HEIDEGGER ET JEAN BEAUFRET
Le 16 septembre 2017, JeanPhilippe Guinle a réuni chez lui,
à Sceaux, quelques-uns des meilleurs connaisseurs de l’oeuvre de Martin Heidegger pour rendre
hommage à celui qui fut l’interlocuteur privilégié du philosophe, son traducteur dans notre langue et son plus profond
commentateur: Jean Beaufret. Jean-Philippe Guinle (nos lecteurs le connaissent pour ses diverses
collaborations à artpress) fut l’ami de Jean Beaufret, lequel
l’initia à l’oeuvre du « Maître ». Petite anecdote qui peut corriger
l’image qu’on se fait de la personne de Heidegger : Jean Beaufret et Jean-Philippe Guinle, d’une bourgade dans les Pyrénées-Orientales où ils séjournaient l’été, étaient en
liaison épistolaire avec le philosophe et s’étaient donné pour mission de lui expédier des bouteilles de vin du Roussillon, des disques de sardanes et une riche documentation sur Aristide Maillol (vins, musiques et artiste
que Heidegger appréciait particulièrement). Nous voilà
loin d’une atmosphère wagnérienne et de la chevauchée des Walkyries… Nous publions ici l’essentiel de l’introduction de
Jean-Philippe Guinle à ce colloque où sont intervenus François Fédier, Gérard Guest, Philippe Arjakovsky, Ingrid Auriol, Pierre Jacerme et Philippe Fouillaron.
JH
Chers amis, Je vous remercie de participer à la commémoration de la rencontre historique de Martin Heidegger et de Jean Beaufret le 12 septembre 1946 à Todtnauberg. C’est un moment crucial de l’histoire de la pensée que nous évoquons aujourd’hui. Elle demande, pour être bien comprise, à être éclairée par le rappel de ce que chacun d’entre eux était alors, à la fois sur le plan humain et sur le plan philosophique. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en septembre 1946, Heidegger était dans une grande détresse. Il venait de séjourner à Badenweiler dans une clinique psychiatrique. Il était en pleine crise conjugale à cause de sa liaison avec la princesse Margot de Saxe-Meiningen, et demeurait sans nouvelle de ses deux fils, prisonniers en Russie. […] Mais, surtout, ses collègues philosophes, y compris au départ Karl Jaspers, ne souhaitaient plus le rencontrer. Il n’avait donc pas le moindre espoir de pouvoir dialoguer avec eux sur le complet retournement de sa pensée qui, après l’incompréhension générale d’Être et Temps, s’était opéré en lui. […] En résumé, il aurait pu dire, comme Nietzsche en novembre 1883, après la mort de Richard Wagner et sa rupture avec Lou Andreas-Salomé, dans une lettre à son amie Malwida von Meysenbug: « Il n’y a personne qui veuille m’accompagner sur mon chemin – personne ne voit encore ce chemin. »
UN DÉBAT AUTHENTIQUE
Le fait est cependant que, dès 1937, Émile Bréhier, l’organisateur du Congrès Descartes de Paris, avait reçu de Heidegger un texte où il reconnaissait la nécessité d’en arriver à un dialogue entre philosophes français et allemands, à un débat authentique fondé sur « la volonté patiente de s’entendre avec le sens résolu, mais aussi contenu, de la destination propre de chacun ». Mais Heidegger ne vint pas au Congrès Descartes, et, en 1937, il ne dialogua pas vraiment avec son traducteur Henry Corbin. Quant à sa rencontre, en octobre 1945, avec Maurice de Gandillac, elle fut sans lendemain. Ce dernier n’en tira qu’un médiocre article, paru en janvier 1946 dans les Temps modernes. Or, lors de sa première visite à Heidegger, à l’automne 1945, Frédéric de Towarnicki lui apporta les articles de la revue Confluences dans lesquels Jean Beaufret avait parlé de lui avec une telle justesse que Heidegger lui envoya, le 23 novembre 1945, une lettre dans laquelle il lui témoignait sa reconnaissance. Il faut rappeler que, dès le 26 octobre 1945, Heidegger avait aussi écrit à Jean-Paul Sartre après que celui-ci eut lu et apprécié Être et Temps dans l’Être et le Néant (1943) : «Votre livre
fait montre d’une compréhension immédiate de ma philosophie telle que je ne l’ai pas encore rencontrée. » Cependant, c’est finalement en Jean Beaufret qu’il avait pressenti l’interlocuteur idéal. Il écrit à sa femme Elfride le 4 mars 1946: « Parmi les Français qui comptent, il y aurait surtout le Professeur Beaufret de Paris que je ne voudrais manquer sous aucun prétexte. »
SUNOUSIA
