Ellsworth Kelly. Fenêtres
Ellsworth Kelly. Windows
En 1949, Ellsworth Kelly vit à Paris. La peinture abstraite domine. Visitant galeries et musées, il remarque que les fenêtres du Palais de Tokyo « l’intéressent plus que les oeuvres qui y sont exposées ». Alors il décide de les dupliquer sur toile. Un nouvel objet visuel, entre figuration et abstraction, voit le jour : Fenêtre, Musée d’art moderne, Paris est exposée au Musée national d’art moderne/ Centre Pompidou, du 27 février au 27 mai 2019.
Il y a quelques années, alors que je visitais une exposition où figuraient plusieurs oeuvres d’Ellsworth Kelly, je fus surpris d’entendre un jeune critique d’art qui m’accompagnait me dire son étonnement de découvrir que la méthode qui consiste à créer un tableau abstrait en dupliquant un objet déjà existant dans le monde extérieur n’était pas apparue avec le Néo-Géo dans les années 1980. Il mentionna notamment Olivier Mosset, ignorant sans doute que celui-ci avait rendu hommage à l’oeuvre avec laquelle Kelly inaugura cette méthode qui ne devait connaître une large postérité et reconnaissance qu’après plusieurs décennies : le relief Fenêtre, Musée d’art moderne, Paris [Window, Museum of Modern Art, Paris], de 1949. Mosset en tira effectivement deux oeuvres en 2006 : une lithographie répliquant la composition originale à l’échelle, mais de dimensions plus petites et strictement en aplats noirs sur papier blanc ( After Kelly, Window Museum of Modern Art), et une intervention sur un mur à droite de l’entrée du Palais de Tokyo consistant simplement en la transcription d’une phrase de l’artiste américain. «Window, Museum of Modern Art, Paris, nov. 1949 ». Huile sur bois et toile ; deux toiles tendues assemblées à la verticale par des baguettes de bois. 128,6 x 49,2 cm. (Coll. Musée national d’art moderne, © Centre Pompidou ; Ph. A. Laurans).
Oil on wood and canvas
(« En octobre 1949, au musée d’art moderne de la Ville de Paris, je remarquai que les fenêtres m’intéressaient plus que les oeuvres exposées dans les salles. ») La phrase de Kelly est empruntée à un texte qu’il rédigea en 1971 pour sa première monographie, où il publia également pour la première fois une photographie de la fenêtre du Palais de Tokyo, prise en 1967, qui explicitait ainsi la source de son oeuvre. Elle a été écrite alors que la Fenêtre de 1949 était loin d’avoir acquis le statut canonique qu’elle possède aujourd’hui, sans doute parce que l’artiste considérait qu’il était nécessaire de faire comprendre à ses critiques quelle pouvait être la nature réelle de son travail, alors que ceux-ci s’efforçaient de le faire entrer dans l’une des catégories alors en usage, de l’abstraction constructive à l’art minimal, auxquelles il échappait pourtant, notamment par sa conception très singulière de l’abstraction. Il lui fallait pour cela remonter à cette année 1949, quand, jeune vétéran de l’armée américaine installé à Paris, il essayait de trouver sa propre voie en multipliant les essais pour se sortir de l’angoisse de l’influence produite par son admiration pour les oeuvres anciennes et récentes des pionniers de l’art moderne, Pablo Picasso et Henri Matisse au premier chef. Le catalogue raisonné des premières années de son oeuvre (rédigé par Yve-Alain Bois et publié en 2015, quelques mois avant la mort de Kelly) montre à quel point le jeune artiste (alors âgé de 25 ans) fait feu de tout bois en cet automne 1949, ce qui fait de la Fenêtre une réussite d’autant plus exemplaire, une véritable invention, dont l’artiste semble avoir tout de suite perçu l’importance, sans pour autant être compris ou repris avant longtemps.
