Le néant soi-même
The Nothingness Himself
« Ma sculpture préférée, c’est un mur bien épais avec un trou dedans pour encadrer l’espace de l’autre côté (1) »
« On a souvent cité cette phrase de moi : “J’aime les choses ennuyeuses.“Eh bien, je l’ai dit et je le pensais. Mais ça ne signifie pas que je ne suis pas ennuyé par elles. Évidemment, ce que je considère ennuyeux ne l’est pas nécessairement pour quelqu’un d’autre. […] La plupart des gens aiment regarder la même histoire de base [à la télévision] du moment que les détails changent. Mais c’est le contraire pour moi : si je dois rester là à voir ce que j’ai déjà vu la soirée précédente, je ne veux pas que ce soit essentiellement la même chose, je veux que ce soit exactement la même chose. Parce que plus vous regardez la même chose, plus elle perd sa signification, et plus vous vous sentez bien et vide (2). » Andy Warhol a une prédilection pour le vide, mais ce vide n’a rien de transcendant et de métaphysique, car il s’agit bien pour lui d’une notion éminemment physique. Il a d’ailleurs, à plusieurs reprises, évoqué une nouvelle forme d’art qui consisterait à « aspirer le vide » (à la figure duchampienne du « respirateur », il oppose celle, plus domestique, de l’« aspirateur » [3]). « C’est ainsi que, d’une part je crois aux espaces vides, et d’autre part je fabrique toujours de l’art, je fabrique toujours des saloperies pour que les gens les mettent dans leurs espaces qui, à mon avis, devraient rester vides, c’est-à-dire que j’aide les gens à gâcher
leur espace alors qu’en vérité je voudrais les aider à vider leur espace (4). » Paradoxalement, Warhol fait le vide par saturation et remplissage, à la manière de certains moines orientaux (il est catholique de rite byzantin) qui répètent la même litanie jusqu’à l’épuisement, afin d’accéder à une forme d’oubli de soi, proche de la disparition. DISPARAÎTRE Artiste médiatique, mondain, surexposé, Andy Warhol n’a de cesse de vouloir disparaître, de se fondre dans le décor de sa vie et de ses oeuvres, d’accéder à une forme de transparence, voire d’invisibilité. Au mois de mai 1985, à l’Area nightclub, il apparaît par intermittence à côté de son Invisible Sculpture (un socle vide affublé d’un cartel). Warhol pousse à l’extrême la logique de son voyeurisme exacerbé. Le fait de tout considérer comme un spectacle (y compris l’attentat contre sa propre personne [5]) le protège du bruit et de la fureur du monde. Ce voyeur professionnel n’avait qu’une seule obsession et qu’une seule volupté : laisser le spectacle se dérouler, comme si lui-même n’était pas là. Warhol refuse en effet de donner prise à un univers dont il connaît – et dont lui-même alimente – la superficialité. Ce qui est au coeur de sa démarche (instaurer la copie et la reproduction comme seul statut original possible) se joue aussi pour sa personne physique. Il ira jusqu’à payer un double (Allen Midgette) pour le remplacer officiellement. La prolifération de sosies à son effigie (du fait de ses fans et admirateurs) ne pouvait, à cet égard, que le conforter dans son désir de faire se confondre le modèle avec ses copies. VAMPIRISER Andy Warhol s’est toujours refusé à imposer sa subjectivité, dans ses oeuvres comme dans sa vie. Artiste voyeur, Warhol entretient avec le monde un rapport éminemment passif : il absorbe, aspire et vampirise les êtres, les images et les situations – son surnom à la Factory est Drella (contraction de Dracula et de Cinderella [Cendrillon]). Mais ces absorptions, ces vampirisations ont pour effet d’effacer toujours plus sa présence au monde. Ses oeuvres nous précipitent au coeur d’une transsubstantiation (du monde en image) qui est aussi une transfusion à l’envers (il se vide littéralement dans ses images au point de devenir lui-même pure représentation). Tout se passe comme si la superficialité des images déteignait mimétiquement sur son propre personnage, le vidant de sa propre substance, le rendant toujours plus insaisissable, toujours plus diaphane. « Un critique m’a appelé le Néant Soi-Même – ça n’a certainement pas encouragé mon sens de l’existence. Puis j’ai compris que l’existence elle-même n’est rien et je me suis senti mieux (6). » On voit ce qui distingue le rapport au vide d’Andy Warhol et d’Yves Klein (7). Pas de « cosmos » ni de « profondeur » chez Warhol, mais une volonté de rester à la surface du monde dans une immanence radicale (8). « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, contentez-vous de regarder à la surface de mes peintures et de mes films et de ma personne, c’est là que je suis. Il n’y a rien derrière (9). » Andy Warhol : le Néant Soi-Même; autant dire un pur Signifiant.
