Warhol, artiste « catho »
Warhol the Catholic
L’annonce, au début de l’année 2018, de la programmation au Vatican d’une exposition Warhol n’a pas été sans surprendre. Andy Warhol artiste « catho » : cette entrée offre matière à s’interroger. Comment le pop art, qui célèbre une culture de l’instant et de la consommation, et dont Warhol est un éminent représentant, peut-il faire bon ménage avec le christianisme romain, qui ne jure que par l’éternité de l’âme, au mépris des nourritures terrestres ? Organisée avec le Andy Warhol Museum de Pittsburgh, ville de Pennsylvanie où a grandi l’artiste, cette manifestation vise à « explorer le caractère spirituel » de l’oeuvre warholien, argue la directrice des Musées du Vatican, Barbara Jatta (1). L’exposition vaticane sera aussi l’occasion de rappeler, sur la foi d’un journal de l’artiste révélé après sa mort (en 1987), que le dernier Andy Warhol, chrétien de confession uniate (église catholique de rite orthodoxe née en Ruthénie, en Europe orientale, d’où est originaire la famille Warhola), ne manquait jamais la messe dominicale de l’église Saint-Vincent-Ferrer, à New York, et fréquentait, à la fin de son existence, le refuge de l’église new-yorkaise du Repos Céleste, ouvert aux sans-abris. Et de ressortir pour l’occasion ce cliché du 4 avril 1980 qui immortalise le peintre des Marilyn échangeant quelques mots place Saint-Pierre à Rome avec le pape Jean-Paul II. DU TRANSITOIRE À L’ÉTERNEL Andy Warhol catholique ? La foi est une affaire privée et Dieu seul, s’il existe, reconnaîtra les siens. Quid cependant, au-delà de la sphère intime comme de l’actualité, de l‘« emport » religieux, sacral, métaphysique, des réalisations plastiques de l’artiste ? Bien des oeuvres de Warhol, en effet, donnent le change, promptes à incliner vers le versant inspiré et la piété. L’art warholien – s’il est une sacralisation du banal, sa « transfiguration » (Arthur Danto) – porte-t-il au-delà de l’objet, ce fétiche et ce marqueur du pop art version Warhol, de la soupe Campbell à la chaise électrique ? Derrière les stars qu’il célèbre par des portraits sérigraphiés et des multiples – de Marilyn Monroe à Joseph Beuys, Liza Minnelli et Mao Zedong –, y trouve-t-on plus que la seule image médiatique démultipliée, celle des gloires d’un temps que la prolifération de l’information et de ses nombreux supports surglorifie ? Il semble bien que oui. Le caractère prolifique de l’oeuvre d’Andy Warhol, son aspect multidirectionnel (de l’expression picturale à la photographie, au cinéma et à la production culturelle) ont pour conséquence première de rendre caduc tout étiquetage hâtif. Warhol, sans nul doute, « parle » de son époque, les Trente Glorieuses, dont il contribue à façonner l’esprit décontracté, ouvert et libertaire. Au-delà d’une pulsion créative chroniquant l’époque et lui donnant son style (le « fugitif », le « transitoire » baudelairiens), il y a aussi chez lui, sans conteste, une tout autre perspective, ouverte sur des valeurs ou des concepts idéalistes (l‘« éternel », l‘« immuable ») : la vanité de l’existence ( 129
Die In Jet !, la série Skulls et Saturday Disaster), le grand enjeu que convoque la mort (les Electric Chair), le temps long qui échappe à l’individu pressé de la fin du 20e siècle (le film Empire, plan fixe de huit heures et cinq minutes sur l’Empire State Building). La christianité proprement dite de l’oeuvre ne peut manquer d’être perçue tant elle s’y dépouille et s’y livre sans fard ni complexe. Qu’on songe aux Triple Elvis, où il est difficile de ne pas décoder le thème trinitaire, aux multiples portraits de saints inspirés de peintres de la Renaissance, aux punching-balls estampillés de la figure du Christ (les Judge), à la fixation ultime d’Andy Warhol sur la Cène, le dernier repas de Jésus et des apôtres, qui occupe l’artiste les deux dernières années de sa vie. Au départ, la commande d’un marchand d’art américano-grec, Alexandre Iolas, qui invite en 1984 Andy Warhol à travailler à partir de la fresque de la Cène, le chef-d’oeuvre de Léonard de Vinci décorant le réfectoire du couvent dominicain de Sainte-Marie-des-Grâces, à Milan. En ont résulté cent déclinaisons de