UN SAUT CONCEPTUEL La notion d’invention possède en français deux significations principales qui valent toutes deux dans ce cas. D’une part, Kelly, avec cette oeuvre qu’il exposera d’abord sous le titre Tableau. Objet (au Salon des Réalités nouvelles de 1950) puis Construction – relief en blanc, gris et noir (lors de sa première exposition personnelle, à la galerie Arnaud, en 1951), prenant alors le risque conscient de l’insérer dans la tradition de l’abstraction construite géométrique, propose quelque chose que l’histoire de l’art n’a encore jamais vu : une oeuvre qui duplique exactement, sans aucun ajout, un objet existant dans le monde extérieur. L’intuition qu’une simple duplication, et non pas une représentation ou une « abstraction » (au sens d’une déduction personnelle à partir de la réalité observée), pouvait constituer en soi une oeuvre d’art valide avait certes été préparée par des études ou des oeuvres réalisées dans les mois précédents, y compris sur le thème de la fenêtre, mais celles-ci relevaient toujours de l’interprétation. Fenêtre, Musée d’art moderne, Paris, constitue un saut, à la fois conceptuel et concret, notamment en ce qu’elle met à mal les critères sur lesquels repose la distinction entre abstraction et figuration, à une époque qui en est obsédée. D’autre part, il invente aussi sa Fenêtre comme un archéologue qui découvre un objet et le dégage du contexte où il était situé. Il ne s’agit en aucune façon d’un geste similaire à celui de Marcel Duchamp, dont Kelly ignore par ailleurs tout à l’époque, car il ne déplace pas un objet tout fait dans un nouveau contexte, mais le duplique. Comme la phrase citée par Mosset le montre, même si elle est rétrospective, c’est un intérêt esthétique qui préside aussi bien à la décision de s’intéresser aux fenêtres allongées conçues en 1937 par les architectes des deux ailes du Palais de Tokyo, qu’à la réalisation de l’oeuvre qu’il en tire. Les matériaux qu’il choisit pour cela sont d’ailleurs sans rapport direct avec l’objet qui lui a donné son impulsion, mais dont il n’obéit qu’à la forme et à la structure. Il remplace en effet les panneaux de verre par deux toiles tendues
Ci-dessous, de gauche à droite / below, from left:
«Window II ». 1949. Huile sur lin. 61 x 50,2 cm. (Coll. et © Ellsworth Kelly Foundation, Spencertown Ph. E. Kelly Studio). Oil on linen
«Window I ». 1949. Huile et plâtre sur bois 64,8 x 53,3 x 3,80 cm. (Coll. San Francisco Museum of Modern Art, the Doris and Donald Fisher Collection the Mimi Haas Collection ; Ph. Ellsworth Kelly Studio).
Oil and plaster on wood
sur des châssis rectangulaires correspondant à peu près aux proportions des fenêtres : l’opacité muette de la peinture, blanche en haut, grise en bas, prend la place de la transparence ou du reflet. Quant aux montants et aux traverses d’acier (également appelés châssis dans le langage de l’architecture), ils sont remplacés par des baguettes de bois peintes en noir, qui forment un cadre extérieur continu et une structure tripartite interne. Nul coup de pinceau ne vient déranger cet ordonnancement (à la différence de ce que fera Jasper Johns à partir de 1954, en donnant à ses drapeaux et à ses cartes une forme expressionniste), nulle métaphore ni suggestion de narration (l’objet est sans arrière-plan et sans point de vue), de telle sorte que le relief vaut par sa pure présence, sans référence explicite aux circonstances qui lui ont donné naissance – ni les réalisations d’un autre artiste ou d’un autre artisan, ni la subjectivité de l’auteur. La portée de cette oeuvre de jeunesse est immense, car Kelly reviendra sans cesse à la méthode de création qu’il a alors inventée, sans s’y restreindre jamais, jusque dans ses tout derniers tableaux-reliefs. Son intention n’a jamais été de poursuivre une entreprise systématique de duplication impersonnelle du réel, mais bien de créer des oeuvres qui, nées d’une observation attentive des phénomènes visuels qui se présentaient à lui, réalisées avec la volonté de tenir à distance toute expression explicite de sa subjectivité, pouvaient se présenter comme des objets visuels nouveaux, capables de susciter chez les spectateurs la même concentration visuelle que celle qu’il exerçait au quotidien et de susciter la même jubilation que celle qu’il en éprouvait. Éric de Chassey, historien de l’art, est directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art et professeur à l’École normale supérieure de Lyon. ——— A few years ago, while visiting an exhibition featuring several works by Ellsworth Kelly, I was surprised to hear a young art critic who was with me tell me of his astonishment at discovering that the method of creating an abstract painting by duplicating an object already existing in the outside world had not appeared with the neo-geo movement in the 1980s. He mentioned Olivier Mosset in particular, doubtless unaware that he had paid tribute to the work with which Kelly inaugurated this method, which would only know a large posterity and recognition after several decades: the relief Window, Museum of Mo
dern Art, Paris, of 1949. Mosset would indeed draw two works from this in 2006: a lithograph replicating the original composition to scale, but of smaller dimensions and strictly in solid black on white paper (After Kelly, Window Museum of Modern Art), and an intervention on a wall to the right of the entrance to the Palais de Tokyo consisting simply of the transcription of a phrase by the American artist. (“In October 1949, at the Museum of Modern Art of the City of Paris, I noticed that the windows interested me more than the works exhibited in the rooms.”) Kelly’s words are from a text he wrote in 1971 for his first monograph, where he also published for the first time a photograph of the Palais de Tokyo window, taken in 1947, which explained the source of his work. It was written when the 1949 Window was far from having acquired the canonical status it has today, no doubt because the artist considered it necessary to make his critics understand what the real nature of his work was, while they tried to bring it into one of the categories then in use, from Constructive Abstraction to Minimalism, from which he nevertheless escaped, notably with his very singular conception of abstraction.
