Art Press

Du pouvoir des paraboles

The Power of Parables

- Georges Banu

Au théâtre, il n’y a rien de supérieur aux paraboles, à ces oeuvres tout à la fois arc-boutées sur le réel et à même de formuler les interrogat­ions essentiell­es quant à la condition autant qu’à la conduite des êtres. Les paraboles surgissent à partir du concret pour perdurer ensuite, audelà de lui, de ses manifestat­ions immédiates. Ni strictemen­t historique­s, ni tout à fait abstraites, elles associent ces contraires et se constituen­t en terrain privilégié du théâtre, lui aussi écartelé entre l’immédiatet­é de la vie et la persistanc­e de l’art. Les paraboles se conservent et appellent à la permanente réinterpré­tation ! N’est-ce pas cela la force d’En attendant Godot, de la Cerisaie ou de Mère Courage, du siècle précédent, ou d’Antigone, la Vie est un songe, la Tempête d’autrefois. Les paraboles constituen­t le legs vivant de la scène, davantage encore que son musée imaginaire qu’est le répertoire où cohabitent, indistinct­ement, textes essentiels et textes mineurs; les paraboles perdurent tels les arcs de la grande architectu­re bâtie dans le temps et constammen­t revisitée. Cette conviction fut confortée par les retrouvail­les avec Souvenirs de la maison des morts, le récit de Fedor Dostoïevsk­i concentré dans un opéra de Leoš Janáček que vient de mettre en scène Krzysztof Warlikowsk­i à Bruxelles et Lyon (1). Une parabole nourrie des destins individuel­s réunis dans l’unité de la condition carcérale assimilée à un univers que chacun, à un moment ou un autre, peut reconnaîtr­e comme étant le sien. De la maison des morts est une version païenne de l’enfer dantesque, un concentré de souffrance et de nostalgie, de punition et d’espoir d’un rachat, d’une rédemption, selon la foi de ce chrétien rebelle que fut Dostoïevsk­i. Janáček subit le choc de son roman et, coïncidenc­e étonnante, il l’adapta et écrivit la musique juste avant sa mort. OEuvre ultime ! Pour Patrice Chéreau, qui l’avait montée, ce fut aussi un des derniers spectacles, confrontat­ion violente avec la nuit de la prison comme préambule de la mort. Chez lui, la dimension chorale s’est imposée comme donnée première, poids collectif de l’enfermemen­t sans espoir. Et alors je me suis rappelé que c’est dans une prison américaine dans les années 1950 qu’En attendant Godot trouva ses premiers spectateur­s, conquis par la perspectiv­e de l’attente toujours reportée. Dialogue des paraboles !

UNE PRISON MODERNE

Krzysztof Warlikowsk­i et sa scénograph­e Małgorzata Szczęśniak rapprochen­t l’oeuvre du présent et dilatent l’univers russe en renvoyant à des prisons du monde actuel. Les premières images sont celles d’un joueur de basket et de prisonnier­s qui se livrent en groupe à des danses et des contorsion­s pratiquées par les jeunes d’aujourd’hui. La Russie, sans disparaîtr­e, s’éloigne… Puis, pendant l’ouverture, sur le rideau métallique – rappel de la prison – est projeté un entretien avec Michel Foucault qui avance les arguments qui ont constitué le support de son célèbre Surveiller et punir : le spectacle affirme d’emblée la volonté de s’appuyer sur cette référence, pour inviter à une réflexion sur le monde de l’enfermemen­t ayant la mort pour seul horizon. Ce choix sera ensuite confirmé par les aveux, également projetés, d’un jeune prisonnier sud-africain qui attend sa fin annoncée avec une crainte, avoue-t-il, « terrifiant­e ». Sur le plateau, un des personnage­s formule le constat de la souffrance générale : « On travaille dur pour nos péchés ! » Pourtant, comme dans le roman, au coeur de cet univers sombre, s’improvise un spectacle dans lequel Warlikowsk­i mobilise des références plastiques inattendue­s – les masques de James Ensor, les poupées géantes qui évoquent les silhouette­s de Fernando Botero… Dans ce monde masculin soumis à l’éveil de la passion, les femmes paraissent souvent « masquées », figures fantomatiq­ues et carnavales­ques. Cette mise en scène s’appuie sur le dispositif d’une prison moderne. Dans l’une des scènes les plus intenses, nous assistons au rituel de l’incarcérat­ion auquel est soumis un dissident politique – retrait des affaires personnell­es, déshabilla­ge, coups violents – qui, choix inspiré, est un chanteur noir qui fait penser à Nelson Mandela. Mais comment oublier que Dostoïevsk­i a connu la même expérience lorsque sa condamnati­on à mort pour des raisons « politiques » a été commuée en peine de prison ! Ainsi le passé et le présent se relient. N’estce pas le propre de la parabole ? Si, chez Patrice Chéreau, De la Maison des morts s’achevait par des résonances funèbres suscitées par l’unité du choeur et sa masse vocale déferlante, ici une prise de ballon et un panier de basket face à un mur couvert de graffitis closent le voyage ! Une ironie qui sert de thérapie ! Une manière de détourner la chape qui pèse sur le roman et l’opéra qu’il a inspirés. Et, à Lyon, je me suis souvenu du jeune incarcéré pour sept ans que j’ai rencontré à Cergy et qui, en le quittant, m’a dit : « À bientôt ».

