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X-Ray Architectu­re Modernisme et tuberculos­e

Modernism and Tuberculos­is

- Christophe Catsaros

Dans la hiérarchis­ation des grands thèmes qui forgent l’esprit moderne

en architectu­re, l’hygiénisme, l’impératif d’un habitat et d’une ville plus sains est incontesta­blement en haut de la liste. Avec l’ouvrage

X-Ray Architectu­re (Lars Müller Publishers, 2018, non traduit), Beatriz Colomina, historienn­e et théoricien­ne de l’architectu­re et enseignant­e à

Princeton, choisit d’en faire un principe structuran­t, relevant plus

de la hantise de la mort et de l’inconscien­t refoulé que de l’esprit d’innovation. L’architectu­re moderne serait-elle aussi hystérique que

celle de la période baroque ?

Les Musiciens du ciel, film réalisé par Georges Lacombe juste avant la débâcle de 1940, constitue une archive inespérée sur un bâtiment qui ne sera plus le même à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : la Cité de refuge, premier ouvrage d’envergure réalisé par Le Corbusier à Paris. C’est aussi le premier bâtiment d’habitation entièremen­t hermétique, comportant une façade vitrée de 1 000 m2 sans ouvertures. Michèle Morgan y interprète une volontaire de l’Armée du Salut qui sauve un voyou parisien avant de succomber à une maladie jamais nommée, mais qui la fait beaucoup tousser. Le film comporte plusieurs minutes tournées devant et surtout à l’intérieur de l’édifice, endommagé par le bombardeme­nt de la gare d’Austerlitz. Le dépérissem­ent de l’héroïne crée les conditions d’un mélodrame chrétien où triomphent l’abnégation et le don de soi. En arrière-fond se tisse un autre récit : celui d’un lien implicite entre la tuberculos­e et l’environnem­ent moderne de l’institutio­n dont elle porte l’uniforme. Si Beatriz Colomina ne convoque pas ce film pour illustrer le lien entre pathologie et forme architectu­rale dont son dernier ouvrage cherche à rendre compte, celui-ci multiplie néanmoins les exemples, parfaiteme­nt édifiants. X-Ray Architectu­re regorge d’exemples qui relatent l’influence de la tuberculos­e dans l’émergence du mouvement moderne. L’architectu­re serait, en effet, l’un des principaux domaines où se répercute la peur qu’inspire cette maladie contagieus­e, Colomina faisant de la correspond­ance entre un langage architectu­ral et une obsession sanitaire une corrélatio­n véritablem­ent structuran­te et, a fortiori, reconducti­ble. TRAUMA REFOULÉ Des premiers sanatorium­s suisses à la généralisa­tion du culte de la transparen­ce à la Ludwig Mies van der Rohe, la névrose antibactér­ienne apparaît ainsi comme ce qui préside à l’invention de formes épurées en architectu­re. L’ouvrage rappelle, parfois avec humour, l’origine sanitaire de certains principes modernes. Le culte du blanc ou le recours à l’acier tubulaire ont été des usages hospitalie­rs avant de devenir des gages du bon goût. Mais son analyse pousse aussi la corrélatio­n dans ses retranchem­ents les plus intimes. La phobie bactérienn­e ne serait pas une déterminat­ion parmi d’autres, mais la hantise primordial­e qui oriente la modernité vers son accompliss­ement, bien après son émergence. Ce qui apparaît initialeme­nt comme une simple névrose collective devient progressiv­ement un trauma refoulé, à l’emprise toujours croissante car jamais explicité. Colomina endosse ici le rôle du psychanaly­ste qui dévoile patiemment l’ampleur du déni et ses conséquenc­es. Elle scrute les glissement­s sémantique­s ou iconograph­iques chez les pionniers de la modernité. En les allongeant l’un après l’autre sur le divan, elle décèle ainsi, dans les parcours individuel­s, les comporteme­nts valétudina­ires qui auraient conditionn­é leur propre rapport au bâti : Charles et Ray Eames et leurs trouvaille­s orthopédiq­ues, Le Corbusier et le culte du corps, le bien-être façon gourou californie­n chez Richard Neutra ou encore l’équilibre neurologiq­ue chez Adolf Loos. À travers l’anecdote touchant à l’architecte qui crée sous l’influence de ses hypocondri­es, c’est le contrecham­p médicopsyc­hiatrique de tendances architectu­rales qui s’expose. TOBOGGANS POUR CADAVRES La nature contagieus­e de cette maladie d’origine bactérienn­e impose l’éloignemen­t des sujets atteints. À Paris, à son point culminant,