AUTUMN 1949
He had to go back to this year 1949, when, a young US army veteran settled in Paris, he tried to find his own way by multiplying experiments to get out of the anxiety at the influence produced by his admiration for the old and recent works of the pioneers of modern art, Pablo Picasso and Henri Matisse first and foremost. The annotated comprehensive catalogue of the first years of his work (written by Yve-Alain Bois and published in 2015, a few months before Kelly’s death) shows how much the young artist (then 25) pulled out all the stops and tried anything and everything that autumn of 1949, which makes the Window all the more exemplary a success, a true invention, the importance of which the artist seems to have immediately perceived, without its
being understood or imitated for a long time. In French the concept of invention has two main meanings, both of which are valid in this case. On the one hand, Kelly, with this work that he first exhibited with the title
Painting. Object (at the Salon des Réalités Nouvelles of 1950) then Construction – Re
lief in White, Gray and Black (at his first solo exhibition, Arnaud gallery, in 1951), then taking the conscious risk of inserting it into the tradition of geometrically constructed abstraction, proposed something that the history of art had never seen before: a work that duplicates exactly, without any addition, an existing object in the outside world. The intuition that a mere duplication, and not a representation or an “abstraction” (in the sense of a personal deduction from observed reality), could in itself constitute a valid work of art had certainly been prepared by studies or works done over previous months, including on the theme of the window, but these still came under interpretation. Window, Museum of Modern Art, Paris, is a leap, both conceptual and concrete, especially in that it undermined the criteria on which rested the distinction between abstraction and figuration, in an era that was obsessed with that. On the other hand, he also invented his Win
dow like an archaeologist who discovers an object and releases it from the context in which it was located. It is in no way a gesture similar to that of Marcel Duchamp, about which Kelly knew nothing at the time, because it does not move a ready-made object into a new context, but duplicates it. As the sentence quoted by Mosset shows, even if it is retrospective, it is an aesthetic interest that governed the decision to take an interest in the elongated windows designed in 1937 by the architects of the two wings of the Palais de Tokyo as much as the realization of the work he drew from it.The materials he chose for this were, moreover, not directly related to the object which gave him his impulse, of which he obeyed only the shape and structure. In fact, he replaced the glass panels with two canvases stretched over rectangular frames corresponding roughly to the proportions of the windows: the muted opacity of the painting, white at the top, grey at the bottom, takes the place of transparency or reflection. As for the steel frames (also called frames, or chassis in the language of architecture), these are replaced by wooden rods, painted black, which form a continuous external frame and an internal tripartite structure. No brushstroke disturbs this order (unlike Jasper Johns, starting in 1954, giving his flags and cards an expressionist form), no metaphor or suggestion of narration (the object is without background or point of view), so that the relief’s worth is conferred by its pure presence, without explicit reference to the circumstances that engendered it – neither the achievements of another artist or craftsman, nor the subjectivity of the author. The scope of this work produced in the artist’s youth is immense, because Kelly would return unceasingly to the method of creation that he invented then, without restricting himself to it, even in his very last relief paintings. His intention was never to pursue a systematic enterprise of impersonal duplication of the real, but rather to create works which, born of an attentive observation of the visual phenomena that presented themselves to him, realized with the will to keep at bay any explicit expression of his subjectivity, could be presented as new visual objects, capable of arousing in spectators the same visual concentration that he exercised on a daily basis, and to arouse the same jubilation that he experienced. Éric de Chassey, art historian, is Director General of l’Institut National d’Histoire de l’Art and professor at the École Normale Supérieure de Lyon.