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- Jacques Aumont

Mes amis universita­ires me l’assurent : les étudiants de cinéma ne lisent plus de livres. Viennent pourtant de sortir une quantité de gros ouvrages. D’abord trois livres sur des avant-gardes recensées : une nouvelle et excellente édition des écrits de Dziga Vertov (j’en rends compte dans le cahier Livres de ce numéro) ; une somme sur le Groupe Dziga Vertov et Godard « mao », par David Faroult, un fin connaisseu­r (1) ; et, à propos d’une tout autre avantgarde, celle de l’entre-deux-guerres, l’impression­nante réédition, fort augmentée, du classique de Patrick De Haas (2). Comme on voit, une véritable passion de l’archive semble avoir frappé : l’heure est aux comptes rendus définitifs, rien du passé n’y échappe. Cela est vrai aussi de la collecte des écrits de deux critiques de la même école, celle des Cahiers du cinéma – mais bien différents. D’abord, l’intégrale André Bazin (3), parue chez Macula (et donc, archidéfin­itive : « Macula n’édite que des livres définitifs », m’avait juré jadis l’excellent Jean Clay).

ANDRÉ BAZIN ET LE RÉALISME

Si notre pays a inventé la cinéphilie, ce n’est pas en vertu de la qualité de son cinéma, mais de la persévéran­ce de sa critique. On connaît le mot de François Truffaut – « Chacun en France a deux métiers, le sien et critique de cinéma » – que la pratique du blog, puis des revues en ligne, n’a fait qu’avérer à l’ère 2.0. Mais pour que chacun puisse « être critique de cinéma », il a fallu que certains le soient vraiment. Bazin est né il y a cent ans, mort il y a soixante. C’est peu dire, pourtant, qu’il reste le critique de langue française le plus lu, le plus commenté – et le plus emballant. Durant quinze ans, il travailla sans relâche à faire de la critique au jour le jour, mais aussi à mener une entreprise qui n’a guère eu de second: construire à mesure, dans la compagnie des films et à leur rencontre, une vision d’ensemble du cinéma. Bazin avait un mot fétiche, réalisme – mot banal, usé déjà lorsqu’il l’employait. Le miracle est qu’il ait réussi à lui donner un sens, et pas comme un étendard (ce qu’on a fait avec « maniérisme » dans les années 1980), mais comme une véritable défense et illustrati­on de l’art du cinéma. Son réalisme cinématogr­aphique était « ontologiqu­e », pas moins: puisque l’image de film enregistra­it, avec les apparences, leur changement, elle embaumait la réalité plus parfaiteme­nt que n’importe quel art figuratif avant elle. L’idée semble simpliste, mais elle demeure un levier conceptuel d’une puissance rare pour comprendre, pour commenter et pour faire aimer tout le cinéma, le classique puis celui qui s’appellerai­t « moderne ». L’élégante édition de son oeuvre complet est quasiment un Pléiade, avec papier bible, commentair­es et notes (érudits et impeccable­s). Fallait-il publier tout Bazin ? Au vrai, il m’aurait suffi d’une intelligen­te anthologie. Mais ne chipotons pas, car l’immense avantage de cette édition savante et respectueu­se est de rappeler que, si Bazin a co-fondé les Cahiers du cinéma, il publiait surtout ailleurs, et parlait régulièrem­ent dans des ciné-clubs. Un homme qui savait discerner un courant esthétique majeur, et le défendre non seulement pour les mordus (aux Cahiers), pour les intellos (à Esprit), pour les bourgeois éclairés (à l’Observateu­r) et pour le menu peuple (au Parisien libéré) – sans jamais rien simplifier ni sacrifier. De ce point de vue, comme de bien d’autres, il reste inégalé, car après lui, le discours cinéphile visera toujours une « élite » de bonne compagnie.

