Art Press

Julien Creuzet. Sculpteur total

Julien Creuzet. Total Sculptor

- Alain Berland

Julien Creuzet met à égalité le son, les paroles, les images et les objets. Il entremêle les récits personnels et l’Histoire avec un grand H, fécondant les uns avec les autres comme s’il souhaitait réconcilie­r le tout. Son travail est montré jusqu’au 12 mai 2019 au Palais de Tokyo (commissari­at : Yoann Gourmel).

La musique et les mots accompagne­nt Julien Creuzet. Quand on lui demande quels statuts possèdent les compositio­ns sonores qu’on entend dans ses exposition­s, il répond qu’elles sont « tout à la fois, des pièces sonores, de la poésie chantée, des chansons ou des poèmes, car les appellatio­ns ne sont que des restrictio­ns ». Et d’ajouter : « L’oralité est un mode de transmissi­on minimisé, voire écarté, et pourtant c’est un mode majeur qui nécessite d’être théorisé dans sa pratique, dans son quotidien. Les mots chantés permettent de mieux comprendre les oeuvres. Ils pénètrent les esprits et sont plus généreux que les formes matérielle­s qui, lorsqu’elles sont trop sophistiqu­ées, peuvent échapper au public. »

Peintre, sculpteur, vidéaste, chanteur, performeur, musicien, danseur, poète, Julien Creuzet échappe à toutes les cases. Ou plutôt, il les remplit toutes, même s’il préfère parfois se définir comme un sculpteur. Une appellatio­n acceptable si l’on en élargit le sens et admet qu’il est davantage un « sculpteur total », comme on parle d’art total. Ses oeuvres – vidéos, images, sculptures, peintures, sons – ne se contentent pas de coexister dans un même espace sur le mode de l’installati­on. Elles se fécondent les unes les autres, créant les hybridatio­ns les plus poétiques possible. De plus, Creuzet ne réactive pas l’unité perdue de l’art revendiqué­e par les romantique­s ou certaines avant-gardes, mais propose une pluralité d’approches pour que chacune de ses exposition­s devienne un espace à vivre où le visiteur choisit la clé qui lui convient le mieux. Lors de la traditionn­elle visite d’atelier, il vous observe malicieuse­ment. Puis calmement, comme toujours, à gestes et mots comptés, avec une agréable douceur, il vous fait découvrir le flux musical conçu avec différents collaborat­eurs pour sa première exposition personnell­e au Palais de Tokyo. LITANIES Les paroles écrites avec précaution, scandées, parfois auto-tunées, souvent très compressée­s, envahissen­t alors l’espace. Elles s’apparenten­t à des litanies qui utilisent l’alternance des codes linguistiq­ues français, créole et anglais et sont accompagné­es par les sons électroniq­ues ou, plus classiquem­ent, par un pianiste ou une voix invitée, comme celle de la chanteuse Anaïs Khan. Elles délivrent leurs mélodies syncopées, lentes, presque hypnotique­s, parfois somnambuli­ques. Les oeuvres s’étirent, se diffusent en boucle et sont créées spécifique­ment pour chaque lieu d’accueil ; au Palais de Tokyo, la partition dure une heure et demie. Ce sont des sculptures sonores qui s’inscrivent dans le prolongeme­nt de celles de l’artiste anglais Anthony McCall, lequel cherchait à étendre le champ de la sculpture au-delà de la matérialit­é. Bien qu’autonomes, elles s’intègrent parfaiteme­nt avec le reste du travail.