(1) Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice-versa (1975), Flammarion, 2007, p. 116. (2) Andy Warhol et Pat Hackett, Popisme [1980], Flammarion, 2007, p. 81. (3) Voir Andy Warhol, Entretiens, 1962-1987, Grasset, 2006, p. 217 : « J’aspire. Ma nouvelle forme d’art est d’aspirer le vide. Ou de laver la vaisselle. » (« I vacuum. My new art form is vacuum cleaning. Or washing dishes. ») Voir Jeff Koons, New Hoover Convertibles Green, Green, Red, New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New Shelton Wet/Dry 5-Gallon, Displaced Tripledecker, 1981-87.
(4) Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice-versa,
op. cit. p. 116. (5) Quand Warhol évoque l’attentat perpétré sur lui par Valerie Solanas en 1968, il déclare : « C’était comme si je regardais un film ou un autre », Andy Warhol, Entretiens,
op. cit., p. 225. (6) Andy Warhol, Ma philosophie de A à B, op. cit. p. 14. (7) Il revient à Yves Klein d’avoir réalisé la première exposition vide de l’histoire de l’art, au mois d’avril 1958 à la galerie Iris Clert, 3 rue des Beaux-Arts à Paris (La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sen
sibilité picturale stabilisée). Pendant deux semaines, Yves le Monochrome n’a rien exposé d’autre que l’espace laissé vide de la galerie dont il a minutieusement repeint les murs en blanc. Cette manifestation a été qualifiée d’« exposition du Vide ». Avec cette exposition, Yves Klein inaugure sa « période pneumatique » qui trouvera son assomption avec son Saut dans le vide en 1960. (8) Cette distinction, Cécile Guilbert l’a formulée avec brio in Warhol Spirit, Grasset, 2008, p. 18-19: « Klein veut passer inaperçu en se montrant et Warhol se montrer en demeurant inaperçu ; le premier rêvait d’ombre en pleine lumière et le second avait envie d’ombre sous la lumière ; l’un disparaissait en apparaissant et l’autre n’apparaissait qu’en disparaissant. (9) Andy Warhol, Entretiens, op. cit. p. 103. Bernard Marcadé est historien de l’art et commissaire d’exposition indépendant. Essayiste, il a notamment publié : Marcel Duchamp, la vie à crédit (Flammarion, 2007). “My favourite piece of sculpture is a solid wall with a hole in it to frame the space on the other side (1)”
——— “I’ve been quoted a lot as saying, ‘I like boring things.’ Well, I said it and I meant it. But that doesn’t mean I’m not bored by them. Of course, what I think is boring must not be the same as what other people think is. […] Apparently, most people love watching the same basic thing [on television], as long as the details are different. But I’m just the opposite: if I’m going to sit and watch the same thing I saw the night before, I don’t want it to be essentially the same – I want it to be exactly the same. Because the more you look at the same exact thing, the more the meaning goes away, and the better and emptier you feel… (2)” Andy Warhol had a soft spot for emptiness; but this emptiness is not transcendental and metaphysical, it is indeed in his eyes an eminently physical notion. In fact, on several occasions, he mentioned a new form of art: “vacuum cleaning”. He confronted Duchamp’s “breather” (respirateur) with the more domestic figure of the “vacuum cleaner” (aspirateur) (3). “So on the one hand I really believe in empty spaces, but on the other hand, because I’m still making some art, I’m still making junk for people to put in their spaces that I believe should be empty: i.e., I’m helping people waste their space, when what I really want to do is help them empty their space (4).” Paradoxically, Warhol created emptiness through filling and saturating, like certain oriental monks (he was a Byzantine Catholic) who recite the same litany to the point of exhaustion in order to reach a kind of self-oblivion, similar to disappearance.