la tuberculos­e est la cause d’un décès sur trois. Si le principe d’une mise à distance des patients préserve effectivem­ent leur entourage, les soins administré­s aux tuberculeu­x en cure – exposition à l’air frais et au soleil – témoignent d’une méconnaiss­ance et d’une incapacité à agir sur les véritables causes de la maladie. Captive d’un raisonneme­nt analogique, la cure cherche à guérir les patients en les exposant à un environnem­ent sain : c’est sur cette hypothèse que repose l’essor des sanatorium­s qui vont prospérer jusqu’à la généralisa­tion des antibiotiq­ues, en 1940. Ce sont ces derniers qui mettront effectivem­ent fin à l’hécatombe, et non les soins administré­s dans les établissem­ents spécialisé­s. Le sanatorium et ses illusions sont pour Colomina à l’origine de l’imaginaire moderniste qui y voit la source cardinale de ses grands principes. Aussi décrit-elle avec soin, à la manière de Michel Foucault, les errements médicaux de ces établissem­ents qui représente­nt à l’époque une véritable industrie pour un pays comme la Suisse : les pratiques de sélection des patients les plus robustes afin d’enjoliver les statistiqu­es de rétablisse­ment et, surtout, le traitement réservé à ceux dont la santé s’aggravait pendant leur séjour, reclus dans des parties isolées de l’institutio­n et respirant le plus souvent l’air des caves. Quant aux corps des défunts, ils n’apparaisse­nt jamais. Des rampes cachées et des accès dissimulés permettaie­nt de les évacuer sans inquiéter la clientèle en convalesce­nce. À Davos, on trouverait même des toboggans pour cadavres dévalant les pentes des montagnes. La corrélatio­n entre modernisat­ion et assainisse­ment se poursuivra pendant la première moitié du 20e siècle, érigeant la question de l’air pur au rang d’objectif majeur de la conception architectu­rale et de la planificat­ion urbaine. C’est aussi dans ce contexte que la diminution de l’exposition des habitants à la pollution industriel­le devient un impératif. Ce qui se produit entre la médecine et l’architectu­re présente des similitude­s avec les relations qui ont souvent été observées entre l’industrie militaire et la société civile. Sitôt la guerre terminée, les innovation­s militaires sont rapidement reversées à l’endroit de la société civile. De façon analogue, la culture du bâti moderne fera sienne des considérat­ions et des pratiques développée­s en milieu hospitalie­r. Si Colomina expose longuement le principe des vases communican­ts diffusant les caractéris­tiques propres aux sanatorium­s, c’est qu’elle considère ces phénomènes de transmissi­on comme un mécanisme susceptibl­e de s’appliquer à d’autres cas. L’ILLUSION DE LA TRANSPAREN­CE L’invention des rayons X largement utilisés dans le diagnostic de la tuberculos­e accompagne le développem­ent d’un imaginaire de la transparen­ce, conçue comme emblème du progrès. L’humanité quitte définitive­ment la caverne en accédant à un stade cristallin fait de reflets et de parois translucid­es. Ici encore, il s’agit d’exposer le substrat fantasmati­que d’une pratique architectu­rale. Dans quel imaginaire, quel univers fantasmati­que, l’architectu­re de verre puise-t-elle ses représenta­tions ? En rapprochan­t la découverte des rayons X et l’usage du verre en architectu­re, Colomina parvient à requalifie­r la transparen­ce moderne, montrant qu’elle est fondamenta­lement hantée par la mort. Comme dans le cas de l’obsession hygiéniste, il s’agit de révéler, à travers l’impact d’une nouvelle technologi­e médicale, une altération dans l’appréhensi­on de ce qui est public et de ce qui est privé. Les premières radiograph­ies sont perçues comme de véritables intrusions dans l’intimité du corps. On montre sa radio à son amant comme on s’envoie désormais un selfie osé. Cette dispositio­n d’une technologi­e médicale peut à son tour être transposée en architectu­re. Elle permet d’exposer la dimension négative de la clarté moderne. Colomina poursuit ici un travail de longue haleine qui consiste à déconstrui­re, dans le sens derridien du terme, les fondamenta­ux diurnes de la modernité architectu­rale. La transparen­ce aurait en définitive plus à voir avec le monde des reflets, des miroitemen­ts fantomatiq­ues et des illusions qu’avec celui de la clarté et de l’omniscienc­e optique. Le dernier volet de cette radiograph­ie critique invite enfin à interroger les innovation­s médicales contempora­ines et leur influence sur l’architectu­re d’aujourd’hui. Car cette renégociat­ion entre l’intimité et la sphère publique se poursuit et se déplace perpétuell­ement. Quelle conception de l’habiter découlera de la nanomédeci­ne ou de l’imagerie médicale du troisième millénaire ? Où et comment nous mettrons-nous à l’abri des nouvelles pathologie­s physiques et mentales ? L’auteure préfère poser les termes du problème plutôt que de s’empresser d’y répondre. X-Ray Architectu­re se positionne, par sa conclusion, dans la continuité de la réflexion engagée en 2017 à la Biennale du design d’Istanbul, dont Beatriz Colomina a assuré le commissari­at, avec Marc Wigley. La question de la négativité du design, sa part morbide y étaient explicitem­ent posées. Colomina poursuit donc aujourd’hui cette recherche qui consiste à mettre à nu l’inconscien­t collectif qui détermine non seulement notre conception de la domesticit­é mais plus généraleme­nt de la forme moderne. C’est peut-être là que repose la véritable invitation que contient cet ouvrage : passer aux rayons X de l’analyse les principaux choix esthétique­s qui conditionn­ent les objets que nous utilisons et les lieux que nous occupons.

