La fabrique du Bal
The Bal Enterprise
interview de Diane Dufour par Étienne Hatt
Ouvert en 2010 dans le nord de Paris, le Bal s’est imposé par la singularité de ses expositions. Mais son action se veut aussi moins visible. Diane Dufour, fondatrice et co-directrice du lieu, en précise ici les ambitions et les méthodes. Dans le numéro de mai, ce sera au tour de Nathalie Giraudeau de parler du Centre photographique d’Île-de-France de Pontault-Combault dont elle assure la direction.
Peut-on créer un lieu comme le Bal sans une vision ? En 2010, l’élan fondateur est d’inscrire le Bal dans le spectre très large du document visuel, du « presque documentaire » de Jeff Wall au « style documentaire » de Walker Evans ou à « l’anthropologie visuelle » de Gilles Peress. Il s’agissait de mettre en valeur des oeuvres formellement novatrices qui, au même moment, auscultent le monde dans lequel nous vivons: une ambition de laboratoire esthétique et politique. Elle le demeure, avec une attention encore plus prégnante aujourd’hui accordée aux formes expérimentales. Comment se situe l’oeuvre d’Alex Majoli, exposée jusqu’au 28 avril, au regard du document? Il est membre de Magnum mais théâtralise le réel et artificialise l’image. Sa pratique depuis dix ans est ancrée dans une adolescence marquée par le théâtre d’avantgarde italien et des grands textes comme Six
personnages en quête d’auteur de Pirandello. Majoli opère en installant sur la scène d’événements (Sangatte, Aube Dorée, la crise à Athènes…) ou de non-événements, au vu et au su des sujets photographiés, de puissants flashs qui plongent la scène dans la pénombre d’une nuit américaine. Son mode opératoire remet en cause l’idée que pour prétendre à « l’authenticité », un photographe doit être présent au monde sans interaction avec son sujet. La photographie est toujours, à des degrés divers, une illusion, un artifice, et Majoli prend Shakespeare au mot : « Le monde est une scène. » C’est une approche qui induit sa propre quête de vérité et son propre rapport à l’illusionnisme. Comment analysez-vous ce besoin de photographes venant du reportage de créer des formes nouvelles ? Bertolt Brecht disait : « Notre idée du réalisme doit être large et politique, et souveraine à l’égard des conventions. » Les formes du réalisme s’adaptent sans cesse, mutent. Si la réalité ne peut se saisir dans toute sa grandeur ou sa détresse, dans toute sa polyphonie, alors représenter induit nécessairement un doute, un bégaiement, un leurre. Inventer des formes nouvelles qui montrent à la fois la complexité du monde et des partis pris de représentation, c’est la vocation des grands photographes. Le Bal montre des figures méconnues. Estce important de remettre en cause les canons de l’histoire de la photographie? Les expositions du Bal suivent trois lignes : la jeune création, les « oubliés de l’histoire » et les grandes expositions thématiques. Tous les oubliés de l’histoire n’en sont pas. Parmi eux figurent des auteurs reconnus internationalement mais peu montrés en France au moment où le Bal les a exposés: Mark Lewis, Takuma Nakahira ou Lewis Baltz. Et puis il y a les vrais oubliés, comme Mark Cohen, Bas Jan Ader ou Dave Heath. Dans tous les cas, je réalise une incision dans une oeuvre en choisissant un angle, une période ou un thème. L’approche rétrospective ne me convient pas car elle contraint par son ambition d’exhaustivité. Par ailleurs, tous les musées égrènent des rétrospectives. Le Bal n’est pas un musée, mais un lieu qui cherche à établir un récit, au sens de la rencontre inédite d’une forme et d’une expérience du monde. Beaucoup des photographes exposés sont européens ou américains. Est-il difficile de sortir d’une lecture occidentale de la photographie? Provoke en 2016, la plus grande exposition du Bal (et un livre de mille pages), a révélé la photographie et la performance au Japon dans les années 1960. De manière générale, je suis réticente à l’imposition de critères exogènes (la nationalité, le genre, l’âge des créateurs) sur la programmation qui me semblent aller dans le sens d’un étiquetage du monde plus simplificateur que visionnaire ou militant. Les expositions du Bal sont très liées à des découvertes, des questionnements, des rencontres, donc inévitablement aléatoires et éminemment subjectives. J’avais été surpris par l’exposition de Noémie Goudal. Elle pratique une photographie très construite qui instaure une distance avec le réel en jouant sur l’illusion du vrai et du faux. C’était le cas déjà dans l’exposition inaugurale du Bal, Anonymes, avec Jeff Wall ou Sharon Lockhart et Standish Lawder. Sigmar Polke, Barbara Probst, Wang Bing seront bientôt montrés au Bal. Aujourd’hui, le Bal n’est plus seulement associé à l’idée vaste et polymorphe du document ou du post-document mais à celle de l’invention d’une forme pour dire le monde, ce qui me paraît moins restrictif et embrasse tous types d’expérimentation, de formats. La question du document était prépondérante dans les années 1990-2000. Elle semble passée au second plan aujourd’hui où