ce thème entre tous sacrés, celui où Jésus, le Dieu fait homme, annonce sa mort prochaine, et la Résurrection, instance clé de la foi chrétienne ( Sixty Last Suppers, 1986 [2]). L’ICÔNE EST MA LOI L’iconophilie d’Andy Warhol, sans limite, surmultipliée par le principe de répétition qui lui est cher, est incontestable autant que le fut avant elle, avec l’art baroque, une même ferveur pour les images. Tout comme le baroque donne substance, à compter du 16e siècle, à la demande du concile de Trente, dressé contre les protestants iconoclastes, de plus d’images saintes, Warhol se présente comme l’armateur de l’imagerie post-sulpicienne à l’heure de la menace de la mort de Dieu. L’époque est, avec le 20e siècle, à la désacralisation, à l‘« homme unidimensionnel » (Herbert Marcuse) réifié par l’ère de la Raison techniciste et consumériste (3). Avançant à contresens de cette négation du sacré, les vaisseaux du maître de la Factory, sous l’espèce d’expositions récurrentes, innombrables et déployées urbi et orbi, débordent d’images pieuses. Dans la nuance cependant, en dépit et en plus de ce côté frontal de la christianité affichée. Car, aux oeuvres de contenu ouvertement catholique, il s’agit d’ajouter celles de la même main warholienne, dont la vocation est de nourrir l’énigme de la vie et de l’être, des créations portées par un propos métaphysique. L’Autoportrait de profil avec ombre de 1981 appartient à ces propositions plastiques qui, certes, évoquent la vanité, dans l’esprit de Qohélet, l’Ecclésiaste, mais, plus encore, l’énigme d’être, le mystère de la vie, l’incertitude du destin. Quant au sommet créatif que représente la série Shadows (1978-79), cent deux sérigraphies consacrées à un jeu d’ombres occupant un pan de mur de l’atelier de l’artiste (4), il traduit une obsession rationnellement incompréhensible : faire entrer l’immatériel dans le tableau et en faire une substance essentielle. Comme est essentiel, quoique rationnellement inconcevable, l’Esprit saint, ce fluide qui aimante ciel et terre, présent et éternité, visibilité et invisibilité, vie et mort. La série des Shadows, qui voit Warhol pister l’indicible de la Révélation (celle de la lumière sûrement, celle de Dieu peut-être), sera diversement rapprochée de Monet (ses Cathédrales, la saisie du Tempus Fugit, le temps qui passe) et de saint Jean Damascène, père de l’Église et grand défenseur des icônes, pour qui toute représentation revêt un caractère sacré, l’image n’étant pas copie ou imitation mais, contre le principe d’artifice, transsubstantiation, passage de l’esprit (de l’Esprit) par la figure (5). BIEN PLUS QUE LE POP L’oeuvre d’Andy Warhol, trop vite annexée au pop art, partage en fait très peu avec celle des pionniers de ce mouvement, les Anglais de l’Independent Group, Edoardo Paolozzi et Richard Hamilton. Raison pour laquelle elle ne s’use guère, en dépit des combats de l’art, des modes et des thèmes à défendre et à illustrer. Sa grande cause, via la libération des images, est aussi d’interroger ce qui nous fait humains, depuis l’absence de foi des stupid consumers jusqu’à cette foi – ou ce désir d’une foi qui nous taraude – en quelque chose de plus grand que nous. Une question abordée par Andy Warhol selon l’angle « inquiet » de la théologie occidentale (6), posée avec obstination par un artiste délibérément iconodoule et marqué par la vraie foi, entre misère et transcendance.
(1) The Art Newspaper, 26 janvier 2018. L’exposition a été reportée à une date indéterminée. La raison en est la priorité donnée à la célébration du 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, aux Musées du Vatican. (2) Présentation au Palazzo Stelline, à Milan, en janvier 1987. Les Last Suppers ont été de nouveau exposés (soixante pièces, sérigraphies et peintures) au Guggenheim Soho, à New York, en 1999. (3) Herbert Marcuse, l’Homme unidimensionnel (1964), Les Éditions de Minuit, 1968. (4) Acheté par la Dia Art Foundation, qui en présente une large section à Beacon, au nord de New York, ce cycle de peintures est extrapolé de deux photographies d’ombres,
« Skull ». 1976. Acrylique et encre sérigraphique sur toile. 183 × 203 cm. (Coll. Larry Gagosian).
