Brave soldat du « commonism »
The good soldier of “commonism“
« Moi, des Ferdinand, j’en connais deux. Le premier, c’est le commis de chez Pruša, le droguiste, et même qu’une fois, il a bu par erreur toute une bouteille de lotion capillaire. Puis y’a aussi Ferdinand Kokoška, celui qui ramasse les crottes de chien. L’un comme l’autre, on peut pas dire qu’on les regrettera. – Mais, Monsieur, je parle de l’Archiduc François-Ferdinand, celui de Konopiště, le gros, le calotin. » Jaroslav Hašek, les Aventures du brave soldat Švejk, Gallimard, Folio, 2018.
Lard ou cochon, contestataire ou complice, le pop art a longtemps été suspect de complaisance à l’endroit du consumérisme. En 1976 encore, aux États-Unis, Donald B. Kuspit pouvait écrire que le « pop art est réactionnaire (qu’il) célèbre en la fétichisant l’auto-représentation de la société américaine (1) ». Là où les artistes du Nouveau Réalisme ruent dans les brancards, infligent aux objets les derniers outrages, les compriment, les découpent, les carbonisent, les artistes pop se contentent de reproduire à l’identique les images de la publicité, celles de la culture de masse. Quand la Figuration narrative affiche sans ambiguïté ses sympathies d’extrême gauche, les artistes américains affectent une neutralité politique. Il faut à leurs exégètes une loupe experte pour déceler dans le F-111 (1964-65) de James Rosenquist, ou dans les scènes de combat aérien de Roy Lichtenstein, une dénonciation de l’escalade militaire américaine au Vietnam. Personne, mieux qu’Andy Warhol, n’afficha avec autant d’innocence, d’insolence (?), cette apparente neutralité, ne mit en oeuvre une transparence aussi absolue de l’art aux valeurs de la société qui le produit. Une attitude qui lui valut des condamnations sans appel : «Warhol nous fait obéir à notre bêtise et nous y maintient plutôt que de nous en écarter, et
témoigne ainsi d’une forme particulière de fascisme technologique (2). » Pour accorder son art aux valeurs d’une Amérique qui conjugue allégrement productivisme et consumérisme, Warhol transforme son « atelier » en unité de production de masse, la Factory. Avec son nouvel outil, il peut appliquer à ses oeuvres la charte qualitative des chaînes de production industrielles. « Je voulais quelque chose de plus fort qui donne l’impression d’avoir été réalisé sur une chaîne de montage (3) ». L’infaillibilité technique, l’anonymat de la sérigraphie – qui permet à ses assistants de produire, aussi bien qu’il le ferait lui-même, des oeuvres labélisées «Warhol » –, immunisent ses images contre les aléas de la réalisation artisanale. Ni échec, ni « ratage », mais une production standardisée, que son caractère presque illimité rend théoriquement accessible à tous. « Ce qu’il y a de formidable dans ce pays, c’est que l’Amérique a inauguré une tradition où les plus riches consommateurs achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres. On peut regarder la télé et boire du Coca-Cola, et on sait que le président boit du Coca, que Liz Taylor boit du Coca, et, pensez donc, vous aussi, vous pouvez boire du Coca. Un Coca est toujours un Coca, et aucune somme d’argent ne peut vous procurer un meilleur Coca que celui du clochard au coin de la rue (4). » La banalisation technique mise en oeuvre par Warhol se double d’une uniformisation iconographique qui applique un principe d’équivalence généralisé, qui devient la marque de son art comme de sa pensée. L’HOMME UNIDIMENSIONNEL L’année où Warhol inaugure la Factory paraît aux États-Unis l’Homme unidimensionnel, publication d’Herbert Marcuse (5), un transfuge de l’École de Francfort. Déjouant le manichéisme de la Guerre froide, Marcuse renvoie dos à dos l’Est et l’Ouest. Par-delà les clivages idéologiques, il dénonce l’oppression universelle que subit