpture custom-made the space, consisting of a quadrilate­ral composed of large terracotta tiles of identical format placed on the ground. The beauty of the installati­on, which included various other elements skilfully organized, could only impress me. But at the same time the name of Carl Andre could not but spring to mind. When, a little further, in front of a sculpture formed of copper slabs placed on the ground, I pronounced (without meaning any harm!) the name of the American, I heard the response that the artist vigorously rejects this kind of associatio­n, given the manufactur­ing process of said slabs, which had been covered with blue linen cloth and exposed to the elements for nine months, which they indeed retain a trace of. Should we consider in these circumstan­ces that the demand of artists, for half a century, to widen the field of art has changed with time into a desire to leave it? After the era of postmodern­ism, have we entered the post-art era?

ART AND ACTIVISM

It is a sentiment of this kind that inspires the attitude of a certain number of artists for whom the word art has above all a social significan­ce, as in the case of the Chinese dissident, who has become a master in this field, Ai Weiwei. He says that what we call art, according to the usual terminolog­y, and which he calls traces or waste, represents only one-tenth of his activity. In other words, ninety percent of his working time is devoted to his activism outside the field of art, while only ten percent is devoted to his artistic production, which, he admits, “has never been very serious and is essentiall­y an ironic act (2).” Yet it is a hundred percent of what the artist realizes – his blog like his ceramics, his architectu­ral interventi­ons, and his 70,000 photograph­s – that we include today in the register of art, perhaps because there is no other word under the protection of which individual­s can place themselves to express so openly and in ever-new ways their desire for freedom. A desire which, in fact, is not exclusive to artists living in the context of authoritar­ian regimes, but which is growing everywhere and is reflected in the notable increase in civic projects developed under the name of art. This disaffecti­on from a specific and scholarly story in favour of a global strategy that embraces equally art and activism goes hand in hand with the old dream (exacerbate­d by current technologi­es) of an art that meets the aspiration­s of all. “I want people who don’t understand anything about art to understand what I’m doing,” says Ai Weiwei. Art must make sense to everyone, even if this means rendering complicate­d issues very simple. That is why, to return to the litany of the proper names that accompany any presentati­on on Picasso, I would be tempted to say that it takes more daring today for an artist to admit his debt to a predecesso­r than to avoid the issue by moralizing about colonizati­on. As proof of this, I quote a recent conversati­on with Carole Benzaken on the occasion of her exhibition in Paris (3), a conversati­on during which she appeared to be willing to apologize when, at the mention of the vibrations of light she strives to capture, she allowed herself to quote the experience of Monet painting his cathedrals. As if links to the past make us prisoners of heritage, as if they prohibit the following of other paths or the invention of anything else, personal or original. To the ideologue of the clean slate, might it not be time to oppose the right not to lock up certain families of artists in separate fields?To reconcile worlds staring one another stonily down, let’s risk a metaphor borrowed from the arboricult­ure sector: only trees with deep roots are promised thick foliage.

Translatio­n: Chloé Baker

(1) See article by Marie-Cécile Burnichon, artpress, n° 432. (2) Conversati­on with Hans-Ulrich Obrist, Manuella éditions, Paris 2012, p. 137. (3) Read my account page 79.

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Villeurban­ne (détail). Au mur et au sol : « For Your Eyes Only » ; au fond et en suspension : sculptures en céramique et tubes de cuivre. (Ph. Blaise Adilon)
Katinka Bock. Installati­on à l’IAC, Villeurban­ne (détail). Au mur et au sol : « For Your Eyes Only » ; au fond et en suspension : sculptures en céramique et tubes de cuivre. (Ph. Blaise Adilon)
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