Acrylic and silkscreen ink on canvas sérigraphiées par l’artiste en dix-sept couleurs. Les Sha
dows ont été présentées à Paris, au musée d’art moderne de la Ville de Paris, d’octobre 2015 à février 2016. (5) Jean Damascène (ou Jean Mansour, Jean de Damas, 676-749). Théologien chrétien d’origine syriaque écrivant en grec. Il est l’auteur de Trois Traités contre ceux qui décrient les saintes images et l’un des principaux défenseurs de l’iconodoulie (peindre l’icône, c’est entrer en contact avec le divin et l’intégrer à l’image peinte). (6) Par opposition aux religions ou aux morales orientales de la « tranquillité » (bouddhisme, hindouisme, confucianisme, zen). Voir Jean Delumeau, le Péché et la Peur. La culpabilisation en Occident (13e-18e siècle), Fayard, 1983. Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Derniers ouvrages parus: Un art écologique (Le Bord de l’eau, 2018).
Apologie du dragster. L’espace-temps intense, Le Bord de
l’eau, février 2019. When it was announced, in early 2018, that the Vatican was hosting a Warhol exhibition, this came as a great surprise (1). Andy Warhol, a “Catholic” artist: such an event is food for thought. How can Pop Art, which celebrates the culture of instantaneity and consumerism with Warhol as its eminent representative, be compatible with Roman Christianity, which swears by the eternity of souls, in defiance of the fruits of the earth? Organised with Pittsburgh’s Andy Warhol Museum, the artist’s Pennsylvania hometown, this show strives to “explore the spiritual side” of Warhol’s work, according to Barbara Jatta, Vatican Museums director ( The Art Newspaper, January 26th, 2018). The Vatican’s exhibition will also be an op
portunity to remind people that, based on a diary of the artist disclosed after his death (in 1987), the ultimate Andy Warhol, who was a Uniate Christian (an orthodox Eastern-Catholic rite born in Ruthenia, Eastern Europe, where Warhol’s family came from), never missed Sunday mass at the church of Saint Vincent Ferrer’s in NewYork; towards the end of his life, he also often volunteered at the church of Heavenly Rest’s homeless shelter. Needless to say the picture taken on April 4th, 1980, which immortalizes the painter of Marilyns exchanging a few words with His Holiness Pope John Paul II in Saint Peters Square in Rome, resurfaced on this special occasion.
FROM TRANSIENT TO ETERNAL
Andy Warhol, a Catholic. Faith is a personal matter and only God, if He exists, will know His own. But beyond the private sphere and current events, what about the religious, sacral, metaphysical charge of the artist’s work? Indeed, many of Warhol’s pieces pull the wool over our eyes, quick to lean towards divine inspiration and piety. When a sacralisation of the commonplace, when “transfiguring” it (in Arthur Danto’s words), does Warholian art bear, beyond the object itself, the fetish and mark of Warhol’s Pop Art, from Campbell’s Soup to the Electric Chair? Is there more behind these celebrities feted through silkscreen portraits and multiples – from Marilyn Monroe to Joseph Beuys, Liza Minnelli to Mao Zedong – than just a multiplied publicity photo, an image of glory from a time where proliferation of information and its numerous media leads to over-glorification? So it seems. Before anything else, the prolificacy of Andy Warhol’s work, its multidirectional aspect (from pictorial expression to photography, film and cultural production) render obsolete any kind of hasty labelling. Warhol undoubtedly “talked about” his time, the “Glorious Thirty”, whose laid-back, open-minded and libertarian perspective he helped shape. Besides the creative impulse that chronicled the era and lent it its style (its baudelairean “fugacity” and “transience”), he also displayed, unquestionably, a whole other perspective. This perspective looked out on idealistic values or concepts (such as “the eternal”, “the unchangeable”): the vanity of existence (129 Die In Jet!, the Skulls series and Saturday Disaster), the issue of death (the Electric Chairs), the slow passing of time that eluded the busy late-twentieth-century individual (Empire, his eight-hour, five-minute-long stationary shot of the Empire State Building). Baring itself so plainly and openly, the artwork’s Christianity cannot be overlooked. Think of Triple Elvis, whose Trinitarian theme is easy enough to decipher; of the numerous portraits of saints inspired by Renaissance painters; of the punching bags stamped with Christ’s face (the Judges); of Andy Warhol’s final obsession with the Last Supper of Jesus and the apostles, in which he invested the last two years of his life. At first, it was Greek American art dealer Alexandre Iolas who in 1984 commissioned Warhol to base his work on the Last Supper, Leonardo Da Vinci’s masterpiece, which adorns Santa Maria delle Grazie Dominican convent’s refectory in Milan. There followed
one hundred variations on this most sacred theme: Jesus, the God made man, announcing his coming death, and the Resurrection, key event of the Christian faith ( Sixty Last
Suppers, 1986 (2)).