DISAPPEARING Andy Warhol, the media-friendly, overexposed artist and socialite, never stopped wanting to disappear, to fade into the background of his life and work, to attain a kind of transparency, possibly even invisibility. In May of 1985, at the Area nightclub, he appeared now and again next to his Invisible Sculpture (an empty pedestal with a placard). Warhol carried the logic of his intense voyeurism to extremes. Considering everything like a performance (even the attempt on his own life (5)) shielded him from the sound and the fury of the world. This professional voyeur’s only obsession and delight was letting the show go on, as if he weren’t there. Indeed, Warhol refused to expose himself to a world whose superficiality he knew – and nourished. What was at the heart of his process (making copy and reproduction the only possible original form) also related to his physical being. He went so far as to pay an impersonator (Allen Midgette) to officially replace him. In this regard, the proliferation of the artist’s doppelgangers (fans and admirers) could only strengthen his desire to have the original mistaken with the copies. In his work as well as in his life, Andy Warhol always refused to dictate his subjectivity. A voyeuristic artist, Warhol’s relationship to the world was extremely passive: he absorbed, sucked up and subjugated beings, images
and situations – at the Factory, he was nicknamed Drella (a contraction of Dracula and Cinderella). But these absorptions and subjugations tended to erase his presence in the world even more. His pieces project us right to the heart of transubstantiation (of the world into an image), and reverse transfusion (he literally emptied himself out in his work to the point of becoming himself pure representation). As if the superficiality of the images mimetically rubbed off on his own persona, emptying him of his substance, making him more and more elusive, diaphanous. “Some critic called me the Nothingness Himself and that didn’t help my sense of existence any. Then I realized that existence itself is nothing and I felt better (6).” One can tell the difference between Andy Warhol and Yves Klein’s relation to emptiness (7). With Warhol, neither “cosmos” nor “depth” but the will to remain on the surface of the world in radical immanence (8). “If you want to know all about Andy Warhol, just look at the surface of my paintings and films and me, and there I am.There’s nothing behind it (9).” Andy Warhol: the Nothingness Himself; pure Meaning, in short.
(1) Andy Warhol, The Philosophy of Andy Warhol (From A to B & Back Again) (Houghton Mifflin Harcourt, 1977), 144. (2) Andy Warhol and Pat Hackett, POPism: The Warhol
Sixties (Harcourt, 2006), 64. (3) Kenneth Goldsmith, I’ll BeYour Mirror:The Selected Andy Warhol Interviews (Da Capo Press, 2004). See Jeff Koons, New Hoover Convertibles Green, Green, Red, New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New Shelton Wet/Dry 5-Gallon, DisplacedTripledecker (1981-1987). (4) Andy Warhol, The Philosophy of Andy Warhol (From A to B & Back Again) (Houghton Mifflin Harcourt, 1977), 144. (5) When Warhol brought up Valerie Solanas’s attempt on his life in 1968, he said: “It was just as if I was watching another movie”, Kenneth Goldsmith, I’ll Be Your Mirror:The Selected Andy Warhol Interviews (Da Capo Press, 2004). (6) Andy Warhol, The Philosophy of Andy Warhol (From
A to B & Back Again) (Houghton Mifflin Harcourt, 1977). (7) Yves Klein created the first empty exhibition in the history of art, in April of 1958 at the Galerie Iris Clert, 3 rue des Beaux-Arts in Paris: La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée (The Specialization of Sensibility in the Raw Material State into Stabilized Pictorial Sensibility). For two weeks, Monochrome Yves showed nothing but the empty gallery whose walls he carefully painted white. With this installation, labeled “exhibition of the Void”,Yves Klein began his “pneumatic period”, which would culminate in 1960 with his Saut dans le Vide (Leap into the Void). (8) As Cécile Guilbert brilliantly stated in Warhol Spirit (Grasset, 2008), 18-19: “Klein wanted to go unnoticed by being seen and Warhol wanted to be seen by staying unnoticed; the former dreamed of shadows in full light and the latter craved the shadows under the lights; one disappeared by appearing and the other appeared only when disappearing.” (“Klein veut passer inaperçu en se montrant et Warhol se montrer en demeurant inaperçu ; le premier rêvait d’ombre en pleine lumière et le second avait envie d’ombre sous la lumière ; l’un disparaissait en apparaissant et l’autre n’apparaissait qu’en disparaissant.”) (9) Kenneth Goldsmith, I’ll BeYour Mirror:The Selected Andy Warhol Interviews (Da Capo Press, 2004). Bernard Marcadé is an independent art historian, art critic, curator and essayist. He is the author of Marcel Duchamp, la vie à crédit (Flammarion, 2007).