La démocratisation de l’art à l’ère du smartphone /
DEMOCRATIZATION OF ART IN THE SMARTPHONE AGE
Democratization of Art in the Smartphone Age
Denise René (1913-2012) a eu beau mourir presque centenaire, elle n’aura pas connu la joie de voir celui qu’elle aura aimé, comme homme et comme artiste, et dont elle aura défendu l’oeuvre avec une infaillible énergie, bénéficier de la grande rétrospective qui lui était due au Musée national d’art moderne (1). J’ai eu un petit pincement au coeur en voyant la longue file de visiteurs qui attendaient d’entrer dans l’exposition Victor Vasarely (1906-1997), songeant que cette exposition aurait quand même pu, aurait dû, avoir lieu il y a quelques années déjà. Curieusement, Denise René a eu droit, elle, à une exposition au Centre Pompidou, Denise René l’intrépide (2001), avant celui qui a été l’inspirateur et le pilier de sa galerie. Ce n’est pas qu’elle ne méritait pas cet hommage, c’est qu’à mon avis le musée tournait alors autour du pot ; présenter l’activité de la galerie permettait de différer l’exposition de celui sans qui cette galerie n’aurait sans doute pas existé et dont la succession faisait l’objet d’un bel imbroglio ! Le musée maintenant « fait des entrées » ! Le public est là sans que l’exposition ait fait l’objet d’un battage médiatique préalable, comparable à celui qui accompagnait par exemple les expositions Soulages ou Kiefer… En quelque sorte, la façon dont se déroule l’actuelle manifestation perpétue ce jeu de main chaude auquel se livre le grand public, celui des « connaisseurs » et l’institution : adhésion spontanée du public, connaisseurs qui font la fine bouche et l’institution qui ne veut s’aliéner ni l’un ni l’autre et qui tergiverse. Le tournant qui s’est opéré au cours des années 1960 – la mode, la décoration, les médias s’emparant des esthétiques op et pop et le succès populaire de ces mouvements – est celui de la prise de conscience par une grande partie de la société de l’art en train de se faire et de l’acceptation de ses audaces. Le phénomène marque la naissance de la notion d’art contemporain. Sauf que, dans le cas de l’op art en particulier, il y a eu quelques malentendus. Tandis que le grand public avait tendance à ne retenir que l’aspect ludique des oeuvres, beaucoup parmi les « connaisseurs », dans l’après68, méprisaient l’artiste « officiel » que l’inventeur de l’op art était devenu à leurs yeux, ce Vasarely qui avait conçu le portrait du président de la République accroché en gloire dans le hall du Centre Pompidou, créé selon la volonté de ce Président.
CONFUSION
Aussi aurait-on aimé que cette rétrospective qui a pris son temps, fruit du travail de deux commissaires de toute confiance, Michel Gauthier et Arnauld Pierre, permette sinon de réconcilier les goûts et les attentes, du moins de trouver un équilibre entre les meilleurs exemples de cet art démocratisé, souhaité par Vasarely (et Georges Pompidou), et la démonstration qu’il avait été, indépendamment de cela, un grand peintre. Ce n’est malheureusement pas tout à fait le cas, en grande partie par la faute de la scénographie. On étouffe dans cette exposition et cela n’est pas dû qu’à l’affluence des visiteurs. Pourquoi faut-il que les périodes les plus belles ou les plus pertinentes du point de vue de l’histoire de l’abstraction – les « galets » de Belle-Île, les grands tableaux en noir et blanc, puis la déclinaison tout au long des années 1960 de « l’alphabet plastique », avec les surprises inouïes que le système réussit à produire – soient présentées dans des salles étroites, sombres, sinistres, à l’encontre du monde clair et ouvert dont elles se voulaient les précurseurs ? Est-ce juste pour faire original que l’on a peint les murs en gris et qu’on les a taillés en biais comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de diagonales dans les oeuvres ? Je ne saurais trop recommander à ceux qui veulent vraiment regarder les tableaux d’aller faire un tour boulevard Saint-Germain, à la galerie Denise René où, dans une ambiance claire et lumineuse, ils pourront bien mieux juger des qualités esthétiques des oeuvres (2). Ils pourront dans les meilleures conditions apprécier le raffinement dans le traitement des surfaces (quand un imperceptible sillon se glisse entre les formes-couleurs engendrant un effet de mosaïque), la subtilité des décrochements de couleur opérés dans des marges qui n’en sont plus, et celle de l’encadrement bleu des tableaux noirs et blancs. La distribution des couleurs dans des toiles comme Orion MC (1963) ou Majus (1967-68) suscite un extraordinaire affolement du regard, qu’on n’éprouve guère par ailleurs que devant l’abstraction américaine la plus radicale. Dans le parcours de l’exposition, entre ces premières décennies et ce que les commissaires appellent les « rêveries cosmiques », grandes toiles carrées d’où surgissent des planètes qui auraient pu exploser dans Melancholia de Lars von Trier, sont présentés dans la salle la plus vaste, pêle-mêle et sans hiérarchie, d’une part ce qui témoigne de l’ambition démocratique de l’artiste, ses réalisations dans le domaine des arts appliqués et dans celui du design graphique ( l’aménagement d’une salle à manger pour la Deutsche Bundesbank de Francfort, le logo Renault, ces deux exemples en collaboration avec son fils Yvaral), et bien sûr les multiples, ces oeuvres à tirage pas si limité que ça et qui devaient permettre au plus grand nombre d’acheter un art de qualité, et d’autre part les appropriations, voire les interprétations populaires de son art. Se glissent là quelques produits dont on peut douter que l’artiste, atteint de la maladie d’Alzheimer les dernières années de sa vie, les ait vraiment regardés de près. Qu’est-ce qu’un sac Fendi de la « collection printemps-été 2001 », assez moche qui plus est, peut bien faire là ? Quelle confusion ! Il faut savoir que pendant que les photographes de mode raffolaient des oeuvres de Vasarely comme décors, les multiples de l’artiste étaient paradoxalement un échec cuisant qui contribua à la faillite de la galerie Denise René. Les collectionneurs, même les moins riches, n’en voulaient pas et le grand public se contentait de regarder Dim Dam Dom à la télévision. D’ailleurs, il continue. Un espace est réservé à la projection de vieilles émissions et le public se régale de voir Gilbert Bécaud se trémousser sur un sol vasarélien. Toutefois, les photographies montrant ce qui comptait sans doute bien plus, à savoir les réalisations monumentales intégrées à l’architecture, sont présentées sur les écrans disposés… dans un couloir. Je vous promets qu’il faut être motivé pour tenir le coup, regarder ces images et les comprendre, à travers les silhouettes des visiteurs qui défilent, passant d’une salle à l’autre. Les visiteurs, ces visiteurs nombreux, que sont-ils venus voir ? Vasarely avait inventé les multiples, avec le projet de rendre l’art accessible à tous. Il n’avait pas prévu le smartphone. Je ne crois pas exagérer en disant qu’un visiteur sur trois ou quatre photographie les tableaux sans les avoir toujours regardés auparavant. J’en ai même repéré qui ne faisaient que photographier. La démocratisation de l’accès à l’art est pour une grande part réalisée. Est-ce celle dont avait rêvé Vasarely? (1) Victor Vasarely, le partage des formes, au Centre Pompidou, 6 février- 6 mai 2019. (2) Galerie Denise René Rive Gauche, jusqu’au 6 avril. ——— Even though Denise René (19132012) nearly lived to be one hundred, she won’t have felt the joy to see the one she loved, as a man and as an artist, and whose work she tirelessly defended, honoured by the great retrospective he deserved at the Musée National d’Art Moderne (1). It was with a twinge of sorrow that I watched the long queue of visitors waiting to discover the Victor Vasarely (1906-1997) exhibition, feeling that it could have, should have taken place years ago. Curiously, Denise René herself was granted an exhibition at the Centre Pompidou in 2001, Denise René l’Intrépide, before the inspirer and the pillar of her gallery. Not that she didn’t deserve that tribute, but in my opinion, the museum at the time was beating around the bush: presenting the gallery’s activity was a way of delaying the exhibition of the man without whom the gallery probably would never have existed and whose inheritance lay at the heart of an awful muddle! Now the mu
seum attracts crowds. Despite the absence beforehand of a media hype surrounding this exhibition, visitors turn up just like they have for the Soulages or Kiefer exhibitions… In a way, the event unfolds so as to perpetuate the customary game played by the general public, the “connoisseurs” and the institution: spontaneous embrace on the part of the public, pickiness of the connoisseurs and procrastination of the institution, loath to antagonize either one. As fashion, decoration and the media appropriated Op and Pop aesthetics and as these movements achieved popular success, the turning point of the 1960s happened when much of society became aware of art in the making and started accepting its audacities. This phenomenon marks the emergence of the notion of contemporary art. Except that in the case of Op art in particular, there were a few misunderstandings. While the general public tended to remember only the playful aspect of his work, many among the “connoisseurs”, in the post-May 1968 context, scorned the “official” artist that the inventor of Op art had become in their eyes, this Vasarely who had created the portrait of the French president – in accordance with the president’s wishes – that hung in glory in the lobby of the Centre Pompidou.