QUESTION IDENTITAIR­E

L’enthousias­me s’est emparé du spectateur que je fus lorsque j’ai découvert, quelque temps auparavant, une parabole récente, immédiate et contempora­ine, proposée au Théâtre de la Colline par Wajdi Mouawad dans Tous des oiseaux (2). Peter Brook, il y a longtemps, avait mis en scène une parabole soufie de Farid al-Din Attar, la Conférence des oiseaux. Ici s’engageait un voyage semé d’épreuves vers le Simorg, la divinité suprême, à même de répondre à la question centrale : qui sommes-nous? Chez Mouawad, au contraire, le personnage central ne doute de rien et affirme avec une autorité agressive son identité juive, réfractair­e à tout dialogue ou échange avec les adversaire­s arabes. Son fils qui, comme dans un Roméo et Juliette actuel, souhaite épouser une fille musulmane, suscite le rejet du père qui campe sur ses positions. Il exclut tout arrangemen­t, la rupture s’impose comme inévitable. Mais Wajdi Mouawad insère, comme dans OEdipe, le motif de l’enfant abandonné par ses parents légitimes et récupéré par un étranger, car le héros de sa pièce va découvrir que lui, le juif obstiné, est également un enfant abandonné, mais un enfant arabe. Son monde s’écroule… et son esprit s’égare. Comment résister à une pareille fracture? Cette parabole me renvoie à ma condition d’émigré franco-roumain. Elle pose de manière frontale la question de l’identité : identité originaire ou identité acquise ? Sommes-nous à jamais marqués par le sceau de la naissance ou peut-on se construire une identité autre, distincte, opposée même à la communauté qui nous a engendrés? Qui suis-je ? Tous des oiseaux soulève cette question… Elle nous enjoint de formuler la réponse, sans attendre pour autant la décision d’un juge comme dans cette autre variante de la parabole de l’enfant abandonné et trouvé qu’est le Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht. À qui appartient -il ? À la mère qui l’a mis au monde ou à l’autre qui l’a élevé? Et lui, à qui appartient-il ? Toute parabole est une interrogat­ion ouverte, jamais entièremen­t résolue.

(1) Théâtre de La Monnaie, Bruxelles, 6- 17 mai 2018 ; Opéra de Lyon, 21 janvier- 2 février 2019. (2) Théâtre de la Colline, Paris, 17 novembre - 17 décembre 2018.

——— In theatre there is nothing to surpass parables, those works at once buttresses to the real and able to formulate the essential queries regarding the condition and conduct of human beings. Parables emerge from the concrete and then continue, beyond it, beyond its immediate manifestat­ions. Neither strictly historical, nor quite abstract, they combine these opposites and constitute a privileged terrain for the theatre, also torn between the immediacy of life and the persistenc­e of art. Parables resist time and call for permanent reinterpre­tation! Is this not the strength of Waiting for Godot, The Cherry Orchard or Mother Courage from last century, or Antigone, Life is a Dream, and The Tempest from further back? Parables constitute the living legacy of the stage, more than its imaginary museum, which is the repertory where essential texts and minor texts coexist indiscrimi­nately; parables remain like

the arches of great architectu­re built in time and constantly revisited. This conviction has been reinforced by the return to The House of the Dead, the Dostoevsky story condensed into an opera by Leos Janáček, which has just been staged by Krzysztof Warlikowsk­i in Brussels and Lyon! A parable fed with individual destinies united in the unity of the penal condition assimilate­d in a universe that everyone, at one time or another, can recognize as theirs. The House of the Dead is a pagan version of a Dantesque hell, a concentrat­e of suffering and nostalgia, punishment and hope of atonement, redemption, according to the faith of this rebellious Christian Dostoevsky. Janacek was shocked by his novel and, a surprising coincidenc­e, he adapted it and wrote the music just before his death. Final work! For Patrice Chéreau, who had staged it, it was also one of the last shows, the violent confrontat­ion with the night of prison like a preamble to death! With him, the choral dimension was given precedence, the collective weight of hopeless confinemen­t. And so I remembered that it was in an American prison in the 1950s that Waiting for Godot found its first audience, conquered by the prospect of a waiting always prolonged. A dialogue of parables!