les artistes se tournent vers des pratiques plus expérimentales. L’élargissement de la vision du Bal est-il une manière de suivre l’évolution des pratiques? Les pratiques les plus pertinentes ont toujours été expérimentales en leur temps. Je dirais que les limites de la représentation ont atteint aujourd’hui un point culminant et poussent les créateurs à trouver des alternatives. Il s’agit de donner une forme à un monde insensé et que cette forme devienne un monde en soi qui a du sens. Il y a sans doute une généralisation du doute, et l’autopsie du doute passe par la question du médium et celle du spectateur. L’autopsie du doute? Le Bal est un lieu de réflexion sur l’image contemporaine. « Peuton encore représenter le monde à partir de sa surface? » est une question légitime. Tant de choses gouvernent le monde, comme les flux financiers ou la manipulation des données, sans pouvoir être captées en image. Se pose aussi la question de l’autoreprésentation du monde telle qu’énoncée par Marc Augé: « Comment représenter un monde qui se définit par la représentation, qui ne cesse de s’enregistrer s’enregistrant ? » Et que dire de l’omniprésence du « citizen visual journalism » depuis le 11 Septembre, la place Tahrir et la guerre en Syrie ? La sensation de l’absurdité d’un monde enseveli sous les images qu’il produit et qui ne parvient plus à rattacher l’image à un régime de vérité et encore moins à s’indigner de ce qu’il voit traverse beaucoup des travaux d’artistes exposés au Bal, de Walid Raad à Eyal Weizman en passant par Antoine d’Agata. Une des oeuvres qui m’a beaucoup marquée est le film Elephant réalisé par Alan Clarke pour la BBC en 1989. C’est une litanie de meurtres qui apparaissent dénués de sens, expression magistrale de l’absurdité du conflit en Irlande du Nord. Poussé à l’extrême, l’absurde vire au grotesque. EXPOSER LE LIVRE Quelles évolutions avez-vous notées dans la manière d’exposer la photographie? Je remarque plus de transversalité, d’intelligence du parcours et de l’objet présenté. Cela fait passer les oeuvres d’un régime d’exposition à un régime d’installation qui imprime une autre dimension à leur réception. Je pense, entre autres, à l’exposition de Dirk Braeckman à la dernière Biennale de Venise. Une des singularités du Bal est d’avoir mis d’emblée sur un même plan les tirages, les films ou vidéos et les livres. À la différence de l’image animée, le livre est difficile à montrer. Il est souvent réduit au document ou à l’archive. Le Bal a-t-il réussi à lui donner un autre statut? Je l’espère. Dans Dust, histoires de poussière d’après Man Ray et Marcel Duchamp, en 2015-16 avec David Campany, se trouvaient deux livres de Gerhard Richter et Ed Ruscha, dans leur intégralité, posé à plat, comme une carte, ou au mur. Avec l’exposition Again and Again de Stéphane Duroy, en 2017, on a voulu montrer la « tentative d’épuisement » d’un livre : l’ajout de couches successives, collages, coupures de presse, photographies anonymes, peintures, ratures et déchirures venaient nourrir et malmener des dizaines d’exemplaires de son livre Unknown. Comment fait-on pour bien montrer un livre? En 2012, Foto/Grafica, une histoire des livres de photographie latino-américains a été un formidable laboratoire. Avec la scénographe Jasmin Oezcebi, nous avons exploré toutes les manières possibles de montrer un livre dans un espace: on les a désossés, mis en regard de textes, transformés en papier peint, en sculptures, en séquences vidéo, on les a photocopiés… Indépendamment du contenu des livres, qui permettait de raconter l’histoire de la photographie en Amérique du Sud de manière inédite, cette exposition a marqué les visiteurs. Mais j’ai constaté que les expositions à partir de livres ne trouvent qu’un public restreint d’amateurs car elles apparaissent encore élitistes ou contre-intuitives. C’est pourquoi nous avons même rendu le livre manipulable par le visiteur. Sur une idée de notre libraire, Émilie Lauriola, Performing Books est une série d’événements autour de collections de livres que les visiteurs sont invités à performer. Le livre occupe ainsi un rôle prépondérant au Bal : du livre objet, très présent à la librairie qui met l’accent sur l’auto-édition et les éditeurs indépendants, jusqu’à une approche plus théorique lors des cycles de rencontres montés avec l’EHESS ou l’ENS au sein des espaces d’exposition. Ce lien au livre est sans doute l’une des singularités du Bal dans le concert parisien des lieux dédiés à l’image. Quelles seraient les autres ? D’abord, je dirais l’attention extrême portée à la scénographie. Vouloir faire
de grandes choses dans un petit lieu impose, à chaque fois, de réinventer l’espace. Comme pour le livre, le médium de monstration qu’est l’exposition doit être l’objet d’une réflexion qui structure et révèle ce qui est montré. Notre équipe comprend un scénographe remarquable, Cyril Delhomme. Pour l’exposition consacrée à Dave Heath, il a eu l’idée d’évoquer une rue de New York qui faisait écho au flâneur baudelairien qu’était cet immense photographe américain. L’autre singularité du Bal est la Fabrique du regard, plateforme pédagogique qui affirme un profond ancrage territorial politique et social. En 10 ans, nous avons formé 20000 jeunes de l’éducation prioritaire à lire des images et développer un regard critique, donc actif et concerné, sur la société dont ils héritent. Quelles sont les méthodes ? Christine Vidal, co-directrice avec moi, a inventé au fil des ans une pédagogie novatrice. Des ateliers de terrain et une plateforme d’éducation à la citoyenneté par l’image, Ersilia, préfigurant l’éducation de demain, impliquent des centaines d’adolescents, d’artistes et d’enseignants. Le Bal se veut visionnaire et engagé sur un territoire. De manière générale, le Bal est traversé par de multiples talents qui s’assemblent autour d’un projet : une exposition, un livre, un séminaire, un atelier, un programme. C’est une plateforme anti-institutionnelle, indépendante, ouverte à la confrontation, au pas de côté, à l’improbable, au méconnu, à l’impensé. Ce qui compte est de problématiser le monde dans lequel nous vivons, d’en multiplier les éclairages. Le Bal doit être traversé car notre pensée doit être traversée.