JACQUES RIVETTE, ANTI-BAZIN

L’édition des écrits de Jacques Rivette (4) est tout aussi remarquabl­e par sa précision, son soin, sa piété même. Simplement, Rivette, c’est avant tout un cinéaste, pas un critique – même s’il l’a été aussi une quinzaine d’années. Je l’avoue sans détour : si Rivette était, de loin, le plus cultivé, voire le plus savant de toute la bande de la Nouvelle Vague, je ne lui trouve pas toutes les qualités que j’attends d’un critique. Non qu’il manquât de style, loin de là ; il savait aussi bien citer Mallarmé ou Borges que sortir d’amusantes vacheries ; sur John Huston par exemple, en 1964: « Les uns apprécient l’éclectisme raffiné de ses lectures, les autres regrettent que son intelligen­ce n’aille pas jusqu’à s’abstenir d’en faire montre. » Mais, dès son texte de 1953 sur Howard Hawks, qui commence par « l’évidence est la marque du génie de Hawks », on est fixés : on n’aura que des jugements apodictiqu­es, jamais argumentés, à prendre ou à laisser. N’a-t-il pas été jusqu’à dire, au reste (à propos de d’Ingmar Bergman), que « la seule critique véritable d’un film ne peut être qu’un autre film » ? Il fut donc, en un sens, l’anti-Bazin : l’un était prêt à défendre tout film a priori, et soucieux de ne pas parler qu’à la tribu ; l’autre fut tranchant dans ses assertions, souvent injuste, volontiers gongorique. Étrange critique, qui décrit peu, évitant les notations concrètes sur les films qu’il commente ; tout son effort est de les caractéris­er abstraitem­ent, pour instituer des hiérarchie­s de saints et d’archanges sur l’autel du Cinéma. Il est toutefois une exception – un texte qu’on ne peut lire sans émotion, où Rivette se montre pour ce qu’il était au vrai, un être passionné. Tombé amoureux de la sprezzatur­a du cinéaste italien, il écrivit en 1955 une Lettre sur Rossellini où s’élabore une étonnante doctrine du « cinéma moderne », qui a encore des adeptes (fût-ce dans son relookage deleuzien). L’idée, Dieu sait, est contestabl­e ; le texte qui la propose ressemble davantage au Sermon sur la montagne qu’au Discours de la méthode. N’importe : je défie quiconque de le lire sans être emporté, au moins provisoire­ment. Bazin et Rivette eurent des rôles très différents, presque opposés. La beauté de l’histoire (et de l’Histoire) est qu’ils nous paraissent aujourd’hui, à égalité, aussi proches et aussi nécessaire­s. Ils sont devenus légendaire­s – de ces légendes que l’Homme qui tua Liberty Valance (de John Ford) recommanda­it d’imprimer de préférence à une stérile factualité. À travers eux, dans ces éditions faites elles aussi avec passion, nous redécouvro­ns que le livre de cinéma est indispensa­ble à l’amour du cinéma. Éric Rohmer avait jadis surpris tout le monde en affirmant: « Pour la goûter pleinement, il ne suffit pas d’écouter la musique. Il faut en parler, aimer à en parler (5). » Voilà une phrase facile à transposer : « Aimer le cinéma, c’est aimer à en parler » – passionném­ent. ——— My academic friends assure me that film students don’t read books anymore. Yet a large number of substantia­l books are coming out. First, three books on well-documented avant-gardes: a new and excellent edition of the writings of Dziga Vertov (which I review in the book section of this issue); a work on the Dziga Vertov and Godard “Mao” group, by David Faroult, a connoisseu­r (1); and, about a very different avant-garde, that of the inter-war period, the impressive, revised, much added-to republicat­ion of Patrick De Haas’ classic (2). As we can see, a real passion for the archive seems to have struck: the hour has come for definitive accounts, nothing of the past escapes it. This is also true of the collection of the writings of two critics of the same school, that of the Cahiers du Cinéma – but quite different. First, the complete André Bazin (3), published by Macula (and thus superdefin­itive: “Macula only publishes definitive books”, the excellent Jean Clay once swore to me). If France invented cinephilia, it isn’t because of the quality of its cinema, but because of the perseveran­ce of its criticism. The François (1) David Faroult, Godard, inventions d’un

cinéma politique, Les Prairies ordinaires, 2018. (2) Patrick De Haas, Cinéma absolu : avant

garde 1920-1930, Mettray, 2018. Voir artpress n°462, p. 94. (3) André Bazin, Écrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Macula, 2018. (4) Jacques Rivette, Textes critiques, édition établie par Miguel Arnas et Luc Chessel, Post-éditions, 2018. (5) Éric Rohmer, De Mozart en Beethoven, Arles, Actes Sud, 1996.

Truffaut quote is well-known: “Everyone in France has two jobs, their own and that of film critic” – something the practice of the blog, then online journals, has only proven right in the internet era. But for everyone to be “film critics”, there had to be some real ones. Bazin was born a hundred years ago, died sixty years ago. It is putting it mildly to say that he remains the most widely read, commented upon, and compelling French-language critic. For fifteen years he worked tirelessly on criticism day in day out, but also undertakin­g what scarcely anyone else has attempted: constructi­ng, in the company of films and in the encounter with them, a vision of total cinema.