Qui était Beaufret, lors de sa visite du 12 septembre 1946 à la Hütte de Todtnauberg? Sur le plan professionnel, sa situation était meilleure que celle de Heidegger. Après s’être évadé en sautant du train, lors de son transfert comme prisonnier en Allemagne, fin 1940, il avait repris son enseignement en classe de Philosophie à Grenoble (1940-42), puis à Lyon (1942-44), d’où il rejoignit Paris fin 1944. Il y enseigna aux lycées Saint-Louis, puis Jacques-Decour. Ce n’est qu’après sa rencontre avec Heidegger qu’il fut nommé en khâgne au lycée Henri-IV ( 1949-53) puis, après un passage au CNRS, au lycée Condorcet (1955-72). Toutefois, sur le plan personnel, sa situation n’était guère brillante. Ses intimes savent à quel point son sourire perpétuel cachait une profonde angoisse. Il y a, dans une lettre de 1939 à son amie Mme Caruccia, cette phrase surprenante : « Je sais que je ne serai jamais heureux. » Ne me confia-t-il pas un jour, avec la merveilleuse simplicité qui était la sienne, pour m’expliquer l’apparition dans sa vie de son compagnon Claude Lassibile, qu’il ne pouvait supporter de rentrer chez lui seul le soir, sans y trouver une présence humaine ? En fait, quand il ne philosophait pas le soir, il dévorait, pour se distraire, les romans policiers de la collection du Masque. Malgré d’excellents maîtres, comme Léon Brunschvicg, il déclara devant ses élèves qu’au fond il était incapable de répondre à la question « Qu’est-ce que la philosophie? » ! C’est la raison pour laquelle il décida en 1941 d’étudier sérieusement Edmund Husserl, lequel le mena à Sartre, mais c’est finalement Heidegger qu’il choisit comme maître, bien qu’avouant que, à sa première lecture de Qu’est-ce que la métaphysique ? (1929, traduit en 1938), il n’y avait rien compris. Étrangement, ce ne fut que le jour du débarquement allié en Normandie, alors même qu’un espoir de liberté se levait sur l’Europe, que commença à s’éclairer pour lui Être et Temps. Suffisamment pour que ses articles précités de Confluences lui valent une invitation du Maître et cette réflexion dans sa lettre déjà citée du 23 novembre 1945: « La pensée féconde requiert, en plus de l’écriture et de la lecture, la sunousia de la conversation et de ce travail qu’est l’enseignement reçu tout autant que donné. »
L’ORAGE DE L’ÊTRE
De la rencontre du 12 septembre 1946, on peut dire qu’elle fut fulgurante. Heidegger y perçut quelque chose d’insolite. François Fédier va même jusqu’à penser que, tout comme dans l’épisode du feu dans le four du boulanger narré par Héraclite : « Les dieux furent présents. » Ayant perçu en Jean Beaufret quelqu’un d’exceptionnel, Heidegger ne lui donna pas seulement l’un de ses textes à lire, il lui dicta un texte essentiel, retraçant son parcours philosophique, centré surtout sur l’oubli de l’être (génitif subjectif) qui appelle l’homme à méditer au moins pendant vingt ans d’efforts, pour être bien compris. Tout autre que Jean Beaufret aurait été pour le moins découragé. Mais il revint de Todtnauberg bien décidé à étudier Heidegger plus sérieusement. L’envoi par ce dernier, en décembre 1946, de sa Lettre sur l’humanisme, qui lui était dédiée, ne put que le stimuler. Mieux : elle l’entraîna à un dialogue qui ne dura pas moins de 30 ans et auquel nous devons les précieux Carnets que François Fédier s’apprête à publier. Ajoutons que Beaufret, qui ne cessait de dire à ses intimes « Je viens de comprendre Heidegger », ne mit finalement, à sa grande surprise, que 18 ans pour comprendre le fond des choses. Ainsi, se réalisait la formule de saint Luc que j’aimais lui rappeler : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; une fois formé, chacun sera comme son maître » (6, 40). Avec cependant cette précision que, tout en demeurant des apprentis, comme le dirait Pindare, seuls les maîtres-nés sont de vrais disciples. Mais ne nous méprenons pas. Le dialogue, à la fois long et endurant, entre Beaufret et Heidegger, n’eut rien de commun avec celui qu’un Victor Cousin, simplement désireux de comprendre le système de Hegel pour mieux l’expliquer à ses compatriotes, a pu avoir avec le maître de Berlin. Dès le départ, il s’est agi, pour nos deux philosophes, de cheminer de conserve sous « l’orage de l’être », pour en approfondir le mystère, sans pour autant dévier du chemin. Avec, cependant, un obstacle : l’emploi dans leur dialogue, en plus du grec et du latin, de deux langues, la langue allemande, plutôt spéculative, et le français, plus clair et apparemment plus superficiel, mais qu’avec un sens profond de notre langue Beaufret s’efforça de corriger en explorant ses ressources profondes.