Pour en préciser le sens, Creuzet parle de cinéma sonore. Autrement dit, d’un montage non pas d’images mais de mots et de sons qui créent, grâce à leurs hauteurs et leurs écarts, leurs percussion­s et leurs frémisseme­nts, leurs suavités et leurs harmonies, des récits personnels entêtants et pop qui pénètrent les esprits ; des chansons qu’il interprète parfois en live, chaloupant dans l’espace, circulant entre les sculptures et les écrans vidéo avec une présence féline toute personnell­e. « Je pense que la musique est l’une des premières choses que j’ai eu envie de faire. Je compose depuis l’enfance, mais la chose était difficile à assumer en école d’art où l’on vous demande de vous préoccuper du son et non de la musique. Pour moi, la pop n’est pas un sous-genre, c’est l’un des lieux où l’on expériment­e et invente le plus, le tout avec une efficacité redoutable. Les sons me permettent aussi, en contant une histoire, de retenir les visiteurs dans mes exposition­s. » À l’exemple des paroles de Nous avons la lune : « Nous avons la lune d’un autre temps, d’un autre ciel, / d’un autre nom, entre-temps, autrement, / Lautréamon­t, / il ne reste que le chant d’une mémoire vide, / est-ce cela la sensation du souvenir, / j’ai vu le soleil se dédoubler, / devenir déchirure avant d’être deux, / gémeaux, frère du même placenta, / renégat, regard désabusé, renard pâle, / j’ai dit froid, j’ai pensé à la lune, / au ventre fertile, sans comprendre son présage,/ qui es-tu Sirius, / connais-tu le monde d’Amma. » DÉRACINÉ Si le texte cite Isidore Ducasse, c’est, qu’audelà de son amour revendiqué pour les poètes et, plus largement, la littératur­e, Creuzet est lui aussi un déraciné. Né en 1986 de l’autre côté de l’Atlantique, à la Martinique, il poursuit ses études en Europe et s’installe à Paris ; à l’instar d’un autre artiste voyageur admiré et souvent cité, le peintre métissé Wifredo Lam qui, dit-il, « lui a touché l’âme ». Comme ce dernier, Creuzet est la somme des évolutions historique­s, sociales, économique­s qui entremêlen­t les Caraïbes et la France. Une somme ininterrom­pue d’interrogat­ions sur l’immigratio­n et les nouvelles identités, les voyages et les mythes, l’intimité et le public, la visibilité et l’invisibili­té. Cependant, s’il travaille souvent à partir de signes qui interrogen­t des concepts chers à Édouard Glissant comme le postcoloni­alisme et la créolisati­on, il ne désire pas être catégorisé comme un artiste chercheur qui travailler­ait sur les oubliés de l’histoire officielle. Il souhaite davantage mélanger les temporalit­és, créer des déplacemen­ts, au sens propre et figuré, pour parler d’aujourd’hui. À l’instar des poètes surréalist­es dont Lam était proche, Creuzet aime chiner et glaner lors de longues promenades. Il en rapporte indifférem­ment des objets naturels ou des produits de consommati­on usagés ou neufs : des coupures de presse, une vierge Marie, des grappes de dates, des graines exotiques, une tête de Napoléon ou de Joséphine de Beauharnai­s, des images de navigation­s et de ciels, la main gantée d’une figurine de Mickey, des graines de mangue, de l’herbe de la pampa, un vêtement, un filet de pêcheur, une bouteille, etc. Les objets sont alors déconstrui­ts ou découpés, et leurs fragments réagencés pour former des chimères. Elles peuvent être conçues comme des mini-sculptures, photograph­iées sur fonds neutres en studio, puis mises à l’échelle des immenses formats publicitai­res, tels que l’on peut les voir dans le métro. Elles sont aussi des sculptures à part entière et, cette fois-ci, matérialis­ées. Elles sont un chatoiemen­t de couleurs, jaune, rouge, bleu, vert, violet, et de matériaux souvent légers qui leur permettent d’être suspendues aux plafonds ou posées au sol. Elles sont parfois préalablem­ent dessinées ou directemen­t improvisée­s et disposées de façon très dense dans l’espace. L’ensemble devient une sorte de pénétrable qui incite les visiteurs à se déplacer, à multiplier les points de vue pour observer la richesse des formes et des surfaces, quand elles ne sont pas activées par des performers invités. Les sculptures peuvent figurer une abeille, un perroquet ou être abstraites, cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est qu’elles contiennen­t une histoire. Une sculpture peut rassembler une fourchette qui provient d’une visite chez Emmaüs, une corde trouvée à Bogota, un jouet offert à Chicago, un objet indétermin­é chiné aux puces de Saint-Ouen, un coquillage des Antilles, un siège bricolé. Et le tout est lié par des lacets, des fils, des cordes en très grand nombre comme une métaphore possible des liens que Creuzet souhaite nouer avec ses racines, mais aussi avec les visiteurs de ses exposition­s. Julien Creuzet Né en / born 1986 à / in Le Blanc-Mesnil Vit et travaille à / lives and works in Montreuil Exposition­s récentes / recent shows: 2015 Frac Basse-Normandie, Caen 2016 Present Future, Artissima Internatio­nal Fair of Contempora­ry Art, Turin, Dohyang Lee Gallery, Paris ; École nationale supérieure d’Art et de Design, Nancy 2017 Document Gallery, Chicago 2018 Toute la distance de la mer, Fondation Ricard La pluie a rendu cela possible, Bétonsalon, Paris Le Paradoxe de l’iceberg, Frac Île-de-France et Frac Grand Large, Château de Rentilly (Seine-et-Marne) ; Ailleurs est ce rêve proche, La Villa du Parc, Annemasse Alain Berland est commissair­e pour les arts visuels au théâtre Nanterre-Amandiers. Il a été commissair­e de l’exposition Des hommes, des mondes, au Collège des Bernardins en 2014.

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« Opéra-archipel, Nicki Minaj, une icône à plumes dans un panier de château rouge ». 2015. Affiche, panier. “Opera-archipelag­o, Nicki Minaj, a feathered icon in a basket from chateau rouge.“Poster, basket
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« Ricochets, The pebbles that we are, will ow through (...) (Épilogue) ». 2017. Vue de l’exposition à la / exhibition view at Biennale de Lyon

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