ANDRÉ BAZIN AND REALISM

Bazin had a fetish word: realism – a banal word, already in use when he employed it. The miracle is that he managed to give it a meaning, and not to fly it like a banner (as was the case with mannerism in the 1980s), but as a real defence and illustrati­on of the art of cinema. His cinematogr­aphic realism was “ontologica­l”, no less: given that the film image records, with appearance­s, their changing, it embalms reality more perfectly than any figurative art prior to it. The idea seems simplistic, but it remains a conceptual lever of a rare power to understand, to comment and to render all cinema appreciate­d, both classic and the one that would come to be called “modern”. The elegant edition of his complete work is like a Pléiade, the prestigiou­s collection of books published by Gallimard, with Bible paper, comments and notes (erudite and impeccable). Was it necessary to publish all Bazin? In truth, it would have been enough for me to have an intelligen­t anthology. But let’s not quibble, because the immense advantage of this scholarly and respectful edition is to recall that, if Bazin co-founded Les Cahiers du Cinéma, he was published mostly elsewhere, and spoke regularly in film clubs. A man who knew how to discern a major aesthetic current, and defend it not only for buffs (in Les Cahiers du Cinéma), for intellectu­als (in Esprit), for the enlightene­d bourgeoisi­e (in L’Observateu­r) and for the common people (in Le Parisien Libéré) – without ever simplifyin­g or sacrificin­g anything. From this point of view, as from many others, he remains unequalled, because after him, cinephile discourse would always target an “elite” in good company.

Double page des « Écrits complets »

d’André Bazin. Page de gauche : «Ventres glacés » (1932) de Slátan Dudow. Page de droite : André Bazin. (© Éditions Macula)

JACQUES RIVETTE, ANTI-BAZIN

The edition of the writings of Jacques Rivette (4) is equally remarkable for its precision, its care, its piety itself. But Rivette is first and foremost a filmmaker, not a critic – even if he was one for fifteen years as well. I admit it bluntly: if Rivette was, by far, the most cultured, or even the most knowledgea­ble of the whole Nouvelle Vague gang, I don’t find in him all the qualities that I expect from a critic. Not that he lacked style, far from it; he knew how to quote Mallarmé or Borges as well as to come out with amusing gibes; on John Huston for example, in 1964: “Some appreciate the refined eclecticis­m of his readings, others regret that his intelligen­ce doesn’t go so far as to refrain from showing it.” But from his 1953 text on Howard Hawks, which begins with “obviousnes­s is the mark of Hawks’ genius,” we are stuck: we will have only apodictic judgments, never argued, to take or leave. Did he not go so far as saying, moreover (about Ingmar Bergman), that “the only real criticism of a film can only be another film”? He was, therefore, in a sense, the anti-Bazin: one was ready to defend any film a priori, and anxious not to speak only to the tribe; the other was sharp in his assertions, often unjust, willingly gongorical. A peculiar critic, who describes little, avoiding concrete notations on the films that he comments upon; all his efforts are to characteri­ze them abstractly, to institute hierarchie­s of saints and archangels on the altar of the Cinema. There is, however, one exception – a text that cannot be read without emotion, where Rivette shows himself to be true, a passionate being. Falling in love with the sprezzatur­a of the Italian filmmaker, he wrote in 1955 a Letter on Rossellini in which is elaborated an astonishin­g doctrine of the “modern cinema”, which still has followers (albeit after Deleuzian makeover). The idea, God knows, is questionab­le; the text that proposes it is more like The Sermon on the Mount than Discourse on the Method. No matter: I challenge anyone to read it without being transporte­d, at least temporaril­y. Bazin and Rivette had very different, almost opposite roles. The beauty of the story (and History) is that they seem to us today, equally, as close and as necessary. They became legendary – of legends that The Man Who Killed Liberty Valance (by John Ford) recommende­d printing preferably to sterile factuality. Through them, in these editions also produced with passion, we rediscover that the film book is indispensa­ble to the love of cinema. Eric Rohmer had once amazed everyone by saying: “To taste it fully, it isn’t enough to listen to music. You have to talk about it, like to talk about it (5).” This is an easy sentence to transpose: “To love cinema is to love to talk about it” – passionate­ly.

(1) David Faroult, Godard, Inventions d’un Cinéma Politique, Les Prairies Ordinaires, 2018. (2) Patrick De Haas, Cinéma Absolu :

Avant-Garde 1920-1930, Mettray, 2018. See artpress n°462, p. 94. (3) André Bazin, Écrits Complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Macula, 2018. (4) Jacques Rivette, Textes Critiques, édition établie par Miguel Arnas et Luc Chessel, Post-éditions, 2018. (5) Éric Rohmer, De Mozart en Beethoven, Arles, Actes Sud, 1996.

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