ICONS ARE MY AXIOM
Andy Warhol’s iconophilia, limitless, overmultiplied by the repetition principle he held so dear, is as unquestionable as Baroque art’s similar enthusiasm for images. In the same way that Baroque, as of the 16th century, gave substance to the Council of Trent’s request for more holy images (in opposition to Protestants and their iconoclasm), Warhol appeared to be the freighter of post-Sulpician imagery at a time when God’s death threatened. The 20th century was a time for desacralisation, for the “one-dimensional man” (Herbert Marcuse) reified by the era of technological and consumeristic rationality (3). Going against this negation of the sacred, the Factory master’s ships, deployed urbi et orbi in the form of his innumerable recurrent exhibitions, overflowed with holy pictures – in a nuanced way, however, despite and in addition to the bluntness of the Christianity that was flaunted. For it is necessary to add to these openly Catholicism-suffused pieces the work of that same Warholian hand, which strived to nourish the mystery of life and being, creations supported by metaphysical matters. Warhol’s 1981 Self-Portrait in Profile with
Shadow is one of those pieces which admittedly evoke vanity, in the spirit of Qohelet, the Ecclesiastes, but which moreover evoke the enigma of existence, the mystery of life, the uncertainty of fate. As for the creative summit represented by the Shadows series (1978-1979), one hundred and two canvases of shadows that took up a whole wall of the artist’s studio (4), it betrays this rationally incomprehensible obsession: letting the intangible into the picture and turning it into essential matter. Essential like the (although rationally inconceivable) Holy Spirit, a fluid which brings together heaven and earth, the present and eternity, the visible and the invisible, life and death. The Shadows series, through which Warhol tracked down the inexpressible in the Revelation (of light, surely, of God, perhaps), was compared to Monet (his Cathedrals, his capturing of Tempus Fugit, the time that flies). It was also compared to saint John of Damascus, Church Father and champion of icons, for whom any representation took on a form of sanctity; the image was not a copy or an imitation but a transubstantiation – in opposition to an artifice –, the passing from spirit (or the Spirit) to figure (5).
MUCH MORE THAN POP
Andy Warhol’s work, too hastily appended to Pop Art, actually shares very little with that of the movement’s pioneers, members of the Independent Group Edoardo Paolozzi and Richard Hamilton. Which is why it never really wears out, despite clashes between art, trends and topics in need of being defended and illustrated. Its aim, through the freeing of images, is mainly to question what makes us human, whether the “stupid consumer’s” absence of faith, or our faith (or the longing for faith that gnaws at us) in something greater than us. A question obstinately broached from the “anxious” standpoint of Western theology (6) by an artist who was deliberately iconodulous and affected by real faith, in a work of misery and transcendence. (1) The exhibition was postponed indeterminately: priority being given to the celebrations marking the 500th anniversary of Leonardo Da Vinci’s death, at the Vatican Museums. (2) Presented at the Palazzo Stelline in Milan, in January of 1987.The Last Suppers (sixty pieces, paint and silkscreen ink) were shown again in 1999 at the Guggenheim Museum Soho in New York. (3) Herbert Marcuse, One-Dimensional Man, 1st edition Beacon Press, Boston, 1964). (4) Purchased by the Dia Art Foundation, which presented a large portion of it in Beacon, New York, this cycle of paintings is based on two photographs of shadows, silkscreened by the artist in seventeen colours. The Shadows were displayed in Paris, at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, from October 2015 to February 2016. (5) John of Damascus (aka John Mansour or John Damascene, 676-749). Syrian-born Christian theologian who wrote in Greek. He was the author of three Treatises against the detractors of divine images and one of the biggest defenders of iconodulism (painting an icon meant getting in touch with the divine and integrating it to the painted image). (6) As opposed to the serenity of oriental religions or morals (Buddhism, Hinduism, Confucianism, Zen). See Jean Delumeau, Sin and Fear: The Emergence of the Western Guilt Culture, 13th-18th Centuries (Pal
grave Macmillan, 1990), introduction. Paul Ardenne is a writer and an art historian. Un art écologique (Le Bord de l’eau, 2018), Apologie du Dragster : l’espace-temps intense (Le Bord de l’eau, 2019) are his latest books.