une humanité menacée de devenir totalement standardisée. Son livre démontre comment, des côtes du Pacifique aux confins de l’Oural, se déploie une fantastique opération d’homogénéisation des pensées et des modes de vie. Au matraquage politique de l’Est fait pendant, à l’Ouest, une publicité commerciale en plein essor. L’un comme l’autre visent à produire des comportements programmés et stéréotypés. De fait, le programme de la Factory répond aux normes du productivisme capitaliste, tout en s’accordant aux directives du plus farouche… bolchevisme. Dans un article de 1924 consacré au futurisme (6), Léon Trotsky avait défini les normes et les principes d’un art authentiquement communiste. Après avoir souligné les affinités de caste qui unissaient les classes dirigeantes aux artistes de la bohème, lesquels, précisaitil, ne rêvent « secrètement [que] de quelques boutons […], si possible dorés », le chef de l’Armée rouge dénonçait l’hermétisme, le formalisme de leurs recherches, dans lesquels il ne voyait qu’« arrogance individualiste ». Les injonctions de Trotsky font singulièrement écho aux préconisations d’Emile de Antonio (agent de Jasper Johns et de Robert Rauschenberg présenté comme « marxiste » par David Bourdon) qui invite Warhol à opter, pour ses premières transpositions de BD, à une facture impersonnelle, réaliste, à bannir toute forme d’expressionnisme (7). Lorsque Warhol réalise ses premières oeuvres appliquant ces principes d’anonymat de l’exécution, de banalisation de ses sujets, Ivan Karp, la « tête chercheuse » de la galerie Leo Castelli, qualifie judicieusement ces peintures de commonism (8).
Tout donne à penser que Warhol fait de l’Homme unidimensionnel le « règlement intérieur » de la Factory. Au diagnostic du sociologue constatant avec amertume que « […] l’antagonisme entre la réalité culturelle et la réalité sociale s’affaiblit ; [que] les éléments oppositionnels, étrangers, transcendants, grâce auxquels la culture supérieure constituait une autre dimension de la réalité sont en train de disparaître », Warhol répond qu’il « voudrait […] que tout le monde pense de la même façon. Mais Brecht, d’une certaine façon, voulait y parvenir par le communisme. C’est le gouvernement qui s’en occupe en Russie. Ici, on finit par y arriver sans le secours d’un gouvernement autoritaire. Donc, si ça marche aussi facilement, pourquoi ça ne marcherait pas sans le communisme ? Tout le monde se ressemble et se comporte de la même façon, et ça s’accentue (9) ». Warhol se fait l’acteur du mouvement d’uniformisation des valeurs dénoncé par Marcuse. Sous les raclettes des « ouvriers » de la Factory, il fait naître indifféremment symboles du capitalisme – le signe du dollar – et de la révolution prolétarienne – marteau et faucille. Ce laminage, technique autant qu’idéologique, avale indifféremment Lénine et Rockefeller, Reagan et Mao, le logo de la soupe Campbell et les figures de Vinci, Mickey Mouse et les dragons d’Uccello (10). UN PERSONNAGE AD HOC Pour mener à bien son entreprise lénifiante, aux antipodes de la figure « multidimensionnelle » de l’artiste d’avant-garde, Warhol se doit de se composer un personnage ad hoc. Lorsqu’il apparaît sur la scène artistique newyorkaise, la figure archétypale de l’artiste est encore celle qu’incarne la génération de l’après-guerre – Jackson Pollock, Philip Guston, Franz Kline… –, artistes écorchés vifs, virils et belliqueux. Warhol évoque ces figures issues des clichés de la bohème : « Le monde des expressionnistes abstraits était très macho. Les peintres qui avaient l’habitude de traîner au Cedar Bar, du côté d’University Place, étaient tous des durs, des types virils qui s’empoignaient et disaient des trucs du genre : “Je vais te foutre tes putains de dents en l’air“; ou encore : “Je vais te