ALLER PLUS PROFOND
En fait, Beaufret ne le poussait pas tant à aller plus loin qu’à aller plus profond, en remettant en question les fondements même de sa pensée. Le grand problème qui les préoccupa vraiment tous deux fut celui du « sens de l’Être en son retrait », à savoir la menace de vivre dans une société dominée par la Technique et par la science. Un tel dialogue avait déjà été amorcé, sous une forme il est vrai indirecte, entre Descartes et Leibniz, mais sans atteindre à la profondeur qu’il a pris entre Heidegger et Beaufret. Par ailleurs, il faut savoir que bien des « heideggeriens » ayant échangé avec le maître, plutôt que de poursuivre le dialogue avec lui, ont préféré construire un heideggérisme à leur mesure, fût-ce en recourant à la calomnie. Un collectif alla même, peu avant la mort de Heidegger, jusqu’à lui dénoncer les traductions de Jean Beaufret. Mal leur en prit. Les deux hommes étaient si proches que, lors de la traduction en français par Jean Beaufret du texte sur « la Fin de la philosophie », que Heidegger devait lire en 1956 à l’Unesco, celui-ci avait fini par lui écrire : « Le mieux est que vous écriviez vous-même la traduction et que moi j’écrive ensuite en allemand le texte qui lui corresponde. » Autre point à souligner, c’est que les deux français, Jean Beaufret et René Char, qui furent les premiers à prendre au sérieux la pensée du prétendu « nazi impénitent » Heidegger, furent tous deux d’authentiques résistants qui, s’ils avaient soupçonné en lui la moindre trace de ce biologisme racial qui devint l’essentiel du nazisme, s’en seraient violemment écartés. Il est vrai que ce furent aussi ces résistants qui, après la défaite de l’Allemagne, combattue, refusèrent les excès de l’épuration. Tous deux partageaient le point de vue d’Antonio Machado qui, dans un article de la Vanguardia de Barcelone, avait écrit, dès 1938, que « l’homme de Heidegger » était l’exact antipode du « Germain » fantasmé par Hitler. Au lieu d’un déclin en face du dieu absent, Heidegger propose une nouvelle donne de l’Être puisant sa source dans une vraie modernité, qu’il ne craint pas de nommer dans ses Apports à la philosophie « le plus ancien encore que l’ancien ».
LE PLUS ANCIEN
Formule qui nous vaut une surprise : c’est en effet un grand poète et penseur français qui, devant le vide du monde de la science qu’il avait déjà pressenti, fut le premier à entrevoir l’hypothèse aléatoire de la survenance d’une époque incarnant justement le « plus ancien encore que l’ancien » déjà nommé. Il s’agit de Charles Péguy dans ses Notes pour une thèse (qu’il ne soutint jamais) de 1909. Il y écrit que, depuis l’avènement de la science et ses développements, « il n’est plus apparu […] aucune humanité nouvelle et aujourd’hui même et sans doute pour longtemps ». Pourtant, il n’en décrit pas moins, dès 1908, les conditions d’apparition d’une humanité ultérieure dont il précise « qu’elle ne vient au jour et sur une humanité antérieure que si elle ne fait un appel de sève plus profond, que si elle fait appel à un ressourcement plus profond dans les communes sources de sève de la perpétuelle arborescence humaniste ». […] Mais je m’arrête ici pour passer la parole aux différents intervenants […]
À signaler la récente parution chez Gallimard des deux premiers volumes des Ca
hiers noirs de Heidegger sous la direction de François Fédier.