CHRONIQUE
La carrière de poète
Cette chronique s’ouvre par une réflexion en creux : il est peu question de poésie contemporaine dans artpress. On peut s’en étonner. C’est bien dans cette rubrique que se range désormais cette littérature expérimentale, formellement inventive, qui intéresse un public particulièrement informé et exigeant, dont Tel Quel a été l’un des lieux importants, et qui semblerait devoir répondre, aujourd’hui encore, aux préoccupations de notre journal. Pourtant, cette littérature circule largement off the radar. La condition actuelle de la poésie est comparable à celle de l’art contemporain dans les années 1960-70. Mais leurs voies ont radicalement bifurqué depuis et, tandis que l’art contemporain s’imposait auprès du grand public, la littérature expérimentale s’enfonçait dans une quasi-clandestinité. Depuis les années 1990, les « grands » éditeurs se sont désengagés de la poésie – à quelques exceptions près, d’autant plus méritoires, comme P.O.L, Flammarion ou le Seuil. Signaler la parution d’un nouveau chapitre d’Une grammaire tibétaine, ouvrage majeur de Bénédicte Vilgrain, reviendrait ainsi parfois à envoyer le lecteur sur la piste des éditions Contrat maint, distribuées dans une dizaine de librairies parmi la trentaine en France dont les amateurs de poésie se repassent le nom. Les auteurs les plus indiscutables n’échappent pas à la règle : la traduction française de A de Louis Zukofsky, dont l’importance dans l’histoire de la littérature américaine n’est comparable qu’à celle des Cantos d’Ezra Pound, a été tirée à 600 exemplaires, et presque entièrement dédaignée par la grande presse. La poésie en France est ainsi devenue surtout l’affaire des poètes euxmêmes; et s’exprime dans des institutions ou des festivals, des collections et des revues, souvent dirigés par des poètes. Comment cela peut-il fonctionner? Dans deux livres récents, deux poètes nous éclairent (en prose) sur l’économie, au sens large du terme, de la poésie française contemporaine. Le Poète insupportable de Cyrille Martinez est un hilarant recueil d’anecdotes mettant en scène des poètes, jamais nommés, dans l’exercice de leurs fonctions (1). Dans Argent, Christophe Hanna présente, sur un ton parodiant celui de l’enquête sociologique, documents à l’appui, le résultat d’entretiens menés avec plusieurs dizaines de personnes, pour la plupart liées au milieu de la poésie, sur leurs revenus et leur rapport à l’argent (2). Le nom des enquêtés est remplacé par le montant des revenus qu’ils déclarent, le dispositif visant moins à la discrétion – on reconnaît sans peine le poète performeur « Julien1042 » (Blaine), ancien adjoint à la culture de la ville de Marseille – qu’à contraindre le lecteur à considérer constamment les « personnages » du livre en fonction du critère de valeur dominant de notre époque: l’argent.
SIGNES DE RÉUSSITE
Il existe des poètes riches, et des riches poètes. Quelques fonctionnaires, parfois poètes, vivent de la poésie; l’un d’eux, « Emmanuel2600 » (Ponsart), fondateur du Centre international de poésie Marseille (cipM), est précisément payé pour savoir qu’« aucun poète ne vit de l’écriture ». Le monde que décrit Argent est ainsi un monde subverti, où Paris n’est qu’une banlieue de Marseille, et où les contraintes de l’économie sont contournées – une proportion significative des sujets interrogés se prêtant régulièrement au vol dans les magasins, et dépendant jusqu’à un âge avancé du soutien financier de leurs parents. Si la création y est nécessairement séparée de l’activité économique ordinaire, ses protagonistes ne se veulent pourtant pas à l’écart de la vie sociale, réfugiés dans une tour d’ivoire : ils demeurent simplement fidèles à leur propre système de valeur, opposant à l’indifférence du public une indifférence symétrique. Le beau chapitre d’ouverture, consacré à Christophe Tarkos (1963-2004), dont l’avatar « Christophe254 » désigne la moyenne mensuelle des droits d’auteur que verse son éditeur P.O.L à sa veuve, prend ainsi figure de manifeste. « Christophe254 considère qu’être poète est une carrière. Cela signifie pour lui qu’il ne cherche pas à exercer un métier stable, même alimentaire, même à temps partiel. […] Dire que Christophe254 considère la poésie comme une carrière veut dire aussi que la poésie est davantage, pour lui, un monde concret, avec ses ordres de valeur, ses signes de réussite, qu’un concept vague destiné à désigner certaines pratiques d’écriture particulières, plus ou moins établies. » Que signifie donc réussir, pour un poète ? Les modes de reconnaissance majoritaires (financiers, médiatiques, mondains) n’ayant pas cours en poésie, la question hante le travail des poètes. Un des récits de Cyrille Martinez y propose une réponse. Un des plus grands poètes de notre époque (on pense à Bernard Noël ?), unanimement célébré, se plaint du manque de reconnaissance dont il jouit, exprime un sentiment d’échec. Lorsqu’on lui demande ce qu’il appellerait être un très grand poète, il raconte l’histoire suivante : « Après plusieurs années d’exil, un poète russe revient à Moscou pour donner ce qu’on appelait alors un récital de poésie. Célèbre par le passé, il est persuadé que sa longue dissidence a fait qu’on l’a effacé des mémoires. […] À sa grande surprise, un public nombreux s’est déplacé pour le voir et l’écouter lire : à l’heure dite, la salle est pleine. Debout sur la scène, il commence à lire son premier poème en tremblant. Il a choisi d’attaquer son récital par un de ses meilleurs poèmes, histoire de se rassurer et d’essayer de capter l’attention de l’auditoire. À un moment, tétanisé, il lâche la feuille sur laquelle le poème est écrit, s’arrête de lire. Alors qu’il se baisse pour ramasser la feuille de papier, le public récite de mémoire la suite du poème. » Ce régime de réception paraît émaner d’un lointain passé. Il y avait pourtant une forme d’évidence à inaugurer ainsi cette chronique, qui se voudra une interrogation au long cours sur la situation du monde des livres à notre époque. Non seulement parce que la créativité de la poésie est le signe que l’histoire de la littérature, en dépit des apparences, continue. Mais aussi parce que, à côté d’expérimentations dans le domaine du numérique, la poésie reste intimement liée à la forme du livre, en tant qu’objet. Si l’on publie encore des livres dans cent ans, il y a fort à parier que ce seront des livres de poésie.