piquer ta gonzesse“(11). » Loin de ces figures irascibles et agressives, Warhol se compose un personnage diaphane, efféminé, aux certitudes molles, aux convictions de béni-oui-oui. Lorsqu’il s’ouvre au réalisateur Emile de Antonio des difficultés qu’il rencontre à se faire admettre dans l’univers macho de l’avant-garde new yorkaise, la réponse de De Antonio est sans appel : «Tu fais trop tante ! » UNE FRACTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE C’est à l’aune de cette dévirilisation que Warhol réinterprète la légende pollockienne. À la fin des années 1950, Allan Kaprow avait imposé une relecture « chorégraphique » de l’oeuvre de Pollock. Avec Dance Diagram — Tango (1962), Warhol transforme l‘« arène », le cadre de la danse dramatique, existentielle, de l’expressionnisme abstrait (12), en une piste de charleston, de fox-trot pour thé dansant. Un an plus tôt, Warhol avait réalisé une série d’oeuvres (Piss Paintings) qui reproduisait la geste mythiquement « couillue » de l’expressionnisme abstrait. Avec distance, et élégance, ces peintures rendaient un hommage subtil à la miction légendaire dont Pollock avait gratifié la cheminée de Peggy Guggenheim, le soir où il était venu lui livrer le mural que la collectionneuse lui avait commandé. En 1977, avec sa série des Oxydations Paintings, Warhol célèbre l’événement à une échelle monumentale… La rupture que provoque Warhol dans la représentation mythologique de l’artiste a été historiquement interprétée comme le basculement d’une sensibilité cool (celle du pop art, puis du minimalisme) succédant aux éruptions incandescentes de l’expressionnisme abstrait. Une « fracture épistémologique » dans laquelle Marcel Duchamp joue un rôle capital. Présent de façon pratiquement continue à New York depuis 1915, Duchamp traverse les années 1960 dans un quasi-anonymat. Son retour sur la scène de l’art est contemporain de l’émergence de Warhol et du pop art, qui lui empruntent sa passivité, son détachement, son ironie froide. Une sensibilité à laquelle John Cage convertit la nouvelle génération des artistes de New York. Sa « composition » de quatre minutes trentetrois secondes de silence (4‘ 33“) reste l’oeuvre emblématique d’une esthétique par laquelle s’efface le principe démiurgique, consubstantiel à la création d’avant-garde. Avec ce geste d’effacement radical, Cage ouvre la voie à un art qui renonce à révéler, à contester, à exprimer, pour célébrer l’existant, en l’espèce les sons et les bruits dans la genèse desquels le « compositeur » n’a pris aucune part. Duchamp est le seul artiste pour lequel Warhol manifeste une curiosité tenace. Présent à Los Angeles pour son exposition à la Ferus Gallery, il assiste le 8 octobre 1964 au vernissage de la rétrospective de l’oeuvre de Duchamp qu’organise le Pasadena Museum of Art. Deux ans plus tard, il se rend chez Cordier et Ekstrom, à New York, pour y filmer le « peintre défroqué », invité d’honneur d’une exposition de la New York State Chess Association. Duchamp est la seule personnalité à laquelle Warhol ait envisagé de consacrer un film de vingt-quatre heures. Plusieurs
oeuvres rendent compte de cette admiration. Handle with Care-Glass-Thank You (1962) apparaît comme un hommage au Grand Verre, un clin d’oeil à l’accident par lequel il s’est trouvé brisé. La citation duchampienne ne fait plus aucun doute avec les Thirteen Most Wanted Men qu’imagine Warhol pour orner le pavillon des États-Unis de l’Exposition universelle de New York, en 1964. Les portraits des hommes les plus recherchés par les services de police américains transposent directement le Wanted/ 2000 reward, un avis de recherche que Duchamp avait utilisé comme affiche pour sa rétrospective à Pasadena – Wanted : $2,000 Reward (1923). La nouvelle figure de l’artiste, qu’incarne