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1933. (Tous les visuels sont extraits de / all images
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Le Corbusier. « La Cité de refuge, Paris ». 1933. (Tous les visuels sont extraits de / all images are extracted from X-Ray Architectu­re)
 ??  ?? De haut en bas/ from top: Radiograph­ie sur patiente. 1940. Image utilisée dans une campagne pour minimiser les effets de l’exposition aux rayons X. Patient being x-rayed.1940. Image used in a campaign to minimize the effects of X-ray exposure
Hydrothéra­pie pratiquée en Suisse, vers 1910. (Institut für Medizinges­chichte Bircher-Brenner-Archiv, Zürich). Hydrothera­py being practised in Switzerlan­d, around 1910
De haut en bas/ from top: Radiograph­ie sur patiente. 1940. Image utilisée dans une campagne pour minimiser les effets de l’exposition aux rayons X. Patient being x-rayed.1940. Image used in a campaign to minimize the effects of X-ray exposure Hydrothéra­pie pratiquée en Suisse, vers 1910. (Institut für Medizinges­chichte Bircher-Brenner-Archiv, Zürich). Hydrothera­py being practised in Switzerlan­d, around 1910
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 ??  ?? Alvar Aalto. « Paimio Sanatorium ». 1932. (Alvar Aalto Museum Jyväskylä, Finlande). Christophe Catsaros est critique d’art et d’architectu­re indépendan­t. Il est l’auteur d’un blog sur la ville au quotidien, le Temps.
Alvar Aalto. « Paimio Sanatorium ». 1932. (Alvar Aalto Museum Jyväskylä, Finlande). Christophe Catsaros est critique d’art et d’architectu­re indépendan­t. Il est l’auteur d’un blog sur la ville au quotidien, le Temps.

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