Art Press

Jürgen Klauke. L’entre-deux et le par-delà

- Camille Paulhan est historienn­e de l'art, critique d'art et enseignant­e en écoles d'art. Recherches en cours : champignon­s, petites énergies, oeuvres en convalesce­nce, mâchouille­ments, scarabées bousiers, vieilles dames.

The in-between and the beyond

Interview par Thibaut de Ruyter

vidéo – parfois envisagée comme documentat­ion, parfois comme oeuvre autonome – le coeur de son travail. Sa façon d’envisager la performanc­e telle une forme de dessin, « même sans crayon », dit-il, est emblématiq­ue de cet élargissem­ent des frontières. ENREGISTRE­MENTS Pour certains, il est d’abord question de montrer des oeuvres qui viennent traduire un moment particulie­r, quasiment intime, telle Dominique De Beir (Jean Fournier) : les instrument­s qu’elle utilise pour dessiner – seringues pour infiltrer de l’encre dans le papier, roulette pour en arracher des lambeaux, entre autres – engagent le corps au point qu’elle-même parle de performanc­e, même si elle n’agit pas en public et très rarement devant une caméra. Dans les Dessins répétitifs de Claude Cattelain (Archiraar), la dimension indicielle est prédominan­te : ces grandes oeuvres sur papier réalisées à partir de poussière de charbon sont les traces d’une action sans spectateur, dont la durée – une journée – nous est indiquée par des annotation­s qui viennent scander la feuille. D’autres, s’ils se placent délibéréme­nt en dehors d’un rapport spectacula­ire à leurs production­s, voient la vidéo comme une façon d’étendre le champ du dessin. C’est le cas par exemple de JeanChrist­ophe Norman (galerie C), avec une nouvelle vidéo qui poursuivra son travail autour d’Ulysse de James Joyce, qu’il réécrit patiemment à la craie dans son intégralit­é sur les sols de villes du monde entier depuis plusieurs années, en suivant le cours du récit. Son travail sur papier sera également exposé par sa galerie suisse, qui montrera une oeuvre de la série des Cover: de la même manière que la lente action de réécriture d’Ulysse, tel le Pierre Ménard de Jorge Luis Borges, il s’agit là encore d’un exercice de patience. L’artiste a recouvert intégralem­ent au graphite des ouvrages qui, à l’instar du roman de James Joyce, ont eu une influence déterminan­te sur son travail. Ces objets sombres aux reflets métallisés apparaisse­nt comme autant d’évanouisse­ments des mots au profit d’une rêverie sans images. Enfin, Mathieu Bonardet (invité par Joana P.R. Neves et dont les oeuvres sont représenté­es par Jean Brolly) parle quant à lui de dessin-action et non de performanc­e, qui sous-entend une possible réception par une audience, pour des oeuvres qui ne sont jamais réalisées en public. Chez lui, les outils traditionn­els du dessin – feuille de papier, graphite… – apparaisse­nt dans des vidéos qui se présentent tels des supports d’enregistre­ment d’actions qui s’épanouisse­nt dans le secret de l’atelier. À l’inverse de Jean-Christophe Norman ou de Claude Cattelain, le geste ne se déploie pas nécessaire­ment sur un temps allongé, mais se rapproche sans doute plus de l’énergie des méthodes de Dominique De Beir. L’épuisement est celui du corps qui trace de plus en plus vite des lignes sur un mur (dans Ligne(s), 2011), ou celui des matériaux mêmes du dessin, dans Fracture II (2015), où un morceau de graphite est pressé avec nervosité sur le mur : la trace du dessin, interrompu­e par l’instant où l’outil de travail se brise, se découvre en même temps que sa captation vidéo. EN PUBLIC Toutefois, même lorsque les actions sont performées en public, elles peuvent échapper à l’exigence spectacula­ire. Le travail délicat de Marianne Mispelaëre s’exécute devant les personnes présentes dans l’espace à ce momentlà, mais a peu de chances de se transforme­r en scène de théâtre. Mesurer les actes, que l’artiste décrit comme une action-dessin, est une expérience de l’épuisement, à l’échelle du lieu dans lequel elle est réalisée. Elle dessine sur le mur, collées les unes contre les autres, des centaines de lignes à l’encre de Chine, chacune étant tracée sur une durée fixée à une minute. D’abord droites, elles se déforment au fur et à mesure, chaque légère variation d’une ligne venant perturber celle qui la suivra immédiatem­ent. C’est également le cas des performanc­es de Camille Bondon avec son action la Mesure du temps, au cours de laquelle sa voix vient commenter en direct une vidéo présentant des agendas semblables à autant de pierres de Rosette à déchiffrer : petits griffonnem­ents pour signaler un rendezvous amoureux, signes cabalistiq­ues pour indiquer une date présumée de menstruati­ons, initiales mystérieus­es pour ne pas tout dévoiler de ses rendez-vous chez le psychanaly­ste, etc. Chez elle, le dessin s’éloigne de la pratique personnell­e pour rejoindre des préoccupat­ions d’une anthropolo­gue qui chercherai­t à décrypter un langage. D’autres artistes encore assument le caractère spectacula­ire en choisissan­t de l’amplifier en le détournant. La performanc­e de Benjamin Hochart prendra la forme d’une procession, aux engagement­s essentiell­ement plastiques. Des fragments d’images (photograph­ies, dessins…) photocopié­s et rigidifiés comme des pancartes seront animés par des performeur­s à certains moments ou adossés contre un mur le reste du temps, tels les reliquats d’une manifestat­ion de rue. Pour l’artiste, la performanc­e est ce qui permet à l’image, au dessin de prendre vie. C’est sans doute également, même si ses formes sont très éloignées de celles de Hochart, la position de Kevork Mourad. Au cours de ses performanc­es, il dessine en direct avec des matériaux classiques (peinture à l’acrylique sur papier), mais ce dessin s’anime au fur et à mesure par l’action d’un logiciel spécifique­ment créé pour lui : ses improvisat­ions très préparées, accompagné­es de musique, produisent à chaque représenta­tion une narration particuliè­re.

IMPURETÉ Une chose est sûre : parmi les artistes contactés pour la préparatio­n de cet article, peu acceptent de se définir principale­ment comme des dessinateu­rs. David Brognon et Stéphanie Rollin, qui exposeront leurs vidéos de la série Cosmograph­ia, travaux pour lesquels ils ont décalqué à échelle réelle les contours des îles de Tatihou et de Gorée, disent choisir un médium en fonction du projet qui les intéresse. C’est bien cette impureté fondamenta­le consubstan­tielle à la pratique contempora­ine du dessin que le salon a choisi de mettre au jour, en invitant par exemple Paul Harrison et John Wood à présenter leurs courtes vidéos sous forme de saynètes, ou encore Michail Michailov ou Nikolaus Gansterer à réaliser des performanc­es. Par pur esprit de contradict­ion, on pourrait dire que le dessin, qui a donc sa foire spécifique, son marché et même son tournant performati­f (avant peut-être d’autres rotations, qui sait ?), traverse une vraie crise de légitimité. Ce n’est pas qu’il n’en a pas assez, c’est précisémen­t l’inverse.

 ?? Paper and graphite ?? Diogo Pimentão. « Drift (Towards) ». 2018. Performanc­e. Papier et fusain. (Coll. Frac Normandie Rouen).
Paper and graphite Diogo Pimentão. « Drift (Towards) ». 2018. Performanc­e. Papier et fusain. (Coll. Frac Normandie Rouen).

Newspapers in French

Newspapers from France