Warhol au début des années 1960, doit peut-être moins à l’histoire qu’à la géographie… Davantage peut-être que par le supposé passage de Picasso à Pollock, c’est de Pollock à Warhol que se joue l’avènement d’un paradigme artistique, mutant du « vieux », au nouveau monde. La génération des peintres de l’École de New York n’a pas seulement hérité des mythologies européennes les figures de Dionysos ou de Pasiphaé, exportées sur le sol américain par les surréalistes en exil. L’artiste prométhéen, ce héros de la mythologie avant-gardiste européenne, s’est réincarné chez les peintres de l’expressionnisme abstrait. Warhol puise résolument à d’autres sources. Sa « passivité » s’inscrit dans l’héritage d’un Henry David Thoreau, auteur de la Désobéissance civile, ouvrage paru en 1849 dans lequel il rappelle son refus de payer l’impôt à un État américain dont il dénonce la politique esclavagiste. Quatre ans après le pamphlet de Thoreau paraît Bartleby, nouvelle d’Herman Melville qui campe la figure d’un subversif radical, qui détruit l’ordre établi par la seule force de son inertie. Ces anti-héros américains sont rejoints par un personnage peut-être apporté de l’Empire austro-hongrois par les parents de Warhol sur le sol d’Amérique. Deux ans avant que la famille Warhol ne s’implante aux États-Unis (en 1914) paraissait à Prague une série de petites nouvelles humoristiques : le Brave Soldat Švejk et autres histoires curieuses (1912). Son auteur, Jaroslav Hašek (18831923), y relate les aventures d’un ingénu voltairien, réformé pour idiotie et faiblesse d’esprit au début de la Première Guerre mondiale, dont la débilité de façade se révélera
être la plus efficace des armes de suspicion massive. Vénérant l’ordre militaire d’une façon totalement imbécile, il en deviendra le dynamiteur. Le brave soldat Švejk en précepteur de Warhol et, au-delà, de l’art américain ? De Cage à Duchamp, devenu par sa paresse militante et sa subversion de sainte-nitouche (celle de son alter ego, cette « tante » de Rrose Sélavy), un vrai « Américain », jusqu’à Jeff Koons, dont la positivité et le sourire inoxydable font un Svejkiste très plausible, l’idée est séduisante. Elle était impensable à un Marcuse nourri des mythes prométhéens de la vieille Europe… (1) Pop art is reactionary : it celebrates, by fetishizing, American society’s self-image in its media… », Donald B. Kuspit,« A Reactionary Realism », in Art Journal, vol. 36, n°1, 1976, p. 33. (2) «Warhol enforces-polices-our moronization, rather than leading us out of it, and thus shows a peculiarly technological kind of fascism », op. cit. p. 38. (3) Andy Warhol et Pat Hackett, Popisme (1980), Flammarion, 2007 (1980), p. 48. (4) Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice-versa, Flammarion, 2007, p. 89. (5) Herbert Marcuse, l’Homme unidimensionnel, Les Éditions de Minuit, 1968. (6) Léon Trotsky, Littérature et Révolution (1924), UGE, 1964. (7) Voir Patrick S. Smith, Andy Warhol’s Art and Films. (Interviews de Gregory Battcock, Irving Blum, David Bourdon, Leo Castelli, Jackie Curtis, Emile de Antonio, Gerard Malanga, Jonas Mekas, James Rosenquist…) (8) cf. Calvin Tomkins, Off the Wall : the Portrait of Robert
Rauschenberg, Picador, 2005, p. 162. (9) Andy Warhol, Entretiens avec Kenneth Goldsmith,
1962-1987, Grasset, p. 91. (10) Donald B. Kuspit, op. cit. p. 33 : « Pop art thus furthers what Adorno calls "the standardization of consciousness" by society. » (11) Andy Warhol et Pat Hackett, Popisme, p. 36. (12) cf. Harold Rosenberg, « Les peintres d’action américains » (1952), in Charles Harrison et Paul Wood, Art en
théorie 1900-1990, Hazan, 1997. (13) Henry David Thoreau, la Désobéissance civile, 1849. Trad. Jacques Mailhos, Gallmeister, 2017.
Didier Ottinger est conservateur du patrimoine.