LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC
Démons. Marc Weitzmann
Marc Weitzmann Un temps pour haïr Grasset, 512 p., 22 euros
Un temps pour haïr, paru il y a quelques mois, est un des livres qui nous éclairent au mieux sur la nature des tragédies qu’a connues la France au cours des dernières décennies. Livre toujours d’actualité et qui risque, hélas, de l’être pour longtemps encore, l’antisémitisme étant pour une large part à leur origine, et ne donnant guère de signes de son épuisement. Pour preuve: les slogans anti-juifs qui émaillent de plus en plus souvent les manifestations des « gilets jaunes », peu touchés, ceux-là, c’est le moins qu’on puisse dire, par la propagande islamique. Cette inscription sur le dossard d’un familier des ronds-points, « Macron pute des juifs ! », laisse à craindre que « le ventre de la bête immonde » (Bertolt Brecht), soit toujours fécond. Quant à la haine, qui est l’objet central des analyses de Marc Weitzmann, les populismes qui prolifèrent en Europe en font le puissant carburant de la vie politique. Gardons en mémoire cette éjaculation orale reprise une douzaine de fois par un député de LFI, l’histrion François Ruffin s’adressant au président de la République : « Vous êtes haï ! Vous êtes haï ! Vous êtes haï!…. »
LES FAITS
Dans quel esprit et selon quelles modalités Marc Weitzmann a-t-il mené son enquête pour comprendre les vagues de terreur qui ont déferlé sur la France depuis 1995? Souvenonsnous: réseau Kelkal de Vaulx-en-Velin, attentat à la station Saint-Michel du RER B; massacres d’enfants juifs à Toulouse en 2012; attentats et tueries des années 2015-2016, assassinat d’Ilan Halimi, des journalistes de Charlie Hebdo et des clients de l’Hyper Cacher, porte de Vincennes; plus près de nous : meurtres de Sarah Halimi, défenestrée, de Mireille Knoll, 85 ans, rescapée de la rafle du Vél’d’Hiv’, tuée de onze coups de couteau par un jeune musulman qu’elle avait pris en affection et aidé. La préoccupation première de Weitzmann, il l’a formulée d’emblée via une citation de Thomas Bernhard mise en exergue à son livre : s’en tenir aux faits, à la contrainte du réel, au souci de ne pas falsifier l’histoire, en oubliant notamment les a priori idéologiques et politiques, ce qu’il appelle « l’excès de sens ». Pour cela, l’un de ses partis pris a été d’analyser les écrits et les discours de personnalités médiatiques – intellectuels et universitaires renommés, éditorialistes, hommes politiques, responsables religieux, magistrats, avocats, – et, pour certains, d’en éclairer les arrière-fonds biographiques. Il n’est pas insignifiant, par exemple, concernant la polémique entre un Olivier Roy et un Gilles Kepel, d’apprendre (c’est mon cas), l’engagement du premier, l’historien chercheur au CNRS Olivier Roy, parti combattre les Soviétiques en Afghanistan auprès de dirigeants de la guérilla qui joueront plus tard un rôle central dans le développement du terrorisme islamique en France.
LA VIOLENCE ANTI-JUIVE
Quel a été le principal, l’obstiné, le néfaste déni du réel chez ces augustes autorités intellectuelles ou politiques (Jacques Berque, Pascal Boniface, Edwy Plenel, Olivier Todd, Olivier Roy, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Chirac…)? Weitzmann y insiste : refuser tout lien entre islam et terrorisme. Une gauche antiraciste, confondant humanitarisme et humanisme, une droite fascinée par la montée des populismes en Europe, ne cessent aujourd’hui de reconduire le déni avec leur fameux « pas d’amalgames », leur théorie « du loup solitaire » (toujours démentie dans les faits) et, surtout, avec leur recours à la psychopathologie pour faire l’impasse sur « le lien entre l’idéologie qui meut les terroristes visant tout le monde et la pulsion muette, anonyme de la violence antijuive spontanée ». Quant à l’extrême droite, l’intellectuelle (Alain de Benoist, que nous avons combattu dans artpress en un temps où ce théoricien de la Nouvelle Droite fascinait une part de l’intelligentsia de gauche) et la populiste (version Dieudonné et ses quenelles), fidèles à leurs haines recuites, elles en viennent à faire chorus avec les idiots utiles de la gauche et de l’extrême gauche en vantant l’héroïsme des tueurs, leur soif de pureté, face à l’affaissement moral des peuples dans les démocraties.
LES MÈRES
Marc Weitzmann, pour venir à bout de cet embrouillamini, fait appel à l’histoire, particulièrement à notre histoire nationale, aux fiascos de la décolonisation (conséquences de la guerre d’Algérie pour la France: terrorisme du Fis et des GIA algériens), mais aussi à l’histoire des pays arabes (antisémitisme de leurs dirigeants et de leurs peuples). Les pages les plus passionnantes d’Un temps pour haïr sont celles qui font état de son travail d’enquête auprès de djihadistes et de leurs familles, « convertis » ou terroristes d’origine musulmane. Terrifiants récits dont on se demande quel romancier aurait pu inventer, par exemple, les relations internes de la famille Merah et de celle d’Adel Amastaibou, meurtrier du jeune Sébastien Selam. L’auteur des Démons peut-être… Un des points forts de l’essai, c’est la lumière qui est faite sur le rôle des femmes, des mères particulièrement, sur le déchaînement de leur haine anti-juive et leur complicité avec les tueurs. Elles ont bonne mine, nos féministes militantes, à répéter que ce sont seuls les hommes qui veulent la guerre. Il faut relire la très bête et très indécente déclaration de Virginie Despentes aux Inrocks du 17 janvier 2015 (on l’avait connue mieux inspirée dans sa King Kong Théorie), dans laquelle, demi extatique, dans un incontrôlable élan d’amour, elle disait admirer les massacreurs de Charlie Hebdo. Déni du réel, pulsion de mort aux commandes, puissance des idéologies, jamais la vérité et la morale n’ont été autant à la peine.
COMPRENNE QUI POURRA
Juste un point de désaccord avec Marc Weitzmann qui touche à la littérature et qui demanderait un long développement : sa mise dans le même sac de ceux qu’il nomme, après Antoine Compagnon, les « antimodernes ». Non, Philippe Muray n’est pas Alain de Benoist, Michel Houellebecq n’est pas Éric Zemmour, Jean Genet n’est pas Maurras ni Dieudonné, Baudelaire et Balzac ne sont pas Michel Onfray, Joseph de Maistre n’est pas Alain Soral. Si c’était le cas, il faudrait se demander pourquoi un écrivain comme Richard Millet, qui s’est battu contre les Palestiniens occupant le Liban, peut tenir Un captif amoureux de Genet pour un grand livre ; ou pourquoi Philippe Sollers, qui juge la Révolution française de 1789 comme étant l’événement capital de notre histoire, peut néanmoins exprimer son admiration pour le « très réactionnaire » et « maudit » Joseph de Maistre. Tout cela mériterait, comme le reconnaît Marc Weitzmann lui-même, « une étude serrée ».