JUMBLE
Which is why this long-awaited retrospective, the fruit of two trusted curators’ work, Michel Gauthier and Arnauld Pierre, should have reconciled tastes and expectations, or at least found a balance between the best examples of democratized art that Vasarely (and Georges Pompidou) aspired to and evidence that he had been, aside from that, a great painter. Unfortunately, it is not exactly the case, due in great part to the scenography. One feels suffocated in this exhibition, and not just because of the crowd of visitors. Why are the most beautiful and pertinent periods in terms of the history of abstraction, the Belle-Île “pebbles”, the great black and white paintings, followed by the “plastic alphabet” variations throughout the 1960s – with the incredible surprises this system was able to create –, all presented in narrow, dark, sinister rooms, in opposition to the bright open world they strived to herald? Were the walls painted grey and slashed at an angle just for the sake of originality, as if there aren’t enough diagonals in Vasarely’s work? To those who really want to look at his paintings, I can only recommend they drop by the Denise René gallery, on the boulevard Saint-Germain, where they will appreciate the aesthetic qualities of Vasarely’s art in a bright, luminous atmosphere (2). In the best possible conditions, they will enjoy the refinement in the use of surfaces (when an imperceptible ridge slips in between the colour-forms, thus creating a mosaic effect), the subtlety of colour dislocations taking place in margins that are no longer margins, and that of the blue frame of black and white paintings. The colour distribution in canvases such as Orion MC (1963) or Majus (1967-1968) sparks an extraordinary visual excitement that, for that matter, one hardly feels anywhere else but in the presence of the most radical American abstraction. Along the exhibition route, between those first decades and what the curators call the “cosmic reveries” – large square canvases from which loom up planets that could
« Majus ». 1967-1968. Acrylique sur toile. 200 x 200 cm. (Coll. et Court. Lahumiere)
Victor Vasarely en 1960. (Ph. W. Maywald © Association Willy Maywald) have exploded in Lars von Trier’s Melancholia – is a larger room. There, haphazardly and without any form of hierarchy, are displayed on the one hand the testament to the artist’s democratic ambition: his work in applied arts and graphic design (the design for the dining room of the Deutsche Bundesbank in Frankfurt, the Renault logo, both in collaboration with his sonYvaral) and the multiples, of course, those not-so-limited pieces supposed to allow a great majority of people to buy quality art; and on the other hand, popular appropriations and interpretations of his art. Here and there appear a few items, which the artist, who suffered from Alzheimer’s disease towards the end of his life, probably did not look too closely at. What is a Fendi handbag from the “spring-summer 2001 collection”, rather ugly for that matter, doing there? What a jumble! It’s important to know that while fashion photographers loved to use Vasarely’s work as a background, paradoxically, the artist’s multiples were a complete failure that contributed to the Denise René gallery’s bankruptcy. Even the least well-off collectors had no interest in them and the general public settled for watching Dim Dam Dom (3) on television. Actually, it still does: a space is dedicated to the projection of old programmes and the public revels in the sight of Gilbert Bécaud, hoofing it on a Vasarelian dance floor. However, the photographs of what mattered most, namely the monumental pieces integrated to architecture, are displayed on screens along… a corridor. Believe me, putting up with this, watching and understanding these images through the silhouettes of visitors passing by while they move from one room to another, requires a strong will. These visitors, these many visitors, what have they come to see? Vasarely invented multiples, hoping to make art accessible to all. He had not anticipated smartphones. I don’t believe it is an overstatement to say that one out of three or four visitors snaps pictures of the paintings without always having looked at them beforehand. I even spotted some who only took pictures. Democratization of access to art is now a fact, for the most part. Is this what Vasarely dreamed about?
Translation: Jessica Shapiro (1) Victor Vasarely, Le Partage des Formes, at the Centre Pompidou, February 6thMay 6th, 2019. (2) Galerie Denise René Rive Gauche, until April 6th, 2019. (3)TN: A television programme from the 1960s that catered mainly to women.