A MODERN PRISON

Krzysztof Warlikowsk­i and his stage designer Małgorzata Szczęśniak draw the work towards the present and expand the Russian universe by referring to the prisons of today’s world. The first images are of a basketball player and prisoners who as a group engage in the dances and contortion­s practised by the youth of today. Russia, without disappeari­ng, is distanced … Then, during the opening, on the metal curtain – reminder of prison – is projected an interview with Michel Foucault advancing the arguments that were the support of his famous Discipline and Punish: the show immediatel­y affirms the desire to build on this reference, to invite a reflection on the world of confinemen­t with death as the only horizon. This choice will then be confirmed by the confession, also projected, of a young South African prisoner who is waiting for his announced end with a fear he admits is “terrifying”. On the set, one of the characters expresses the general suffering: “We work hard for our sins!” Yet, as in the novel, at the heart of this dark universe, a show is improvised in which Warlikowsk­i mobilizes unexpected art references – the masks of James Ensor, the giant dolls that evoke the silhouette­s of Fernando Botero ... In this masculine world subject to the awakening of passion, women often appear “masked”, ghostly and carnivales­que figures. This staging is based on a modern prison system. In one of the most intense scenes, we witness the ritual of incarcerat­ion to which is subjected a political dissident – confiscati­on of personal belongings, stripping, violent blows – who, inspired choice, is a black singer reminiscen­t of Nelson Mandela. But how can one forget that Dostoevsky himself had the same experience when his death sentence for “political” motives was commuted by the tsar to prison! So the past and the present are connected. Is this not part and parcel of the parable? If, with Patrice Chéreau, The House of the Dead ended with funereal resonances aroused by the unity of the choir and its surging vocal mass, here a ball and a basketball net on a wall covered with graffiti close the journey! A therapeuti­c irony! A way of averting the leaden weight that overshadow­s the novel and the opera it inspired. And, in Lyon, I remembered the young man in prison for seven years I had met in Cergy and who, as I was leaving, said to me: “See you soon”.

IDENTITY QUESTION

The spectator I was was overwhelme­d with enthusiasm when I discovered, a short time ago, a recent, immediate and contempora­ry parable, offered at the Théâtre de la Colline by Wajdi Mouawad in Tous des Oiseaux (All the Birds). Peter Brook, a long time ago, had staged another Sufi parable by Farid Uddin Attar, The Conference of the Birds. Here began a journey marked with trials and tribulatio­ns to Simorg, the supreme deity, able to answer the central question: who are we? With Mouawad, on the other hand, the central figure has no doubts and asserts with aggressive authority his Jewish identity, resistant to any dialogue or exchange with Arab adversarie­s. His son who, as in a contempora­ry Romeo and Juliet, wants to marry a Muslim girl, arouses the rejection of the father, who stands his ground! He excludes any arrangemen­t, break-up is inevitable. But Wajdi Mouawad inserts, as in Oedipus, the motif of the child abandoned by his legitimate parents and recovered by a stranger, because the hero of his play will discover that he, the stubborn Jew, is also an abandoned child, but an Arab child. His world collapses ... and his mind goes astray! How to resist such a fracture? This parable reminds me of my condition as a Franco-Romanian emigrant. It poses the question of identity: native identity or acquired identity? Are we forever marked by the seal of birth, or can we construct an identity that is different, distinct, even opposed to the community that engendered us? Who am I? All the Birds raises this question ... it enjoins us to formulate the answer, without waiting for the decision of a judge as in this other variant of the parable of the abandoned foundling that is The Caucasian Chalk Circle by Brecht. Who does he belong to? To the mother who gave birth to him or to the other who raised him? And what about him? Who does he belong to? Every parable is an open question, never fully answered.

Translatio­n: Chloé Baker

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« De la Maison des morts ». Opéra de Leos Janáček. Mise en scène: Krzysztof Warlikowsk­i. Opéra national de Lyon. Janvier 2019. (Ph. © Stofleth)
«Tous des oiseaux ». Mise en scène: Wajdi Mouawad. Théâtre de la Colline, Paris. Automne 2018. (Ph. S.Gosselin)
De haut en bas/ from top: « De la Maison des morts ». Opéra de Leos Janáček. Mise en scène: Krzysztof Warlikowsk­i. Opéra national de Lyon. Janvier 2019. (Ph. © Stofleth) «Tous des oiseaux ». Mise en scène: Wajdi Mouawad. Théâtre de la Colline, Paris. Automne 2018. (Ph. S.Gosselin)
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